A propos des excuses des Pays-Bas, une réflexion venant de Jamaïque

« Durant des siècles, l’État néerlandais et ses représentants ont facilité, promu et perpétué l’esclavage et en ont profité. Pendant des siècles, l’État néerlandais a cautionné le fait de traiter des êtres humains, victimes d’exploitation et de sévices, comme des marchandises »
— Mark Rutte, Premier ministre néerlandais.

Pendant plus de quatre siècles, au-delà de 15 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été assujettis à la tragique traite transatlantique des esclaves, un chapitre de l’histoire de l’humanité des plus sombres. Les récentes excuses du Premier ministre néerlandais ont pris par surprise la plupart d’entre nous. Et ceux d’entre nous qui sommes au fait des démarches du Comité pour les Réparations de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) ont accueilli avec une appréciation prudente les excuses tant attendues de cette ancienne puissance coloniale concernant son implication dans l’esclavage.

Le rôle du gouvernement néerlandais dans la traite des esclaves était centré sur les Antilles néerlandaises. Beaucoup d’entre nous connaissent les îles ABC, Aruba, Bonaire et Curaçao, mais les possessions néerlandaises comprennent également d’autres îles comme Saint-Martin, Saint-Eustache, Saba et le Suriname.
Deux points sont pour moi ressortis des excuses formulées par le Premier ministre Rutte. En reconnaissant que la participation des Pays-Bas à l’esclavage était un « crime contre l’humanité », celui-ci a fait un grand pas, mais est-il vraiment allé au bout de sa pensée? Le fait que le Premier ministre ait terminé sa déclaration par une virgule plutôt que par un point est de bon augure. Ce symbolisme est encourageant, particulièrement en ce qui concerne les réparations. Il ne fait aucun doute que les Pays-Bas ont largement profité de la traite des esclaves aux 17e et au 18e siècles. La principale activité de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales consistait en effet à transporter des esclaves d’Afrique vers les Amériques. Les Néerlandais n’ont pas interdit l’esclavage dans les territoires qu’ils occupaient avant 1863, alors que cette pratique était illégale sur leur sol. On estime que les opérateurs néerlandais ont transporté vers les Amériques plus d’un demi-million d’Africains asservis, à destination du Brésil et des Antilles. Parallèlement, un nombre considérable d’Asiatiques ont été réduits en esclavage dans les Indes orientales néerlandaises, qui correspondent au territoire actuel de l’Indonésie.

Selon Karwan Fatah-Black, spécialiste de l’histoire coloniale néerlandaise et professeur adjoint à l’université de Leiden, les Néerlandais ont commencé à participer à la traite transatlantique des esclaves à la fin du 15e siècle et sont devenus un acteur important du commerce des esclaves au milieu du 16e siècle. La Compagnie néerlandaise des Indes occidentales a fini par devenir la plus importante entreprise de traite transatlantique d’esclaves. Comme on pouvait s’y attendre, le roi des Pays-Bas, Willem-Alexander, a salué les excuses du premier ministre à l’égard de l’esclavage. Dans son message de Noël, il a fait cette déclaration : « Mais en regardant notre histoire commune de manière honnête et en reconnaissant le crime contre l’humanité qu’a été l’esclavage, nous posons toutefois les bases d’un avenir commun. » Néanmoins, il n’a pas été fait mention par le roi néerlandais de quelque réparation pour les descendants de ceux qui ont été réduits en esclavage par sa famille. On peut donc s’interroger sur cet avenir commun évoqué dans son discours.

La réponse du Suriname

Ancienne colonie néerlandaise, le Suriname est un petit pays d’Amérique du Sud où les propriétaires de plantations ont réalisé d’énormes profits en exploitant des esclaves. Le principal parti d’opposition dans ce pays, le Parti national démocratique (NDP), a condamné le gouvernement néerlandais, estimant que celui-ci n’a pas consulté de manière adéquate les descendants des personnes réduites en esclavage. Les descendants d’esclaves affirment que les excuses ne suffisent pas et exigent qu’il y ait réparation. Il est à noter qu’au cours de son discours, le Premier ministre néerlandais a également annoncé la création d’un fonds de 200 millions d’euros pour contribuer à faire face à l’héritage de l’esclavage et à éduquer davantage la population sur cette question.

