Le côté obscur du Chili actuel

Qu'est-ce qui a changé au Chili depuis que le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende a été abattu ?

35 ans se sont écoulés, dont 17 ans de dictature militaire et 18 ans de "transition à la démocratie", conduite par une coalition appelée Concertation des Partis pour la Démocratie, constituée des partis Socialistes, Chrétien Démocrate et Pour la Démocratie ainsi que d'autres partis mineurs comme le parti Radical.

6 septembre 2008

La première observation est que la "transition" a duré déjà plus longtemps que la dictature.

Mais les conditions de vie du peuple ont dramatiquement empiré depuis l'époque d'Allende. Et il y a peu de possibilités de protester.

Aujourd'hui, il existe une démocratie perverse et formelle qui limite l'accès des pauvres à la politique et exclut toutes formes de participation de la minorité communiste et d'autres groupes de gauche. Un système binominal d'élections a été précisément créé pour que deux grands blocs, la droite et la Concertation, se relaient perpétuellement au pouvoir, comme cela se passe avec les démocrates et les républicains aux Etats-Unis.

La fin de la dictature n'a pas été uniquement le résultat de la lutte du peuple, qui a généreusement apporté son sang. Elle a été favorisée, d’une part par ceux qui, aujourd'hui, gouvernent le pays, mais également par un accord politique qui a prévalu et qui a été poussé par les mêmes acteurs internationaux à l’origine de la chute de Salvador Allende. C'est-à-dire les Etats-Unis, la CIA, l'Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development ou USAID), le Fond National pour la Démocratie (en anglais le sigle est NED). Et les grandes corporations transnationales dont les affaires relatives à l’exploitation des ressources naturelles vont nettement mieux depuis ces 18 dernières années, d’après tous les indicateurs. Les secteurs, parmi beaucoup d'autres qui produisent les plus grands bénéfices du capital local et international sont :

– le travail des mines de cuivre, à 70 % privé,

– l'industrie de la cellulose qui est extraite des bois du territoire indigène.

Nouvelle droite « progressiste »

La dictature reste présente, mais sous une autre apparence, dans le modèle à succès de "développement démocratique" dont pâtit le Chili, mais qui est exporté comme image enviable vers d'autres pays. L’atout de la dictature, qui date de 1980, a été légitimé par des réformes constitutionnelles successives "d'un patch", issues de la concertation entre le gouvernement et la droite parlementaire. Chaque fois qu'elles en ont l'opportunité, les organisations patronales de la droite manifestent leur satisfaction face au fonctionnement du commerce sous l’administration « concertacioniste », particulièrement sous la sixième présidence de Ricardo Lagos (2000-2006).

Pendant ces 18 années de "transition à la démocratie", la Concertation s'est convertie en une néo-droite, avec une teinte socialiste et sociale chrétienne. Comme cela s’est produit avec les partis "progressistes" d’Europe et d’ailleurs, où la démocratie sociale a imité la démocratie chrétienne comme nouvelle expression rénovée de la droite traditionnelle.

Le socialisme d'aujourd'hui n'est pas le même que celui de l’époque d'Allende. Le parti du président immolé, qui prétendait réaliser des réformes sociales, retourne en arrière en suivant le chemin suivi par ses collègues socialistes d'Espagne et de France, les travaillistes du Royaume-Uni, le parti "trabalhista" du Brésil et tant d’autres.

On peut librement traverser le Chili d'aujourd'hui mais par des routes privées. Santiago a un réseau d'autoroutes urbaines payantes. Les gens sont tristes parce qu'ils sont endettés, bien qu’il existe quelques emplois, mais précaires et flexibles. Les employeurs n'ont pas à se compliquer la vie avec la sécurité sociale. L'éducation, la santé et la protection sociale ont été privatisées et ont été converties en commerces ou en entreprises.

Une nouvelle classe politique d’apparence "démocratique et progressiste" s'est incrustée dans la superstructure du pouvoir de l'État pour administrer la spoliation du peuple chilien et de ses ressources naturelles avec une plus grande "efficacité" que les militaires. Et avec peu de réclamations de la part des travailleurs grâce au contrôle de la Concertation sur la Centrale Unique de Travailleurs (CUT). Cette classe politique a aussi mis en place un processus de corruption, aux dépens des fonds publics, sans précédent dans l'histoire politique républicaine du pays.

