Editorial: Mais qu’est-il arrivé à Bukele ?
Le vendredi 7 février, le président d’El Salvador, Nayib Bukele, a convoqué « extraordinairement l’Assemblée Législative » en s’appuyant sur l’article 167 de la Constitution qui donne pouvoir au chef de l’Etat de convoquer l’Assemblée « lorsque l’intérêt de la République l’exige ».
Bukele veut que le parlement discute et vote son « plan de sécurité » ; il avait averti que si les députés refusaient de siéger et tentaient de se dérober à leur « obligation » cela serait pris comme une « rupture de l’ordre constitutionnel » et entraînerait de graves conséquences… Et pourtant, le lendemain, 28 députés seulement, sur le total des 84 députés que compte l’Assemblée, étaient présents en séance.
Ce même jour, Bukele a déclaré que la séance serait reportée à dimanche et son appel a été soutenu par le ministre de la Défense, René Merino qui a juré d’obéir au président « même au prix de sa propre vie ».
Dimanche, on se serait cru au cinéma lorsque, entouré de policiers et de militaires en armes, Bukele a fait irruption dans l’enceinte du parlement. Il a fait une prière puis il a donné l’ordre d’ouvrir la séance et, installé dans le fauteuil du président de l’Assemblée, lequel était absent, il a déclaré que désormais on savait très clairement qui « contrôlait la situation ».
Pour finir, Bukele a affirmé que “si ces salauds (les députés) n’approuvent pas cette semaine le Plan de Contrôle Territorial, nous reviendrons dimanche prochain ».
Le parti nationaliste Arena, qui détient la majorité à l’Assemblée, a refusé cet ultimatum et a qualifié toute cette conduite d’« auto-coup d’Etat » manifeste. De son côté, le parti Front Farabundo Martí de Libération Nationale (FMLN), actuellement dans l’opposition, a intenté une action en justice contre Bukele pour délit de sédition. A la suite de quoi, le Palais de la Présidence a publié un communiqué appelant au calme face à l’obstacle que constitue le refus de voter les crédits pour le « plan de sécurité ».
Ce « plan de sécurité » prévoit un crédit de 109 millions de dollars. Il a été demandé en novembre 2019 par le Ministère des Finances pour la troisième phase du « Plan de Contrôle Territorial » lancé par Bukele vingt jours après avoir assumé la présidence, plan qui prévoit d’équiper les forces de sécurité en armes, gilets pare-balles, uniformes, casque tactiques, radios, patrouilles, hélicoptères, drones, caméras à vision nocturne, etc…
A ce propos, Norman Quijano, ex président de l’Assemblée Nationale, a déclaré que le manque d’empressement à voter ces crédits était dû au manque d’informations suffisantes et à la difficulté de les obtenir de l’Exécutif ainsi qu’au fait que la dette de ce pays d’Amérique Centrale représente déjà 70% de son PIB.
D’autres voix s’élèvent pour insister sur le manque de transparence en ce qui concerne la destination finale de tout cet argent, pour mettre en doute l’impact réel de ce plan sur les indices qui mesurent la violence et pour souligner également le refus des États-Unis de participer à ce financement, même s’ils en approuvent l’initiative par l’entremise du Commando Sud et du FBI.
La gouvernance de Bukele brandit comme un étendard la baisse du taux d’homicides qui a chuté de presque 30% à la fin de 2019. Malgré cela, sa politique est contestée par ceux qui refusent l’accroissement de l’appareil de sécurité et qui questionnent les critères retenus pour établir les chiffres concernant la criminalité.
Le « Plan Contrôle Territorial » comprend sept phases et dispose d’un budget total de 575,2 millions de dollars, soit 2% du PIB du pays. Sur ce total, 200 millions correspondent à un prêt de la Banque d’Amérique Centrale d’Intégration Economique (BCIE)
Au milieu de ce panorama plein de questions sans réponses, on attend de voir quelles seront les conséquences pénales suite à cette première militarisation du Parlement dans ce pays d’Amérique Centrale, fait sans précédent en dépit des années de guerre civile qu‘il a connues.
Bukele a gagné son autorité politique en se présentant comme un « outsider » du système politique. Avec cette initiative, il cherche à renforcer sa position politique en affichant sa détermination à propos d’une question prioritaire pour l’opinion publique au Salvador.
Bukele n’a pas perdu de temps, non plus, pour s’aligner sur Washington au niveau de la politique extérieure. Une politique « répressive » en matière de sécurité sera très bien reçue par l’administration Trump qui a des relations tendues avec l’Amérique Centrale à cause de l’immigration.
Pour les opposants, et particulièrement pour le FMLN, le travail qui les attend exigera de tenir un équilibre compliqué. Le défi consiste à s’opposer aux plans de Bukele sans encourir un coût politique conséquent alors que les élections parlementaires auront lieu dans un an.
