Trump va-t-il provoquer une rupture dans les relations entre les États-Unis et l’Europe ? L’UE va-t-elle prendre son destin en main ? Ou bien faut-il s’attendre à voir Bruxelles continuer à se plier aux exigences de Washington ? Comme l’explique Conor Gallagher, tous les indices penchent vers la deuxième option. Et ce n'est pas joli. (I’A)
Dans son discours d’adieu, le président sortant Joe Biden a lancé l’alerte contre une oligarchie américaine qui était « en train de prendre le contrôle du pays ». En réalité, Biden a passé près d’un demi-siècle dans la fonction publique à servir les oligarques et à renforcer leur contrôle du pays. Mais il n’a pas tort – hormis le temps utilisé pour conjuguer son verbe.
Beaucoup espèrent que Trump va réorienter la politique étrangère US pour mieux refléter les intérêts stratégiques du pays. Mais deux questions sont rarement abordées :
- Trump va-t-il s’attaquer à cette oligarchie américaine solidement enracinée ? Tout porte à croire que non.
- Si ce n’est pas le cas, les seuls intérêts qui comptent sont ceux de l’oligarchie. Et que veut-elle ? Tout.
Jusqu’à preuve du contraire, aux États-Unis, les transitions « démocratiques » du pouvoir n’apparaissent pas comme un potentiel changement de stratégie, mais plutôt comme un grand spectacle qui permet de faire bonne figure.
Qu’est-ce que cela implique pour l’Europe ? Il y a de fortes raisons de penser qu’il serait dans l’intérêt national des États-Unis de se retirer de l’Europe. Un retrait du continent sous la houlette de Trump serait aussi la meilleure chose qui pourrait arriver à l’Europe : cela obligerait l’Union européenne à repenser certaines de ses politiques économiques et sécuritaires.
Mais il y a e peu de chance que cela arrive. Nous allons plutôt assister à la montée en puissance de nationalistes putatifs comme la Première ministre italienne Girogia Meloni et le parti Alternative pour l’Allemagne (Afd). Ils sont capables de présenter l’asservissement de l’Europe et le néolibéralisme comme des trophées arrachés à la cabale de Davos et ses signaux de vertus irritants. Et ils le feront tout en continuant à aider les oligarques US à piller l’Europe. Dans le pire des cas, nous assisterons même à un renforcement de l’autoritarisme afin de poursuivre le transfert des richesses européennes vers les oligarques US.
Aujourd’hui en Europe, les idées abondent sur la manière de « courtiser » Trump. Autrement dit, sur la manière d’apaiser l’oligarchie US. Par exemple, acheter plus d’armes, de GNL et de pétrole. Ou hausser le ton contre la Chine. Meloni a déjà montré la voie en vendant des actifs italiens au capital étasunien.
Pourquoi Trump renoncerait-il à un dépôt de bilan réussi ?
Certains pensent que le Projet Ukraine et l’asservissement de l’Europe qui va avec sont le fruit d’une cabale libérale-woke-écolo-inclusive qui avait le pouvoir en Occident. C’est ignorer les intérêts économiques profondément ancrés des ploutocrates étasuniens qui cherchent à extraire des richesses dans n’importe quelle partie du monde sous leur contrôle. C’est ce que fait l’État permanent. Il est dirigé par une multitude de bruyants think tanks aux États-Unis, financés par les ploutocrates pour élaborer des projets de loi et orienter la politique étrangère. Ils agissent en fait comme une sorte de gouvernement fantôme. Mais il arrive parfois que les oligarques ne s’encombrent pas de ces intermédiaires, à l’instar d’Elon Musk.
Sauf erreur, Trump cherche à pacifier un tantinet les nombreux conflits de l’Empire. Mais une redistribution des richesses du haut vers le bas n’est pas à l’ordre du jour. Si bien qu’il y a aura – au mieux – un changement de tactique dans la façon d’extraire les richesses partout dans le monde. Apparait ainsi la signification réelle de l’expression « America First » : accroître les gains des ploutocrates US au détriment de leurs alliés et des leurs « ennemis ».
