Washington vient d’annoncer – vendredi dernier – de nouvelles sanctions à l’encontre de 13 individus et 12 « entités » iraniennes dont certaines sont basées en Chine, aux Emirats arabes unis et au Liban, en « riposte » au dernier test d’un missile par Téhéran.
par Richard Labévière
Le porte-parole de la présidence de la Maison Blanche, Sean Spicer, a précisé que l’annonce de ces sanctions par le département du Trésor avait été « clairement » calculée pour répondre à cet essai effectué dimanche dernier. Mais il a indiqué qu’elles étaient « dans les tuyaux » avant ce tir de missile. « Nous savions que nous avions ces options à notre disposition parce qu’elles étaient déjà en préparation », a-t-il ajouté.
De source autorisée à Washington, on précise qu’elles ne sont que la première étape de la réponse que les États-Unis entendent apporter face « à l’attitude provocante de l’Iran ». « La communauté internationale a été trop tolérante à l’égard du mauvais comportement de l’Iran », a commenté Michael Flynn, le conseiller à la sécurité nationale de Trump. Diantre !
L’unilatéralité de la réaction américaine était d’autant plus prévisible que le test balistique iranien n’est absolument pas contradictoire avec l’esprit et la lettre de la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU qui encadre l’accord nucléaire entre l’Iran et le 5+1 (membres permanents du Conseil plus l’Allemagne).
Certes, cet accord du 14 juillet 2015 stipule que l’Iran s’engage à ne pas mettre au point ou acquérir l’arme atomique, mais il ne signifie certainement pas que ce pays doive renoncer à toute espèce de matériels nécessaire à sa défense nationale, les derniers missiles testés n’étant pas conçus pour emporter des têtes nucléaires.
A cette occasion, il est d’autant plus cocasse de voir Tel-Aviv pousser des cris d’orfraie, lui qui dispose – en toute impunité et hors de tout cadrage internationale – de plus de quatre cents têtes nucléaires et de toute la panoplie de porteurs opérationnels (sous-marins de conception allemande, avions de chasse et missiles de conceptions américaines) pour utiliser ces armes de destruction massives. Israël n’est pas partie prenante du TNP (1) et fait régulièrement des bras d’honneur à l’AIEA chargée de lutter contre la prolifération.
Sans parler que depuis la création d’Israël en 1948, plus de 400 résolutions du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale et de la Commission de droits de l’homme des Nations unies ont été adoptées sur la question palestinienne, l’occupation et la colonisation israéliennes alors que pas un – pas un de ces textes à l’exception de la résolution 475 concernant le retrait partiel du Liban du sud – n’a été respecté par Tel-Aviv !!!
Et encore, la soldatesque israélienne occupe toujours le secteur libanais des fermes de Chebaa afin de détourner l’eau du bassin hydrographique du fleuve Litani. Par conséquent, le gouvernement israélien – qui n’en loupe pas une – aurait mieux fait de ne pas trop la ramener. C’était sans compter avec les nouvelles assurances données à la colonisation israélienne par la nouvelle administration américaine…
Toujours est-il qu’avec Trump et ses nouvelles sanctions illégales, après le Brexit, avec l’amplification de la révolution numérique et l’actuelle campagne pour les élections présidentielles françaises, le monde s’enfonce encore un peu plus dans l’ère de la post-vérité, d’un post-modernisme où tout se vaut et réciproquement. Les Etats-nations, les relations internationales et les faits qui les structuraient jusque-là se dérobent sous nos pieds dans une implosion continue que le regretté Jean Baudrillard annonçaient depuis le début des années 1980 comme le triomphe du simulacre, de l’échange symbolique et, en définitive comme une mort annoncée de nos vieilles démocraties.
Dans ce numéro 113 de prochetmoyen-orient.ch, Guillaume Berlat y revient et dresse quelques filiations de cette terrible généalogie morbide. La semaine dernière, en tirant quelques leçons de la conférence d’Astana sur la crise syrienne, nous avons voulu déconstruire quelques contre-vérités diffusées notamment par Le Monde et d’autres médiums en continu immédiat et propagandiste. Nous avons également choisi de reproduire in extenso la contribution du ministre iranien des Affaires étrangères consacrée à la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme. Nous devions le faire, aucun média parisien n’ayant – semble-t-il – seulement pris la peine de la lire, encore moins de la commenter.