Les rebelles sont jeunes

Les dissidents, dont des centaines de milliers de gauchistes « allendistas » (pro Allende), ne trouvent pas leur place dans cette démocratie parce que le système électoral binominal bloque l’accès au parlement.

Les jeunes renoncent à s’inscrire dans les registres électoraux et donc refusent d’acquérir le droit de vote. En effet, s’ils étaient inscrits, ils auraient l'obligation de voter et risqueraient de sévères sanctions au cas où ils n’exerceraient pas leur droit de vote.

Le gouvernement essaie de légiférer une inscription automatique lors de la majorité à 18 ans accomplis, en maintenant le caractère obligatoire du vote, dans un effort désespéré pour récupérer la représentation électorale perdue.

Paradoxalement, ceux qui s'opposent à cette mesure totalitaire sont les propres héritiers politiques du pinochetisme, qui maintenant jouent au populisme électoral dans la lignée du PP, le Parti Populaire espagnol (la droite espagnole, héritière du franquisme).

Lorsque quelques syndicats, qui ne sont pas sous le contrôle de la Concertation, et certains secteurs de la société chilienne manifestent leur mécontentement du nouveau modèle politique et économique qui favorise les riches, ils sont brutalement réprimés par le gouvernement dit "socialiste", au nom du système sacré légal, hérité de la dictature, qui garantit la spoliation néolibérale.

Les plus affectés ont été les syndicats de travailleurs employés dans la sous-traitance, ou de « troisième » catégorie avec un emploi précaire et flexible, les étudiants et l'ethnie Mapuche (Indiens du sud du Chili), dont le territoire reste occupé militairement depuis des années, sans rien à envier à la situation palestinienne.

Comme Israël, le Chili ne fait aucun cas des recommandations des organisations de droits de l’homme des Nations Unies. La région Mapuche, avec des habitants d’une pauvreté extrême perpétuelle, est un territoire occupé par les Carabineros (police militarisée chilienne) et dans un état de siège permanent, tandis que ses terres sont exploitées par les industriels du bois des groupes économiques les plus riches du Chili.

Le gouvernement de la socialiste Michèle Bachelet a choisi le chemin de la répression, avec jusqu’à 1.500 arrestations d’étudiants en juillet 2008. La police militarisée des Carabineros exerce une brutalité sans borne, même lors d’arrestations régulières ordonnées par un tribunal. Le décès d’un chef policier dans un accident aérien au Panamá, alors qu'il partait faire du shopping avec sa famille et des parents, a été élevé au rang de tragédie nationale par le gouvernement et les médias, avec deuil officiel et un gaspillage de propagande qui a élevé le défunt au rang de saint.

Le rôle des médias.

Tout cela arrive alors qu'il existe une criminalisation croissante de la protestation civile, qui a commencé par la réduction de la responsabilité pénale des jeunes hommes à 14 ans. Les étudiants qui protestent dans la rues courent le risque d'être inculpés comme auteurs de crimes, et non seulement de désordre public, comme cela est le cas déjà dans d’autres pays, comme le Salvador qui a fait sienne la loi antiterroriste des Etats-Unis, le Patriot Act. Cependant, quand un étudiant de 15 ans est détenu et battu par les Carabineros dans les rues de n'importe quelle ville, il doit rester détenu jusqu'à ce que ses parents aillent le chercher au commissariat. Il y a donc un double standard entre les droits citadins et la responsabilité pénale qui agit toujours contre les jeunes.

Le débat parlementaire a lieu entre quatre murs, presque de la même façon qu’au temps de la dictature. Seule différence, maintenant la salle est plus grande et il y a plus de protagonistes de la classe politique, profitant d'un salaire que "tous les Chiliens" paient.

Il n'y a pas non plus de débat public démocratique dans la presse où toutes les opinions ne peuvent s’exprimer puisqu’il n’existe aucune liberté d’expression pour les critiques et les dissidents. Les grands médias, dont la propriété est très concentrée, appuient les mesures répressives et autres politiques du gouvernement qui sont voulues par des groupes économiques et des pouvoirs de facto. Les médias pratiquent un double jeu d'appui et de critique, bien qu’en apparence les plus populaires s'occupent de sujets banals.

