L’impact de la guerre en Ukraine s’étend bien au-delà des frontières européennes. Quels seront les effets sur le Moyen-Orient? Les régimes du Golfe, et d’autres pays en développement s’adapteront à un nouveau monde dans lequel la configuration du pouvoir est en train de changer. Ce n’est plus le monde que les États-Unis ont façonné après la guerre froide, analyse As’ad AbuKhalil (Angry Arab).
Il est prématuré de déterminer la forme exacte du monde au lendemain de l’intervention militaire russe en Ukraine. Au risque de répéter des clichés bien connus, il est clair que l’ordre mondial a été irrévocablement modifié. L’ère de l’après-guerre froide est terminée, pour toujours.
Après l’effondrement de l’URSS, les États-Unis avaient établi leur suprématie mondiale et avaient veillé à ce que l’OTAN forme un rempart de sécurité autour de la Russie pour la maintenir faible et vulnérable – et pour préserver l’hégémonie US sur tout le continent. Jamais l’Amérique n’avait été mise au défi de manière aussi directe et ciblée que par l’intervention de la Russie en Ukraine.
Les anciennes règles que les États-Unis ont imposées – par la force – ne seront plus. Si la Chine a fait preuve de prudence en exprimant son soutien à la Russie dans ses déclarations officielles, ses médias ont clairement réfuté les affirmations de la propagande US. Les répercussions de cet événement cataclysmique se feront sentir dans les années à venir, et elles affecteront les conflits régionaux et internationaux.
L’impact de la guerre russo-ukrainienne sera également ressenti au Moyen-Orient, une région qui a une longue histoire d’implication dans la rivalité soviétique et russo-américaine.
Malgré la pression des États-Unis, aucun État arabe ne participe à la guerre économique contre la Russie en imposant des sanctions. Ils rejoignent ainsi la plupart des pays d’Amérique latine et d’Afrique, ainsi que l’Iran, l’Inde, le Pakistan et la Chine. L’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe ont même résisté aux pressions des États-Unis qui leur demandaient de pomper davantage de pétrole afin de compenser l’interdiction US sur les importations de pétrole russe.
Plus important encore, Riyad est en pourparlers avec la Chine pour échanger une partie de son pétrole en yuan, ce qui porterait un coup au dollar US utilisé pour 80 % des ventes mondiales de pétrole. Jusqu’à présent, les Saoudiens utilisaient exclusivement le dollar.
Moscou tente de surmonter le féroce assaut économique de l’Occident en créant un système économique et financier distinct avec la Chine. Les nations arabes pourraient y jouer un rôle important, en tournant effectivement le dos aux États-Unis. (Signe de la froideur du Golfe à l’égard de Washington, le Wall Street Journal a par exemple rapporté que les dirigeants émiratis et saoudiens ont refusé de prendre les appels téléphoniques de Biden).
Le contexte du changement politique
La nature des relations internationales a été bouleversée en 2011 avec l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle se limitait à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne pour protéger les civils en Libye supposément menacés de massacre par le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. (Un rapport parlementaire britannique a par la suite conclu que de telles menaces n’existaient pas et qu’elles étaient fondées sur des renseignements inexacts et des “hypothèses erronées”).
La résolution ne permettait pas aux forces terrestres d’entrer en Libye. Le texte était clair. Il disait que le Conseil de Sécurité :
“Décide d’instaurer une interdiction de tous les vols dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne afin d’aider à protéger les civils. [Et qu’il] autorise les États Membres qui ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet et agissent à titre national ou dans le cadre d’organismes ou d’arrangements régionaux et en coopération avec le Secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen.”
Malgré ces limitations, les États-Unis et l’OTAN ont considéré que la résolution signifiait un blanc-seing pour renverser un gouvernement dont les États-Unis se plaignaient depuis longtemps. Peu importe que le régime dictatorial libyen ait coopéré avec les États-Unis dans les années qui ont précédé son renversement; la secrétaire d’État américaine de l’époque, Hillary Clinton, avait même rencontré le chef de la police secrète libyenne, qui se trouvait être le fils du dirigeant en question.