Sous le regard traditionnel de la politique, cet État permanent est souvent accusé de souffrir d’une crise de compétences en raison de toute une série d’échecs successifs. Mais si l’on considère les États-Unis comme un État mafieux dévoué au rendement à court terme des patrons et oligarques, eh bien, ils sont peut-être plus compétents qu’il n’y paraît. Par conséquent, la stratégie globale des États-Unis ne changera pas radicalement tant que les oligarques seront aux commandes.
Dans cette optique, malgré la défaite imminente de l’Ukraine sur le champ de bataille, on peut se demander si les mafieux étasuniens voudront renoncer aux avantages obtenus en découplant l’Europe de la Russie. De plus, pourquoi renoncer à un État terroriste au cœur de l’Europe qui pourrait acheminer des armes ailleurs et qui serait prêt à faire le sale boulot, comme essayer de saboter le pipeline TurkStream – ce qui, en cas de succès, serait une aubaine pour les entreprises énergétiques étasuniennes ? En cas de détente avec la Russie, les oligarques étasuniens auraient-ils intérêt à renoncer aux petits progrès obtenus dans le Caucase et la mer Caspienne ? Depuis cette région stratégique, ils tentent aussi de contrôler le flux de ressources vers l’Europe.
Rien n’indique que la vieille garde ou les nouveaux partis politiques faussement nationalistes qui déboulent sur la scène européenne soient prêts à affronter l’empire US. En effet, même l’AfD a adopté la semaine dernière une motion visant à rétablir des relations plus étroites entre l’Allemagne et les États-Unis. Jusque là, avec une honnêteté brutale, elle dénonçait le fait que Berlin soit « l’esclave » de Washington. Le parti a en outre reçu les faveurs d’Elon Musk et du vice-président Vance. L’AfD est-elle prête à accepter la servitude parce que son nouveau maître lui paraît plus sympathique ? Ou attend-elle que Trump affranchisse l’Allemagne ? Dans les deux cas, l’AfD sera déçue.
Imaginons que les États-Unis se retirent d’Ukraine tout en veillant à ce qu’un nouveau rideau de fer soit dressé entre l’Europe et la Russie. Cela pourrait faire les affaires des oligarques étasuniens. Mais pour l’Europe, les problèmes ne feraient que se multiplier. L’Institut international d’études stratégiques (IISS) souligne ici quelques-unes des mesures que l’Europe pourrait être amenée à prendre pour rester dans les bonnes grâces de Trump et des oligarques US :
L’Europe peut proposer des politiques créatives – en termes trumpiens, des « smart deals » – pour cimenter ces intérêts partagés et assurer sa sécurité ainsi que celle de l’Ukraine. L’une d’entre elles consiste à coordonner la saisie des 300 milliards de dollars d’actifs russes gelés dans les systèmes financiers du G7 et à utiliser une partie de cette somme pour acheter des armes américaines pour l’Ukraine. Cela renforcerait à la fois la sécurité de l’Europe et l’économie américaine…
Oui, il faut le garder à l’œil : le gouvernement Trump va-t-il poursuivre le racket des membres de l’OTAN pour qu’ils déboursent 5% de leur PIB – objectif fixé par le nouveau président – afin d’acheter des armes fabriquées pour l’essentiel aux États-Unis ?
C’est bien plus que ce que la plupart des nations européennes peuvent se permettre financièrement ou politiquement. Et cela nécessitera probablement des mesures plus autoritaires pour débourser cet argent. Les alliés européens de l’Internationale Trump vont-ils s’opposer à des dépenses militaires qui paralyseraient ce qui reste des programmes sociaux dans leur pays ? Ou bien vont-ils privatiser à tour de bras pour réduire les coûts et brader leurs actifs au profit du capital US ? Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, demande déjà aux citoyens européens de continuer à faire des « sacrifices » pour acheter davantage d’armes. La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, et d’autres encore, appuient cette demande. Et la Lituanie vient de devenir le premier pays de l’UE et de l’OTAN à s’engager à atteindre l’objectif des 5 % à partir de 2026.
Qu’importe si toutes les merveilleuses armes occidentales livrées jusqu’à maintenant en Ukraine ont échoué. Pour se protéger de la horde russe, les achats doivent se poursuivre.