Brèves
Venezuela / Guaidó à Washington
Le “président par intérim” autoproclamé “Juan Guaidó” était à Washington DC, où il a rencontré une série de responsables américains.
Après avoir été invité au discours annuel sur «l’état de l’Union», Guaidó a été reçu à la Maison Blanche par le président Donald Trump, avant de rencontrer d’autres personnalités telles que le secrétaire d’État Mike Pompeo.
Avec la tentative de coup d’État de plus en plus discréditée au Venezuela, le chef de l’opposition a opté pour une tournée internationale afin de renforcer ses pouvoirs et demander plus de “pression” contre le gouvernement de Nicolás Maduro.
Quelques jours après la visite à la Maison Blanche, le département américain du Trésor a imposé des sanctions contre la compagnie aérienne vénézuélienne Conviasa. Au même moment, des responsables américains ont menacé d’appliquer des sanctions contre des sociétés comme Rosneft qui continuent d’acheter du pétrole vénézuélien.
Equateur / Début du procès contre Rafael Correa
Le procès contre Rafael Correa et une série d’autres anciens dirigeants a débuté le lundi 10 février pour des allégations de corruption.
L’ancien président équatorien, qui ne comparaîtra pas devant les tribunaux, a qualifié cette procédure de persécution politique contre lui. Rafael Correa cherche à relancer sa force politique lors des élections législatives et présidentielles qui approchent. Une fois reconnu coupable, il ne pourrait plus se porter candidat à aucun poste.
Le gouvernement de Lenín Moreno est de plus en plus contesté alors qu’il essaye de mettre en œuvre un programme néolibéral. Le pouvoir judiciaire peut ainsi être un allié utile pour éliminer un rival politique.
Bolivie / Obstacles électoraux contre le MAS
Le Tribunal électoral suprême de Bolivie a déclaré que les candidatures de Luis Arce (à la présidence), Evo Morales (au Sénat) et Diego Pary (au Sénat) sont “sous observation” pour manquement présumé de la documentation nécessaire.
Luis Arce, ancien ministre de l’économie, était le candidat choisi par le MAS pour les élections présidentielles de mai. Evo Morales, actuellement en Argentine, cherche à se relancer dans la vie politique bolivienne après le coup d’État de novembre 2019.
Le gouvernement de facto de Jeanine Áñez cherche à consolider le coup d’État lors des prochaines élections. En ce sens, ils vont essayer d’entraver au maximum les candidatures du MAS, et le spectre de la fraude électorale est dans l’air.
Mexique / Débat sur la violence à l’égard des femmes
Ingrid Escamilla, 25 ans, a été tuée par son partenaire dans un appartement de la capitale mexicaine.
Erick Francisco, 46 ans, a avoué le crime odieux aux policiers qui l’ont arrêté.
Après l’avoir tuée, il lui a coupé la peau, a prélevé quelques organes et les a jetés dans les toilettes et dans les égouts.
Le féminicide d’Ingrid Escamilla a été doublement douloureux, car les autorités qui se sont rendues sur les lieux du crime ont divulgué les images de la jeune femme et certains médias les ont publiées sur leur couverture.
Le meurtre a ravivé la question de la violence contre les femmes au Mexique, où il est actuellement question de “modifier certains aspects du Code pénal”.
Brésil / Lula rend visite au Pape au Vatican
Le pape François a reçu dans sa résidence au Vatican l’ancien président du Brésil Lula da Silva, avec qui il a eu une réunion privée d’environ une heure.
C’est la première fois que le leader politique quitte le Brésil depuis qu’il a quitté la prison de Curitiba le 9 novembre, où il a passé 19 mois.
S’agissant d’une visite privée, le Saint-Siège, n’a inscrit le rendez-vous dans l’agenda public du Pontife qu’une fois la réunion terminée.
Il n’a pas non plus fait de déclaration pour informer sur le contenu des pourparlers, chose courante lorsqu’il s’agit d’une réunion formelle.
Argentine / Le FMI ralentit les plans du gouvernement argentin
Le Fonds monétaire international (FMI) a mis une limite aux ambitions de négociation du gouvernement argentin.
«La capacité du FMI à restructurer sa dette, à différer les remboursements ou les rachats est limitée par nos cadres stratégiques. Il ne s’agit pas seulement de l’Argentine », a déclaré le porte-parole de l’agence Gerry Rice.
La vice-présidente, Cristina Fernández, avait demandé au début du mois une réduction de capital car elle estimait que le sauvetage financier de 57 milliards de dollars que le FMI avait accordé à Macri en 2018 “violait les statuts de l’agence”.
“Je peux assurer à tous qu’il n’y a pas eu de violation des règles du FMI”, a répondu Rice. Cet échange entre Kirchner et Rice marque le début officiel des négociations.
