4000 ou 985.000: Il est temps de revoir la controverse sur les estimations de mortalité due à Tchernobyl

Vu les projets de relance du nucléaire, il est toujours plus important pour les citoyen(ne)s de comprendre les conséquences sanitaires et environnementales des activités nucléaires (commerciales et militaires) en particulier celles causées par les accidents. Concernant Tchernobyl, il existe d’énormes divergences dans les estimations de mortalité émanant de sources différentes ce qui a contribué à la confusion et à la méfiance de la part du public. Ces divergences vont bien au-delà de la marge scientifique d’incertitude.[1]  Des éclaircissements s’imposent.

50 morts directement imputables à l’accident et 4000 morts potentiels de cancer dans le futur, c’est l’estimation faite en 2005[2] par le lobby nucléaire[3] dans le rapport de l’ONU le Forum Tchernobyl.[4]

985.000 morts c’est l’estimation faite par des chercheurs indépendants dans un livre publié par l’Académie des Sciences de New York (NYAS) en 2010 : Tchernobyl : conséquences de la catastrophe pour la santé et l’environnement.[5]

Personne ne croit les chiffres de 2005 du lobby nucléaire, mais peu de monde croit, non plus, que le pire accident industriel de l’histoire ait pu causer presque un million de morts dans le monde, comme l’ont estimé Yablokov, Nesterenko et Nesterenko dans la publication du NYAS – l’inoubliable Volume 1181.

Omissions majeures dans les estimations du lobby nucléaire

L’omission la plus flagrante expliquant les divergences dans les estimations de mortalité est géographique. Le Forum de Tchernobyl limite son examen à trois sous-populations (liquidateurs, personnes habitant les territoires les plus contaminés, et personnes évacuées) des trois pays les plus affectés (Biélorussie, Ukraine, Russie), soit 605.000 personnes au total. 

En contraste, le Volume 1181 du NYAS examine les conséquences sanitaires sur toutes les populations affectées par l’accident tenant compte du fait que la plupart des retombées radioactives (64%) se sont dispersées en dehors de l’ex-URSS. Les pays de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Asie Mineure, par exemple, ont été sérieusement contaminés et ont souffert des conséquences sanitaires qui ont été étudiées et rapportées dans les revues médicales.

La deuxième omission majeure du Forum de Tchernobyl concerne l’éventail des maladies considérées. L’OMS (entièrement subordonnée à l’AIEA[6]) considère uniquement le cancer (presque exclusivement le cancer de la thyroïde) et certaines malformations congénitales, étroitement définies. Pourtant, il est connu depuis plus de 50 ans que la contamination radioactive, à cause de ses effets sur le système immunitaire, touche tous les organes, augmentant ainsi toutes sortes de maladies connues en plus des maladies spécifiques à la radiocontamination.

Notons à cet égard que l’estimation du NYAS a été ridiculisée au motif qu’un million de morts ne seraient jamais passés inaperçus. Malheureusement, c’est faux – comme insiste le lobby nucléaire lui-même parce que n’importe quelle augmentation de cancer imputable à Tchernobyl sera indétectable sur le fond de tous les cancers imputables à des causes multiples. Ceci est le cas, évidemment, pour toute autre maladie multifactorielle.

La troisième omission majeure concerne l’estimation de l’exposition aux radionucléides. Le lobby nucléaire ne tient pas compte de l’exposition totale à travers le temps, passé, présent et futur, en particulier la dose massive initiale reçue au moment de l’accident. Il ignore le rôle des « particules chaudes » ainsi que l’interaction entre la pollution chimique et radioactive, notamment l’effet des milliers de tonnes de plomb utilisées pour éteindre le feu.