La Russie, dirigée à l’époque par le président Dmitri Medvedev, s’était abstenue sur la résolution, tout comme la Chine. Les deux pays avaient manifestement cru que la mission serait limitée à la zone d’exclusion aérienne. Vladimir Poutine, qui était Premier ministre à ce moment-là, aurait été furieux contre Medvedev pour cette abstention.
Lorsqu’il est apparu que l’OTAN violait la résolution en renversant Kadhafi, la Chine et la Russie, toutes deux détentrices d’un droit de veto, se sont montrées déterminées à changer le cap du Conseil de sécurité pour empêcher les États-Unis de l’utiliser à nouveau pour couvrir des interventions militaires et des changements de régime. C’est à ce moment-là que les États-Unis ont commencé à perdre leur suprématie mondiale jusque-là incontestée.
Moscou et Pékin ont tous deux renforcé leurs capacités militaires et se sont davantage affirmés sur la scène internationale. Craignant des changements dans la configuration mondiale du pouvoir, l’administration Biden a intégré un langage musclé à sa Stratégie de sécurité nationale, une stratégie déjà délivrée par les administrations précédentes. Il s’agissait d’exprimer clairement le rejet par les États-Unis de toute concurrence russe et chinoise. La stratégie de Biden se plaignait de l’assurance chinoise. (Comment un autre pays que les États-Unis pourrait-il faire preuve d’assurance?) C’est une chose pour les États-Unis d’exiger la suprématie mondiale, c’en est une autre de la garantir sans que cela coûte du sang et de l’argent.
En fait, la Russie a fait preuve de son assurance quatre ans après la résolution sur la Libye, lorsqu’elle est intervenue pour soutenir le régime syrien. Lors de l’Assemblée générale des Nations unies, Poutine a demandé aux États-Unis de rejoindre Moscou dans ce combat, une offre que les États-Unis ont rejetée.
Répercussions au Moyen-Orient
Au Moyen-Orient, les effets du nouveau conflit mondial se sont déjà répercutés sur les régimes clients des États-Unis, dont beaucoup entretiennent également de bonnes relations avec la Russie. Les Émirats arabes unis sont l’un de ces clients US. Washington leur fournit une technologie militaire de pointe (en dépit de leur bilan abyssal en matière de droits de l’homme). En retour, les EAU collaborent avec les États-Unis et ils ont récemment établi une alliance solide avec Israël. Les États-Unis ont récompensé les émirats en leur vendant des avions de chasse de pointe.
Et pourtant, les EAU se sont abstenus de voter la résolution du Conseil de sécurité du 3 mars condamnant les actions de la Russie en Ukraine – à laquelle la Russie a opposé son veto. Mais ils ont voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale qui disait la même chose. Aujourd’hui, les EAU, et en particulier Dubaï, sont considérés comme un refuge pour les milliardaires russes lourdement sanctionnés par l’Occident.
Les pays du Golfe comme les EAU sont pris entre leur loyauté totale envers les États-Unis et leur proximité croissante avec le gouvernement russe, d’autant plus qu’ils déplorent ce qu’ils considèrent comme un retrait US du Moyen-Orient. De nombreux despotes du Golfe sont toujours mécontents que les États-Unis aient laissé tomber Hosni Moubarak en Égypte et Zein Abidin Bin Ali en Tunisie lors des soulèvements arabes de 2011.
Parmi les pays du Golfe, seul le Qatar a pris une position forte pour soutenir l’Ukraine. Mais il n’a pas rejoint la guerre économique contre la Russie pour autant. L’émir du Qatar a récemment été accueilli dans le bureau ovale et son pays s’est vu attribuer le statut de “grand allié non-OTAN.” En outre, les États-Unis veulent que le Qatar comble les besoins en gaz de l’Europe à la suite des sanctions sur les ventes de gaz russe (on notera que la Maison-Blanche avait curieusement travaillé cette mesure avec le Qatar avant que le premier soldat russe ne se déplace vers l’Ukraine).