Interview
Colombie / Jairo Estrada: «L’inapplication de l’accord de paix par le gouvernement a fait exploser le taux de violence»
Janvier 2020 a été le mois le plus meurtrier pour les dirigeants sociaux en Colombie au cours des 5 dernières années. Au cours de ces premiers jours de l’an, il y a eu au moins 19 meurtres, 32 menaces, trois attentats et un enlèvement dans 15 différents départements du pays. L’économiste et activiste social colombien, Jairo Estrada Álvarez, considère que ces chiffres répondent à “l’inapplication de l’accord de paix” par le gouvernement d’Iván Duque.
Janvier 2020 a été le mois le plus meurtrier pour les dirigeants sociaux colombiens des 5 dernières années. Comment expliquez-vous cette augmentation de la violence?
La situation s’explique principalement par deux choses: après la signature de l’accord de paix, l’État n’a pas rempli ses obligations dans les territoires en s’investissant socialement, avec des écoles, des hôpitaux, des canaux de communication, ce dont les communautés ont en général besoin. Et, d’autre part, parce qu’il n’y a pas eu de mise en œuvre de l’accord de paix par rapport aux garanties de sécurité qui étaient prévues. À cet égard, il convient de noter que très peu a été fait. Ces deux facteurs, d’une part, une présence de l’État conçue dans une logique de sécurité et de défense et non d’investissement social, et d’autre part, une inapplication de l’accord de paix, ont fait exploser le taux de violence.
De nombreux anciens combattants des FARC ont également été assassinés ces derniers temps. Quel est le statut des accords de paix en ce moment?
Le processus de mise en œuvre des accords passe par un moment critique qui s’explique principalement par le fait que le gouvernement ne s’y conforme pas. Il y a plutôt une prétention à modifier le contenu de ce qui a été convenu et même à le violer explicitement. Cela se manifeste par ce qu’on a appelé dans le scénario colombien “une politique de simulation”. On sous-entend qu’il y a un engagement, que les accords sont en train d’être appliqués, mais à proprement parler, les actions de l’État vont dans la direction opposée. Et en ce qui concerne le processus de réintégration des ex-guérilleros, la situation est tout aussi critique. À ce jour, l’État n’a pas respecté ses engagements de fournir des terres, par exemple, afin que ceux qui ont pris les armes puissent faire avancer leurs projets productifs. Il y a donc beaucoup d’incertitude quant à la possibilité de générer des conditions de vie stables à l’avenir, ce qui leur permettra de normaliser leur présence dans la société.
Comment cela est perçu par la société? C’est-à-dire que l’augmentation de la violence a été l’un des catalyseurs des manifestations et des grèves fin 2019. Les secteurs en lutte sont-ils en train de s’organiser actuellement? Y a-t-il un agenda à venir?
Il y a un intérêt clair des différents secteurs sociaux à s’organiser, faire avancer les luttes, les mobilisations. Ces secteurs correspondent à la fois aux organisations syndicales traditionnelles et aux mouvements et organisations de natures diverses, parmi lesquels se distinguent notamment les mouvements de jeunes, d’étudiants, de femmes ainsi que de peuples autochtones.
Il convient de noter que le 25 novembre 2019, il y a eu une grève nationale qui a couvert une grande partie du pays et qui a réussi à attirer le soutien des secteurs les plus divers de la société. Plus précisément dans les secteurs les plus jeunes, cette grève s’est poursuivie au cours des semaines suivantes et a rendu compte de l’indignation, du mécontentement, du rejet, de tout ce qui concerne les politiques d’éducation, de santé, de logement, de sécurité sociale, d’environnement, etc. . Toutes ces protestations avaient un contenu anti-systémique clair et des questionnements de fond de l’ordre social actuel et appelaient à des réformes pour atténuer les impacts des conditions de vie actuelles de la société. Une nouvelle grève est prévue pour le 25 mars, dans la continuité de ce qui s’est passé en 2019. Le moment actuel constitue une pause et une préparation à cela.
Veines Ouvertes : Camilo Torres, le “prêtre guérillero”
Camilo Torres est tombé au combat le 15 février 1966. Formé comme prêtre catholique, Torres a été l’un des pionniers de la théologie de la libération en Amérique latine.
Dans un contexte colombien marqué par l’injustice et la violence, principalement à la campagne, Camilo Torres a fait partie de différentes organisations politiques avant de rejoindre l’Armée de libération nationale (ELN), un mouvement de guérilla d’inspiration marxiste.
Il mourut au combat quelques années plus tard, devenant l’une des références de la lutte pour la justice sociale en Colombie et en Amérique latine.
“Le devoir de tout chrétien est d’être un révolutionnaire, et celui du révolutionnaire est de faire la révolution”, est une citation attribuée à Camilo Torres.
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Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne correspondent pas forcément à celle des membres de l’équipe de rédaction d’Investig’Action.
Traduit par Ines Mahjoubi et Manuel Colinas Balbona. Relecture par Ines Mahjoubi.
Source : Investig’Action