Il y a désaccord aussi sur la quantité de radioactivité émise à Tchernobyl. L’organisation IPPNW (Médecins pour la prévention de la guerre nucléaire[7]) note que « les estimations des organisations favorables au nucléaire comme l’UNSCEAR et l’AIEA sont beaucoup plus basses que celles de l’Union soviétique en 1986 qui constituent l’évaluation la plus compréhensive des doses de radioactivité ».[8]

Les normes de radioprotection sont inappropriées et dépassées

Le rôle du rayonnement chronique, interne, et de faible dose – nié jusqu’à récemment – a été systématiquement sous-estimé par le lobby dans son évaluation des effets sanitaires, ceci malgré le fait qu’il est responsable de 95% de la contamination des populations, car ces dernières ingèrent les radionucléides à travers les aliments.

Les normes de radioprotection se basent sur un modèle dépassé qui s’applique à un évènement radiologique, massif et externe, comme Hiroshima. Ces normes sont plus ou moins adéquates pour évaluer le rayonnement externe (mais seulement pour certains radionucléides) mais elles n’ont aucun sens dans le contexte de la contamination radioactive, chronique, interne et de faible dose, ce qui est la préoccupation majeure lors des accidents de réacteurs et lors du fonctionnement habituel des réacteurs.

Selon ce modèle inapproprié, on applique une « moyenne » sur une population entière, faisant fi des sources locales de contamination concentrée – une procédure aussi dénuée de sens que celle qui reviendrait à prendre la moyenne de la température des patients dans un hôpital. De la même manière, on applique une moyenne à la contamination interne à travers tout le corps, ignorant la déposition hétérogène de l’énergie au niveau cellulaire et sous-cellulaire et le fait que différents radionucléides se concentrent de manière spécifique dans différents organes.  

Un ordre de grandeur plausible ?

L’estimation de 985.000 se base sur des études épidémiologiques standards, utilisées partout pour élaborer les politiques de santé publique. En maintenant constants d’autres facteurs tels que le statut socioéconomique ou la démographie, on compare les problèmes de santé des populations qui diffèrent uniquement en termes de niveau de contamination radioactive, bas, moyen ou haut. Sans apporter la preuve de cause à effet, cela permet d’établir les corrélations, qui par la suite doivent être investiguées.[9]

L’estimation de 4000 morts faite par l’AIEA ne concerne qu’une petite population composée de 605.000 personnes et porte uniquement sur le cancer (comme discuté ci-dessus). La même étude a estimé qu’il y aura peut-être encore 5000 morts (de cancer) parmi les six millions de personnes habitant les autres régions contaminées des trois pays les plus affectés. 

Notez que l’estimation de mortalité de 200.000[10] de Greenpeace concerne aussi exclusivement le cancer et exclusivement les trois pays les plus affectés, ce qui implique que l’estimation pour le monde entier, prenant en compte toutes les maladies, serait beaucoup plus grande.

Étant donné que les niveaux d’exposition dans les régions les plus contaminées de l’Europe (et du Moyen-Orient et de l’Asie) sont souvent comparables aux régions moins contaminées des trois pays les plus affectés, ce n’est pas surprenant que les estimations des décès pour l’Europe entière (750 millions d’habitants) et pour le monde entier soient dans les centaines de milliers.

Coups bas pour discréditer la collection de preuves la plus complète sur les effets sanitaires de Tchernobyl[11]

Vu la menace que représente le Volume 1181 pour le lobby nucléaire, il était prévisible que la publication de cet ouvrage allait rencontrer de violentes critiques. Depuis sa sortie en 2009, le lobby a présenté une image déformée du livre, au point d’affirmer de manière absurde que le NYAS a renié sa propre publication.

Rien n’est plus faux. Le NYAS défend la publication du Volume 1181 sur les motifs de sa « responsabilité de fournir des fora ouvertes pour la discussion des questions scientifiques » et de son engagement « à publier des contenus jugés scientifiquement valables par la communauté scientifique en général ».[12]

Parmi d’autres coups bas, le lobby nucléaire a mis en cause la qualité scientifique du livre. Or, en termes de pourcentage de références aux études publiées dans les revues à comité de lecture, le Volume 1181 (40%) est d’une qualité scientifique bien supérieure à celle du livre du lobby nucléaire le Forum de Tchernobyl (18%).   