Dans quels autres domaines les Européens peuvent-ils faire davantage de sacrifices ? Ils doivent adopter une ligne plus dure à l’égard de la Chine, comme le souligne encore une fois l’IISS :
Si la Russie est le problème de l’Amérique autant que celui de l’Europe, il s’ensuit que la Chine est le problème de l’Europe autant que celui de l’Amérique. Le sommet de l’OTAN de juillet 2024 a qualifié la Chine de « facilitateur décisif » de la guerre russe en Ukraine. L’Europe doit donc intégrer plus efficacement l’économie et la sécurité dans sa politique à l’égard de la Chine. Cela est nécessaire pour la sécurité de l’Europe elle-même, mais cela apaisera également les inquiétudes des États-Unis concernant les intérêts commerciaux de l’Europe à Pékin.
Le nouveau secrétaire d’État Marco Rubio croit fermement à ces demandes : « Nous devons savoir si @EmmanuelMacron parle au nom de l’Europe. Après sa réunion de 6 heures en Chine, il a déclaré aux journalistes que l’Europe devrait prendre ses distances avec les États-Unis et ne devrait pas s’aligner sur l’Amérique dans son soutien à Taïwan. »
We need to find out if @EmmanuelMacron speaks for Europe
— Marco Rubio (@marcorubio) April 9, 2023
After his 6 hour meeting in China he told reporters that Europe should create distance with the U.S. & should not get involved in supporting America over China when it comes to Taiwanhttps://t.co/xoFmUGkumH pic.twitter.com/Ps718bXSyn
Il y a également la question des profits des entreprises énergétiques US. Toujours d’après l’IISS :
L’Amérique, pour sa part, pourrait également remplacer les importations européennes de gaz naturel liquéfié (GNL) russe, actuellement à un niveau record, par des approvisionnements américains en GNL. Trump devrait lever l’interdiction de l’administration Biden sur les nouveaux terminaux d’exportation de GNL, ce qui créerait des synergies de sécurité et de prospérité. En allant plus loin, l’Europe pourrait également encourager les États-Unis à lui vendre plus de pétrole.
Trump a été clair à ce sujet : « J’ai dit à l’Union européenne qu’ils devaient combler leur immense déficit envers les États-Unis en achetant massivement notre pétrole et notre gaz. Autrement, il y aura des tarifs douaniers à fond !!! »

Président de la Commission européenne, Ursula von der Leyen n’a pas tardé à répondre à l’appel par toute une série de propositions, juste après l’élection de Trump. Elle est au moins assez consciente de qui elle sert vraiment. Tous ses « instruments » proposés s’avèreront particulièrement utiles dans une Union européenne alignée sur Trump. Par exemple, la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD) permet de rendre les relations économiques avec certains pays moins attrayantes tout en rendant les exportations US plus attractives – en particulier dans le secteur de l’énergie. Von der Leyen dispose également du règlement relatif aux subventions étrangères, de l’instrument international relatif aux marchés publics, de l’instrument de lutte contre la coercition et de la loi européenne sur les matières premières critiques. Autant d’outils qui peuvent être mis au service de l’Empire US contre n’importe quel ennemi désigné. Comme l’IISS et Rubio le soulignent ci-dessus, après la séparation réussie de l’Europe de la Russie, la prochaine cible est Pékin. Déjà, von der Leyen commence à utiliser de plus en plus ses instruments pour « se défaire » de la Chine – selon ses propres termes.
L’Europe civilisationnelle
Complice de génocide, réprimant la liberté d’expression et en guerre contre la Russie, le « centre » de l’Union européenne embrasse le bon type de « droite » depuis un certain temps déjà. Assimilant le communisme au nazisme, la leçon d’histoire que nous ont offerte Elon Musk et Alice Weidel, co-présidente de l’AfD, est révélatrice. Elle s’inscrit parfaitement dans les efforts de l’ « ordre international fondé sur des règles » pour réhabiliter les fascistes, tenir les Russes responsables de la Seconde Guerre mondiale et réécrire l’histoire en Ukraine ainsi que dans d’autres anciennes républiques soviétiques et même, de plus en plus, en Occident.