Consensus américain fracturé
Les États-Unis ne parviendront plus à obtenir un consensus dans le monde en fonction de leurs propres intérêts. Bien que la Chine ne soit ni préparée ni disposée à défier de front la politique étrangère US pour l’instant, sa coopération et ses traités avec les ennemis des États-Unis (l’Iran principalement) sont une indication que la Chine prévoit d’opérer dans un monde non soumis aux diktats américains.
Si les déclarations du gouvernement chinois durant la crise ukrainienne ont été prudentes, les réseaux sociaux en Chine et les diplomates chinois qui s’y expriment ont été carrément favorables à la position russe. La Chine a d’ailleurs renforcé ses liens économiques avec la Russie pour atténuer le choc des sanctions, autorisant notamment les Russes à utiliser son système UnionPay pour remplacer les cartes de crédit occidentales.
En raison de son exclusion du système bancaire international SWIFT, la Russie s’est appuyée sur son propre système de transfert de messages financiers (SPFS). Et il pourrait être lié au système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS) de la Chine. La Russie a commencé à effectuer des paiements à la Chine en renminbi, ce qui affaiblit le dollar en tant que première monnaie mondiale. Ainsi, les retours de flamme de la guerre économique de l’Occident favorisent l’apparition de systèmes économiques et financiers distincts qui fracturent la domination mondiale des États-Unis.
Les régimes du Golfe, et d’autres pays en développement s’adapteront à un nouveau monde dans lequel la configuration du pouvoir est en train de changer. Ce n’est plus le monde que les États-Unis ont façonné après la guerre froide.
La Russie n’a pas la puissance ni l’influence des États-Unis. Mais la Russie est un acteur régional influent ; son rôle en Syrie a montré sa capacité à soutenir un régime faible et à opérer en dehors des manœuvres US visant à renverser Bachar al-Assad. Déjà, les gouvernements du Golfe envisagent un monde dans lequel les États-Unis font preuve d’une moins grande assurance militaire qu’auparavant. À cette fin, les Émirats arabes unis ont établi une alliance solide avec Israël.
Impact sur le conflit israélo-arabe
Les régimes du Golfe ne sont pas favorisés par Washington comme l’est Israël. Israël a suivi les États-Unis en exprimant son soutien à l’Ukraine. Il ne peut pas se permettre de contrarier l’administration Biden après les dommages essuyés par son image durant l’ère Obama-Netanyahu.
Mais la crise russo-ukrainienne sapera la rhétorique des États-Unis et de l’Union européenne sur le conflit israélo-arabe. Il ne sera pas facile de vendre le soi-disant processus de paix après leur refus catégorique de soutenir la voie diplomatique entre la Russie et l’Ukraine. Pendant ce temps-là, les États-Unis prêchent un strict pacifisme pour les Arabes confrontés à des décennies d’occupation et d’agression israéliennes.
Après les deux premiers jours du conflit seulement, une trentaine de pays ont envoyé des missiles avancés et des armes à l’Ukraine, défendant le droit à la résistance. Les Palestiniens, en revanche, se voient refuser jusqu’au droit à la résistance pacifique. En effet, les États-Unis et l’Europe sont allés jusqu’à interdire le BDS (boycott, sanctions et désinvestissement en Israël) tout en brandissant des sanctions dans le monde entier. Comment les Palestiniens peuvent-ils prendre au sérieux l’insistance occidentale sur le fait que leur lutte contre l’occupation ne doit jamais recourir à des moyens violents ?
Le monde dans lequel nous vivons est en train de changer, et l’impact de l’intervention russe en Ukraine ne se limitera pas à ce pays, ni même à l’Europe. Les États-Unis se rendent compte que le monde leur échappe. Mais ils ne le toléreront pas.
Ils auront recours à la force pour tenter de maintenir leur emprise sur l’humanité. Il est fort probable que des conflits violents dominent désormais notre monde.
As`ad AbuKhalil est un professeur libano-américain de sciences politiques à la California State University, Stanislaus. Il est l’auteur de Historical Dictionary of Lebanon (1998), Bin Laden, Islam and America’s New War on Terrorism (2002) and The Battle for Saudi Arabia (2004). Il tweete sous le nom de @asadabukhalil.
Source originale: Consortium News
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action