Dans ce même esprit de lutte contre la post-vérité, nous y revenons aujourd’hui, non seulement pour en souligner l’apport le plus novateur, mais aussi afin d’en tirer – comme pour Astana – quelques leçons qui pourraient servir à la recherche effective d’une sortie de crise en Syrie et ailleurs. En définitive que nous dit Mohammad Javad Zarif ? D’abord s’entendre sur l’étude et l’analyse des faits – oui des faits ! – avant d’aborder la question des moyens à mettre en œuvre pour y remédier.
Autrement dit, le défi qui s’adresse aux acteurs d’un conflit comme à leurs parrains, autres géniteurs et profiteurs concerne – en premier lieu – la connaissance vraie de la nature des problèmes, de leurs racines les plus profondes afin de remonter aux causes, disait Spinoza. Et comme écrivait aussi notre cher René Descartes, il s’agit – par conséquent – de se déprendre des idées confuses, sinon des préjugés… avant d’envisager toute espèce de politique et d’action. Reprenant les thèses de Feuerbach, le vieux Marx disait, lui aussi à sa manière que comprendre, c’est déjà transformer !
Dans cet ordre d’idées, Mohammad Javad Zarif identifie deux conceptions opposées pour border les crises régionales et internationales : la première, à somme nulle, met en présence, sinon en confrontation, attentes et intérêts maximalistes dans un pugilat où tout le monde finit par être perdant. Héritée de 7000 ans de culture, la deuxième se propose – justement – de remonter aux causes les plus profondes de la naissance et de la propagation des extrémismes, de la naissance et de la propagation du terrorisme. Dans un monde globalisé – où tout, de l’environnement à la sécurité – a été mondialisé, il est parfaitement et pratiquement « impossible de gagner aux dépens des autres ». La guerre de tous contre tous du Léviathan de Hobbes, devenue notre quotidien orwellisé mène à une catastrophe annoncée et déjà là. En effet, nous y sommes : l’approche à somme nulle bloque et détruit tout, générant une mondialisation qui rétrécit tout avec ses murs, ses occupations et ses colonies…
Très simplement, le choix absolu se pose radicalement entre le scénario « perdant/perdant » et une solution « gagnant/gagnant », sans laisser la moindre place à un juste milieu en la matière. Par conséquent, les conflits en Irak, en Syrie, au Yémen et à Bahreïn ne peuvent avoir de solution militaire. Sans y insister davantage, le ministre iranien des Affaires étrangères redit avec force ce que la lettre volée d’Edgar Allan Poe que tout le monde cherche est sous nos yeux : tous ces conflits ont besoin d’une solution politique fondée sur « une approche à somme positive » où aucun acteur réel – naturellement en dehors de ceux qui initient et exécutent la violence terroriste – n’est exclu ni marginalisé en vue du résultat souhaité, à savoir le retour à la paix et la stabilité.
Hélas, cette évidence est plus facile à énoncer qu’à mettre en pratique, mais une autre évidence est aussi à prendre en compte pour éviter de sombrer dans le désespoir et la mort : là ou s’esquisse une volonté s’ouvre déjà un chemin et la promesse d’un but à atteindre. Dans l’Orient compliqué et global, la récente élection d’un nouveau président de la République libanaise – après deux longues années de politisation amère et d’accumulation de détritus – envoie un signe positif. De même qu’au sein de l’OPEP, où désormais chacun s’efforce de considérer ses seuls intérêts immédiats, pour parvenir à une « solution mutuellement bénéfique » ou plus précisément chacun cherche à éviter la perspective la plus désastreuse. La leçon est – ici – porteuse d’avenir : les parties concernées ont abandonné l’obsession de leurs attentes maximalistes – à somme zéro – en faveur d’un « compromis de travail ».
Et face au puit sans fond des désastres en train de détruire la Syrie et le Yémen, on peut légitimement s’inspirer du sursaut libanais afin d’espérer qu’un processus politique – c’est-à-dire susceptible d’agréger des concessions mutuelles, des compromis acceptables et une inclusivité la plus large possible – puisse arrêter le carnage dans les meilleurs délais. Plus concrètement encore, Mohammad Javad Zarif fait une proposition afin de promouvoir la coopération régionale en matière de sécurité : créé un Forum de dialogue régional.
En septembre 1980, les pays occidentaux – à commencer par les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France – ont poussé Saddam Hussein à déclencher une guerre contre l’Iran. Le conflit extrêmement meurtrier de huit années qui s’ensuivit a enseigné à tous les acteurs de la région du golfe persique une autre leçon durable : ne pas pouvoir s’engager dans un nouveau conflit militaire ! Téhéran avait alors espéré que ses voisins et leurs parrains occidentaux auraient pris la juste mesure du monstre qu’ils avaient lancé contre un « ennemi fabriqué », avant que ce Frankenstein se retourne contre eux, finissant par devenir leur propre cauchemar…
Cette guerre a également souligné la nécessité d’un impératif catégorique des plus kantiens : celui d’arrangements et de mécanisme de sécurité régionaux, bels et biens inscrits au paragraphe 8 de la résolution 598 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a mis fin à la guerre Irak-Iran. Et cette disposition perdure en continuant d’être pertinente pour promouvoir la coopération régionale en matière de sécurité. Mohammad Javad Zarif : « alors que des forces telles que Dae’ch et ses rejetons doivent être effectivement combattues et défaites, un rétablissement significatif de la paix et de la stabilité en Asie occidentale, et en particulier dans la région du Golfe persique, repose sur la promotion d’un ensemble de principes communs de compréhension mutuelle et de coopération régionale collective ».
L’histoire, notamment en Europe et en Asie du Sud-Est, nous dit que les pays des Proche et Moyen-Orient doivent surmonter l’état actuel de division et de tension afin de mettre en chantier la construction d’un mécanisme régional réaliste. Celui-ci peut se construire à partir d’un Forum de dialogue régional. Une telle structure devrait se fonder sur des principes globalement reconnus et des objectifs communs, notamment le respect de la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de tous les États, l’inviolabilité des frontières internationales, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres, le règlement pacifique des différends, le refus des menaces et de l’emploi de la force pour laisser place à la promotion de la paix, de la stabilité, du progrès et de la prospérité dans la région.
En définitive, et surtout après l’annonce de nouvelles sanctions américaines contre l’Iran – qui prolongent l’invariable posture des Etats-Unis de Reagan, Bush, Obama et maintenant Trump (sur le mode du « tout changer pour que rien ne change ») – un tel Forum pourrait aider à rétablir de la confiance afin de promouvoir la compréhension et l’interaction entre les gouvernements de la région.
En s’appuyant aussi sur les sociétés civiles, une telle instance pourra aider à l’écriture de nouvelles Lettres persanes porteuses des mesures de confiance et de sécurité, dont une lutte déterminée contre le terrorisme, puisqu’au final « il s’agit d’assurer la liberté de navigation et la libre circulation du pétrole et d’autres ressources, ainsi que la protection de l’environnement ».
Cette proposition de Forum de dialogue régional peut, par ailleurs, assurer le format nécessaire au développement d’accords plus formels de non-agression et de coopération en matière de sécurité. Si ce dialogue doit être tenu d’abord par les parties prenantes régionales concernées, il faut nécessairement mobiliser les cadres institutionnels existants pour le faire vivre, en particulier ceux des Nations Unies.
« Un rôle régional pour l’Organisation des Nations Unies, déjà envisagé dans la résolution 598 du Conseil de sécurité, aiderait à atténuer les inquiétudes, en particulier des petits pays », conclut le ministre iranien des Affaires étrangères, « la communauté internationale apporterait des garanties et des mécanismes pour sauvegarder ses intérêts légitimes ».
Usbek et Rica, les héros de Montesquieu ont écrit à leurs amis restés au pays durant neuf ans. D’après les contemporains du règne finissant de Louis XIV, leurs Lettres ont dépassé le registre de l’exotisme curieux pour favoriser une meilleure compréhension réciproque des deux sociétés. Spectateurs et victimes de bien d’autres décadences, les contemporains d’aujourd’hui auraient tout intérêt à reprendre la plume pour renouer avec l’intelligence minimale qui nous permettra – peut-être – de regagner la confiance minimale à la nécessaire maîtrise d’une mondialisation folle et meurtrière.
Richard Labévière
Note:
1. Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est un traité international conclu en 1968 et signé par un grand nombre de pays. Il vise à réduire le risque que l’arme nucléaire se répande à travers le monde, et son application est garantie par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Source: Edito du n°113 de Proche&Moyen-Orient.ch -Observatoire Géostratégique)
Pour soutenir Proche&Moyen-Orient, cliquez sur ce lien