Le volume se base sur 5000 articles scientifiques et il présente des résumés de 500 études qui rapportent des effets sanitaires de partout dans le monde. Il conclut qu’il y a eu des augmentations significatives dans tous les cancers, des maladies respiratoires, cardiovasculaires, gastro-intestinales, urogénitales, endocriniennes, immunes, lymphoïdes et du système nerveux ; des maladies prénatales, périnatales, la mortalité infantile, des avortements spontanés, difformités et anomalies génétiques ; des désordres et retards du développement mental, des maladies neuropsychologiques et cécités.

Ces augmentations ne sont pas triviales et ne doivent pas être balayées. Plusieurs effets sanitaires sont en train d’augmenter plutôt que de diminuer, y compris les effets génétiques qui sont eux, bien sûr, irréversibles.

Il s’agit de preuves essentielles sur la mortalité et la morbidité que le lobby nucléaire a tenté de faire disparaître. Le lobby contrôle toute la recherche et les politiques en matière de rayonnement et santé, et il subordonne même l’OMS à ses intérêts. Pour des raisons évidentes de conflits d’intérêts, la responsabilité pour l’évaluation des effets sanitaires des activités nucléaires doit être confiée en toute urgence à des institutions indépendantes.

 

 

Volume 1181 du NYAS est disponible en anglais et français sur http://independentwho.org/en/buy-chernobyl-yablokov-nyas/  et http://independentwho.org/fr/livres/

 

Notes:

[1] C’est vrai aussi pour Fukushima (2011) mais pour Tchernobyl (1986) nous disposons de presque 35 ans de données.

[2] Chiffres du communiqué de presse disséminés à travers le monde. https://apps.who.int/mediacentre/news/releases/2005/pr38/fr/index.html.

Malgré l’existence d’estimations plus crédibles (Greenpeace 200,000, TORCH 30-000-60,000), les auteurs (OMS/AIEA) n’ont pas mis à jour leurs chiffres.

[3] Ceci comporte les puissances nucléaires (notamment USA, UK et France), leurs industries nucléaires, les autorités nucléaires nationales et internationales, et de manière regrettable, des agences onusiennes y compris l’AIEA et l’OMS.

[4] World Health Organization. Health Effects of the Chernobyl Accident and Special Health Care Programme. Geneva, 2006.

[5] Yablokov A, Nesterenko V and Nesterenko A. Chernobyl: consequences of the catastrophe for people and the environment. Annals of the NYAS, Vol 1181, Wiley, New York, February 2010.

[6] Agence international de l’Energie atomique. Une partie de son mandat est de promouvoir l’utilisation pacifique de l’atome. En tant que tel, il s’agit d’un lobby commercial.

[7] International Physicians for the Prevention of Nuclear War.

[8] IPPNW/PSR. Health effects of nuclear disasters in Chernobyl and Fukushima. 2016. https://ippnw.de/commonFiles/pdfs/Atomenergie/Tschernobyl/Report_TF_3005_en_17_screen.pdf

[9] Par autopsie pour mesurer la concentration des radionucléides dans les organes afin d’établir des corrélations avec des maladies.

[10] Greenpeace. The Chernobyl Catastrophe : Consequences on Human Health. Amsterdam, 2006.

[11] Katz A. Who is afraid of Volume 1181 of the New York Academy of Sciences? Under threat, the nuclear establishment plays dirty. International Journal of Health Services 2015, Vol 45(3) 530-544.

[12] https://www.nyas.org/press-releases/statement-on-annals-of-the-new-york-academy-of-sciences-volume-entitled-chernobyl-consequences-of-the-catastrophe-for-people-and-the-environment

 

 

 

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