Le Comité pour les réparations de la Caricom

Le Comité pour les réparations de la Caricom et le vice-chancelier de L’université des Indes occidentales (en anglais, University of the West Indies), professeur Sir Hilary Beckles, ont réagi par communiqué aux excuses présentées par le Premier ministre Rutte concernant l’esclavage à partir de l’Afrique.
« Cela fait près de dix ans que les gouvernements membres de la Caricom ont créé un Comité pour les réparations afin de promouvoir la compréhension, tant au niveau national qu’international, de l’esclavage des peuples africains et du génocide des peuples autochtones, dans le but d’assurer une justice réparatrice et d’aider les peuples encore impactés des Antilles à se développer. Avec les excuses officielles du Premier ministre néerlandais, qui a reconnu que la traite transatlantique des corps africains enchaînés et l’esclavage étaient des crimes contre l’humanité, le mouvement en faveur d’une justice réparatrice est entré dans une nouvelle phase. Cette déclaration du Premier ministre, bien qu’étant historique, prête le flanc à la critique, du fait que les autorités des Antilles n’ont pas été invités à contribuer ni à apporter leur soutien au processus de manière organisée. L’unilatéralisme qui a caractérisé les excuses et la reconnaissance des torts doit maintenant laisser place à une approche fondée sur le multilatéralisme. La marginalisation des communautés touchées sera sans aucun doute vécue comme un processus imprégné d’une culture impériale que nous cherchons à remplacer par une quête plus profondément démocratique. L’État néerlandais a été le pionnier européen de l’entreprise mondiale de l’esclavage ». Outre ces propos, le Comité pour les réparations de la Caricom a fait valoir que pendant la majeure partie du 17e siècle, les Néerlandais ont monopolisé le commerce transatlantique des esclaves et ont fourni le financement et la technologie qui ont permis aux Anglais, aux Français, aux Espagnols et aux Portugais d’établir leurs propres empires sur le dos des esclaves. Il en a résulté qu’Amsterdam est devenue le centre financier de l’Europe et le premier fournisseur mondial de capitaux pour la colonisation.

Le plan d’action en dix points de la Caricom

Le Comité pour les réparations de la Caricom, en collaboration avec le Centre de recherche sur les réparations, a mis au point une série de dix points indiquant la voie à suivre pour négocier des réparations de la part du Danemark, de la France, de l’Espagne, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et d’autres États européens. Ces points sont les suivants :
1) Excuses officielles et complètes
2) Programme de développement des peuples autochtones
3) Financement du rapatriement en Afrique
4) Création d’institutions culturelles et retour du patrimoine culturel
5) Assistance pour remédier à la crise de la santé publique
6) Programmes d’éducation
7) Renforcement des échanges de connaissances historiques et culturelles
8) Réhabilitation psychosociale dans les cas de transmission d’un traumatisme
9) Droit au développement par l’utilisation de la technologie
10) Annulation de la dette et compensation monétaire

Laissons l’histoire juger

La question des réparations et le questionnement juridique et éthique qu’elle a suscité ont eu des répercussions dans le monde entier. En 2010, le président français Nicolas Sarkozy a proposé à Haïti un programme d’aide et d’annulation de sa dette, ouvrant ainsi les plaies de la colonisation. Le Comité pour les réparations de la Caricom a travaillé sans relâche durant la décennie passée, faisant pression sur les autorités en plaidant pour une justice réparatrice à l’égard des victimes marginalisées de la traite transatlantique des esclaves. Il semble que des fruits du travail de ce comité soient enfin à portée de main.
Cependant, beaucoup d’entre nous ont été déçus par les réponses vides ou tièdes de la part des chefs de gouvernement de la région des Caraïbes concernant les excuses néerlandaises. On peut cependant relever des propos antérieurs exprimant des regrets concernant l’esclavage de la part de l’ancien Premier ministre britannique David Cameron et du Prince William, lors de visites en Jamaïque, puis de la part du Prince Charles lors d’une visite à la Barbade.
Lors de son voyage en Jamaïque, M. Cameron a annoncé que la Grande-Bretagne entendait consacrer 38 millions de dollars de son budget d’aide étrangère à la construction d’une prison sur cette île, dans laquelle les criminels jamaïcains détenus en Grande-Bretagne pourraient être envoyés pour purger leur peine. De nombreux Jamaïcains ont trouvé la déclaration de M. Cameron offensante et sa proposition n’a pas été retenue par le gouvernement.

Pour ceux d’entre nous qui sommes des descendants d’esclaves, l’année 2023 s’ouvre sur une note d’espoir. L’histoire est le meilleur juge de toutes choses. Nous pouvons espérer que les excuses néerlandaises créeront un précédent pour les autres pays européens en réparant un tort historique et un crime contre l’humanité. Le fait est qu’aucune somme d’argent ne peut compenser la douleur et la souffrance que nos ancêtres ont endurées pendant les siècles d’esclavage, d’où l’utilité d’un narratif dans lequel les voix des descendants d’esclaves peuvent être entendues. Incontestablement, la réparation doit faire partie de la voie à suivre, dans un climat de respect mutuel.

Pour reprendre les mots de Sir Hilary Beckles, il n’est pas question de châtiment ni de colère, mais d’expiation; il s’agit de jeter des ponts de justice morale entre les protagonistes.

Wayne Campbell

Wayne Campbell est un éducateur et commentateur social qui s’intéresse aux politiques de développement et à la manière dont elles touchent la culture et/ou les questions de genre.

 

Source : https://www.jamaicaobserver.com

Traduction: Johan Wallengren

photo : flickr

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