Compte tenu des nécessités sociales et de la période historique que traverse la Tunisie, le remboursement de sa dette auprès des créanciers internationaux est-elle une priorité ? Renaud Vivien, du CADTM (membre du CNCD-11.11.11), et Fathi Chamki, de l’organisation tunisienne RAID-ATTAC-CADTM, pensent que non.
A lire certaines sources [1], il semble que le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Mustapha Nabli, a déjà payé la première tranche du service de la dette pour 2011, d’un montant de 450 millions d’euros. Cet ancien ministre du Plan et des finances sous Ben Ali, qui a quitté son poste d’économiste en chef du département du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord de la Banque mondiale pour rejoindre le gouvernement provisoire de Tunisie, vient de commettre un acte majeur qui trahit la révolution tunisienne.
Primo, comme sous la dictature de Ben Ali, il sacrifie les besoins urgents de la population en donnant la priorité aux créanciers alors que ce montant de 450 millions d’euros est insignifiant pour ces derniers mais pas pour la population tunisienne. Compte tenu des nécessités sociales et de la période historique que traverse la Tunisie, le remboursement de cette dette n’est absolument pas une priorité.
Secundo, comme sous le joug de Ben Ali, le gouvernement provisoire ne tient pas compte des aspirations populaires comme celles exprimées dans la campagne lancée fin janvier en Tunisie par l’organisation RAID-ATTAC-CADTM Tunisie, exigeant la suspension immédiate du paiement de la dette et la mise en place d’un audit de cette dette afin de déterminer la part illégitime : celle qui n’a pas profité à la population tunisienne et qui ne doit donc pas être remboursée. Cette initiative tunisienne est largement soutenue à l’étranger par des citoyens notamment sur Facebook mais aussi par des mouvements sociaux et des partis politiques principalement en Europe. Un appel en cours, à destination des parlementaires nationaux et européens, a même été lancé par le réseau CADTM et les eurodéputées Marie-Christine Vergiat et Gabi Zimmer [2], dans la foulée de la campagne tunisienne avec les mêmes revendications : un moratoire accompagné d’un audit de la dette.
Tertio, en remboursant la dette, le gouverneur de la BCT prive le pays de ressources financières qui lui sont indispensables et le condamne à continuer à s’endetter massivement auprès des bailleurs de fonds internationaux ; ceux-là mêmes qui ont soutenu Ben Ali : la Banque mondiale, le FMI, la Banque européenne d’investissement, la BAD, etc. Or, cette politique va directement à l’encontre de la révolution tunisienne puisqu’elle creuse davantage la dette et place le pays dans l’étau de ces créanciers. En effet, les prêts de ces institutions sont toujours accompagnés de conditionnalités qui profitent aux investisseurs étrangers plutôt qu’à la population. Depuis les plans d’ajustement structurels imposés au lendemain de la crise de la dette du tiers-monde en 1982 par le FMI et la Banque mondiale, le rôle néfaste de ces organisations sur le développement des peuples et leur complicité avec les gouvernements autoritaires n’est plus à démontrer. Citons à cet égard le Directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qui déclarait en 2008 que « le jugement du FMI à l’égard de la Tunisie est très positif ».
Compte tenu de l’échec de ces politiques néo-libérales, le gouverneur de la BCT aurait dû rompre les relations avec ces institutions et s’attaquer à la dette, qui sont des conditions indispensables à la souveraineté politique et économique d’un État. Pourquoi n’a-t-il pas fait ce choix ? Parce que selon lui, la Tunisie avait pris l’engagement de rembourser ses créanciers dans la loi de finances de 2011. Or cet engagement n’a aucun fondement légal vu que cette loi a été adoptée sous la dictature. Il est également faux d’affirmer que le remboursement des dettes est une question d’honneur et qu’il s’impose à tout gouvernement indépendamment de l’origine de cette dette. En effet, celle contractée par le régime de Ben Ali répond parfaitement à la qualification juridique de dette « odieuse ». Selon cette doctrine de droit international : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».
La Tunisie a donc le droit de refuser de payer cette dette odieuse. Au minimum, il faut immédiatement suspendre le remboursement de la deuxième tranche du service de la dette prévue pour septembre 2011 et geler les intérêts. Un tel acte est légitimé par le droit international et justifié économiquement. Comme le soulignent deux anciens économistes de la Banque interaméricaine de développement, qui ont étudié les défauts de paiement d’une quarantaine de pays, « les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » [3]. Les exemples récents de l’Argentine ou encore de l’Équateur, qui ont décrété unilatéralement un moratoire sur leur dette, le confirment pleinement.
Quant aux créanciers, ils doivent immédiatement rétrocéder les fonds perçus au titre du remboursement de la dette et faciliter la réalisation d’un audit. Nous appelons tous les parlementaires élus au niveau national et européen à signer l’appel pour un moratoire et un audit de la dette tunisienne afin d’augmenter la pression sur les créanciers de la Tunisie et le gouvernement provisoire de Tunisie. La riposte des marchés financiers ne doit pas être un argument pour son remboursement. Rappelons que la logique des agences de notation va à l’encontre du peuple tunisien puisqu’elles ont immédiatement sanctionné la révolution en dégradant la note de la Tunisie. Nabli, lui-même, avait souligné que cette décision des agences de notation était « illégitime » [4] . La Tunisie n’a pas intérêt à rester dépendante des emprunts extérieurs. Rien qu’entre 1990 et 2009, elle a remboursé 3 milliards d’euros de plus que ce qu’elle a reçu en nouveaux prêts sur cette même période.
Source: CNCD