Si Weidel et Musk ont soutenu la fausse affirmation qu’Hitler était en réalité un communiste, c’est probablement aussi pour présenter les privatisations – et donc les ventes d’actifs européens aux amis milliardaires de Musk – comme des mesures anti-hitlériennes. Plus que tout autre, Weidel devrait savoir qu’Hitler n’était pas communiste. Autrement, l’AfD n’aurait jamais reçu son capital de départ d’un milliardaire descendant d’éminents nazis ; cet argent aurait été redistribué depuis longtemps par Adolf Hitler.
Tout cela cadre parfaitement avec une Union européenne néolibérale qui s’est chaleureusement accommodée de la droite en éliminant la véritable opposition de la classe ouvrière. Ce processus pourrait désormais s’accélérer pour satisfaire l’appétit des oligarques étasuniens et européens après que leur rêve de piller les ressources naturelles de la Russie et de l’Ukraine ait été contrarié.
Peut-être l’Europe va-t-elle maintenant abandonner sa prétendue souveraineté et, avec elle, son vernis vert écologiste et son petit numéro de valeurs supérieures. Peut-être va-t-elle adopter ce qu’elle promeut dans les États de l’ex-URSS et sacrifier ce qu’elle a porté sur l’autel de l’ancien bloc. Comme le souligne le chercheur Jonas Elvander, également rédacteur en chef de la rubrique Affaires étrangères du magazine socialiste suédois Flamman et doctorant en histoire à l’Institut universitaire européen de Florence, le spectacle se déroule déjà sous nos yeux :
Jusqu’à présent, l’extrême droite s’est montrée sceptique à l’égard de l’UE, mais rien ne garantit qu’elle le restera… Étant donné que de nombreux partis d’extrême droite sont issus du mouvement néolibéral, tandis que d’autres sont de plus en plus disposés à adopter des politiques néolibérales dans le cadre d’un accord de pouvoir avec le centre droit, rien n’empêche l’UE de devenir un véhicule pour les politiques d’extrême droite. À bien des égards, nous voyons déjà les prémices d’un tel développement aujourd’hui…
La voie avait déjà été pavée lorsque la Commission a adopté une approche intransigeante sur la migration et a consacré un portefeuille à la protection du « mode de vie européen ».
On reste donc dans la même veine, mais avec un nouvel emballage :

En reconditionnant le libéralisme de Davos en un nationalisme de façade, la bourgeoisie complique la mobilisation dans la lutte contre le néolibéralisme. C’est pour elle l’un des grands avantages de ce processus. Aux États-Unis, la bourgeoisie peut bien agiter des drapeaux ukrainiens au-dessus de panneaux « We believe »[1], on n’est pas prêt à se battre pour autant. En revanche, le nationalisme, la religion et la défense d’un héritage européen commun sont des outils plus efficaces pour la bataille civilisationnelle qui nous est annoncée.
C’est une situation effrayante pour l’Europe – ou plus précisément, pour les travailleurs européens.
Une récente tribune du Washington Post se demandait si l’Europe allait bientôt être dominée par les entreprises étasuniennes, tout comme « la United Fruit Co. avait jadis assujetti le Honduras ».
Cela suppose que l’Europe n’est pas déjà à la totale merci des milliardaires US – une hypothèse que Musk peut réfuter avec ses deniers petits jeux politiques en Europe. Aujourd’hui, Musk dit vouloir un traitement équitable pour l’AfD, la justice au Royaume-Uni et un coup de pouce pour ses amis italiens. Mais qui peut dire quels sont ses intérêts économiques derrière tout cela ? Ou ce que préparent ses complices dans les entrailles du Blob ? Peut-être que demain, Musk et Trump décideront de soutenir l’Europe contre la Russie, tout comme les États-Unis ont « soutenu » l’Ukraine. Ou peut-être qu’ils attendront encore un peu, jusqu’à ce qu’ils aient fini de saigner la vache à lait.
Source originale: Naked Capitalism
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
Note
[1] Initialement créé par un bibliothécaire après l’élection présidentielle de 2016 aux Etats-Unis, le panneau « We belive » est devenu un objet de ralliement des libéraux opposés à Donald Trump pour défendre notamment le droit des minorités. Plus d’info ici. [NDLR]
Pingback: