Un opéra pour la Justice

Mercredi 20 février 2019: un camion-citerne rempli d'acide sulfurique destiné à l'extraction minière se renverse au milieu du marché de Kabwe, village congolais près de Kolwesi. La population assiste, impuissante, à l'agonie des victimes rongées par l'acide.

Au total, ce sont 21 personnes dont de nombreux enfants qui perdent la vie, mais aussi des blessés graves, des champs contaminés et des dégâts matériels entraînant une partie des habitants du village dans la misère pour les années à venir. Le cas est porté devant les tribunaux, mais les entreprises impliquées font pression: seul le chauffeur est inculpé et le procès, à 1000 km de là, est toujours en suspens cinq ans plus tard, laissant les victimes dans l’attente d’une indemnisation légale.

Le nouvel opéra Justice d’Hèctor Parra, d’après un scénario du plus connu des metteurs en scène suisse, Milo Rau, et mis en texte par l’écrivain Fiston Mwanza Mujila, demande que justice soit faite. Mais l’appel va bien au-delà de l’accident de Kabwe: Milo Rau a voulu donner une dimension universelle à l’événement, car “s’intéresser au cas concret permet de saisir l’universel”. En effet, toutes les histoires des mines sont des histoires tristes, que ce soient les mines de cobalt au Congo ou celles de charbon en France ou en Belgique, rappelle Fiston Mwanza Mujila. Celle de Kabwe était exploitée par Glencore, multinationale suisse assurant un tiers de la production mondiale de cobalt. L’année de l’accident, Glencore fermait temporairement Mutanda Mining, une autre de ses mines de Kolwezi, mettant 3 300 personnes au chômage, invoquant qu’elle n’était plus rentable. L’enjeu véritable: jouer sur la régulation des flux de cobalt. La multinationale se réservait ainsi la possibilité de contrôler l’offre, et donc le prix courant mondial du cobalt. Mettre la tragédie de Kabwe sous les projecteurs de la scène du Grand Théâtre de Genève en Suisse, et présenter la pièce en création mondiale doit servir « d’exemple pour les autres », pour en finir avec l’impunité des multinationales de négoce de matières premières.

L’histoire se déroule à Kabwe à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle école construite par la multinationale responsable de l’accident, réunissant le directeur et sa femme, leur avocate, des notables locaux. Tous sont là pour fêter l’ouverture de l’école mais surtout… la récente découverte de la plus grande ceinture de cobalt au monde sous la colline voisine. Tout au long de la pièce, le spectateur navigue entre leurs bonnes intentions (“Fini le chômage!”, “Nous allons construire des hôpitaux, des écoles, des maternités”) et leur ambition financière, justifiant la suspension du procès, sinon “Tout le projet serait tombé à l’eau”. Le spectateur navigue aussi entre ces personnages qui décident de l’avenir de Kabwe et leurs victimes impuissantes, qui rarement se croisent. Enfin, le spectateur navigue entre la scène et Kabwe. Au niveau du décor, une reconstitution du camion-citerne renversé sert de toile de fond aux comédiens, tandis que des images d’archives de l’accident sont retransmises sur grand écran. Au niveau des comédiens, un portrait de chacun d’entre eux est proposé au début du spectacle où sont mélangés des éléments de leur propre réalité et de celles des personnages qu’ils incarnent, tandis qu’ils défilent un à un simultanément sur la scène et à Kabwe, en projection vidéo. Ce va et vient entre la scène et le film ancre la fiction dans réalité, forgeant ainsi une légitimité à la pièce comme témoignage et comme outil de discours politique sur le monde.

Justice est le fruit d’une collaboration à travers les continents, mais fait la part belle au paysage culturel et aux acteurs congolais. L’écrivain Fiston Mwanza Mujila est originaire de Lubumbashi, le contre-ténor Serge Kadudji de Kolwesi, le guitariste Kojac Kossakamvwe de Kinshasa. Les textes de Fiston Mwanza Mujila sont enracinés dans les cultures et les cosmogonies locales du peuple Luba dont est issue une grande partie de la population de Kabwe: leur manière métaphorique de parler, leur rapport avec la mort, l’omniprésence des ancêtres dans leur vie.

Serge Kadudji, comme beaucoup de jeunes congolais, a lui-même travaillé dans la mine dès l’âge de 12 ans, comme en témoigne la trace de brûlure d’acide sur son bras. Mais c’est toute la troupe qui s’est rendue sur place pour rencontrer les victimes de l’accident, et découvrir la culture locale. Le compositeur, Hector Parra, s’est imprégné jour et nuit pendant un mois d’une centaine de pièces musicales traditionnelles des cultures luba et en a transcrit une dizaine sur partition. La mélodie des premières mesures de l’ouverture de Justice est par exemple tirée d’une chanson de lutte des travailleurs miniers du peuple kaonde. La mélodie qui introduit le personnage de la jeune fille morte sous le regard de sa mère vient d’une chanson luba, tandis que les textes sont écrits en swahili, la langue de Kabwe: “Mama, uko wapi” (Maman, où es-tu?). Sur place, Serge Kadudji a interprété des chants pour les victimes qui leur étaient dédiés. Pour les remercier, les habitants de Kabwe leur ont offert un chant traditionnel. Hector Parra a dédié la partition de Justice “à ces artistes que nous admirons, ceux qui sont ici et ceux qui sont partis”.

Mais Justice fait plus que dénoncer l’injustice de l’économie capitaliste mondiale: pour permettre au public de sortir de la position inconfortable de spectateur de la tragédie, une campagne de crowdfunding a été mise en place: Justice for Kabwe! Les fonds récoltés seront reversés aux victimes de l’accident et à leurs familles. Une fois de plus, Milo Rau montre que l’art, y compris l’opéra, peut être utilisé comme un moyen puissant de mobiliser le public et de soutenir des causes justes.


Source : investig’Action

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