Deux entrepreneurs contrôlent la presse écrite du pays, Agustín Edwards et Álvaro Saieh, à travers leurs journaux vedettes El Mercurio et La Tercera.

La télévision suit la même voie idéologique, cultive la banalité, stigmatise les protestations sociales et criminalise ses protagonistes à travers toutes les chaines. Le candidat à la présidence Sebastián Piñera, qui est la version locale de Silvio Berlusconi, a son propre canal de télévision, tandis qu’un autre canal répond au Vatican, un troisième appartient au multimillionnaire Richard Claro de l'Opus Dei, deux autres au magnat mexicain Ángel González. Et le canal de l'État est codirigé pour les intérêts communs d’une direction accordée par les quotas politiques entre la droite et la Concertation.

Des députés "choisis" à main levée

Il semble impossible de décrire le Chili d'aujourd'hui dans une chronique simple, 35 ans après la mort de Salvador Allende. Il y a des façons multiples de décrire cette situation.

Par exemple, ces jours-ci, les Chiliens se sont informés de l’accès au pouvoir d'un nouveau député qui n'a jamais été élu. Il s'agit du remplaçant socialiste du président de la Chambre, le défunt Jean Bustos. La loi a permis que le successeur soit désigné à main levée par le parti du défunt. La chance est tombée sur Marcelo Schilling, devenu célèbre comme organisateur du "la Oficina", une instance d'espionnage interne créée par Patricio Aylwin (2000-2004) et que Ricardo Lagos a convertie en Agence Nationale d'Intelligence (ANI) pour surveiller les dissidents.

Les entrepreneurs exportateurs de matières premières comme les raisins, les pommes et les poires se plaignent depuis des années de la dévaluation du dollar, et du fait que ce soit un phénomène mondial et non chilien.

Avec une partie de l'argent de la vente de 30 % du cuivre, que l'État continue de posséder (Allende l’avait nationalisé à 100 %), la Banque centrale a acheté 8 milliards de dollars pendant toute l’année 2008, faisant ainsi monter artificiellement le prix de la devise étrangère sur le marché interne dans l’intérêt des exportateurs. Cette mesure a engendré une inflation qui élève dramatiquement le prix de la vie et de l'énergie, qui est essentiellement importée comme le gaz argentin.

Par ailleurs, on a violé l'une des normes sacrées de l'économie néolibérale, manipulé "la main libre du marché". Mais cela n’est pas important pour les journaux comme El Mercurio qui défendent pourtant à corps et à cris le néolibéralisme. Le ministre de l’ économie, Andrés Velasco, en est arrivé à dire que les derniers chiffres du chômage sont bons parce qu'ils indiquent qu'il y a plus de gens cherchant du travail (sic).

… Et ils ont mis à la porte à mon voisin …

Le Chili a été le pays le plus frappé par l'expérience néolibérale mondiale qui a commencé dans les années 70. Précisément, pour cette expérimentation sur un peuple menotté, emprisonné ou assassiné, sans la capacité de réclamer, une dictature militaire s'est établie. Aujourd'hui, ses chiffres macroéconomiques sont bons et sont montrés en exemple. Mais les chiffres font du bien uniquement à ceux qui sont déjà riches et au capital étranger !Les grands entrepreneurs ont l'habitude de dire à la télévision que maintenant, oui, le pays va par un "chemin correct" vers croissance. Mais une croissance : vers où ? vers quoi ?…

Pendant que j’écrivais cette histoire, ce lundi matin, la police est venue. Un tribunal et la force policière ont jeté à la rue mon voisin, qui appartient pourtant à la classe moyenne, parce qu'il n'a pas payé son appartement …

Comme Bertolt Brecht aurait pu dire: quand viendront-ils me chercher à mon tour ?

Ernesto Carmona, est conseiller national du Collège des Journalistes du Chili; le Secrétaire exécutif de la Commission Investigatrice d'Attentats aux Journalistes (CIAP) de la Fédération Latino-américaine de Journalistes (FELAP) et membre du mouvement Axis for Peace.

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