Le texte suivant part d’une réaction possible aux deux situations très différentes que sont l’opération militaire spéciale de la Russie et l’invasion de Gaza par l’armée israélienne. Cette réaction cède à la facilité de la dénonciation de « deux invasions non provoquées ». Nous entendons critiquer la réaction simpliste qui consiste à dénoncer ces deux situations en faisant comme si elles étaient comparables, alors qu’elles ne le sont pas. On a plutôt affaire dans les deux cas à une posture cohérente de l’impérialisme américain. C’est en ayant en vue des objectifs impérialistes que les Américains appuient autant Israël que l’Ukraine. En ce sens, ceux qui dénoncent les États-Unis dans leur politique à l’égard d’Israël devraient pour être cohérents critiquer aussi les États-Unis dans leur politique en faveur de l’Ukraine.
Deux situations incomparables
La comparaison pourrait être facile à établir. La Russie a envahi l’Ukraine et elle occupe une partie de son territoire. Israël occupe les territoires palestiniens. Il semble cohérent de s’en prendre à la Russie et à Israël et il semble même incohérent d’avoir des positions différentes dans les deux cas. La Russie et Israël, croit-on, doivent tous les deux se retirer des territoires occupés. Cette façon de voir les choses est cependant infondée.
Il est tout à fait contestable de mettre la Russie et Israël dans le même sac. Selon ce point de vue, il s’agirait de deux agresseurs. Or, la Russie est stratégiquement sur la défensive devant l’OTAN, même si tactiquement elle a pris l’offensive en Ukraine. Elle récupère des territoires russophones martyrisés et ne fait pas d’épuration ethnique. On ne peut pas en dire autant d’Israël. C’est en fait tout le contraire. Le gouvernement Netanyahou martyrise la population de la Cisjordanie et de Gaza, et parle ouvertement d’une épuration ethnique.
La position facile que d’aucuns peuvent être tentés d’adopter et qui consiste à dénoncer toutes les « invasions non provoquées » est problématique parce que c’est une position qui fait fi de la réalité géopolitique. S’il y a une comparaison entre les deux situations, elle n’est pas là où on pense. Pour la saisir correctement, il faut dézoomer quelque peu, faire marche arrière pour appréhender plus largement le contexte. Il faut tenir compte d’un troisième acteur : les États-Unis; et d’une donnée géopolitique fondamentale : leurs intérêts.
La seule comparaison possible : les intérêts américains
Il peut paraître incohérent d’accepter qu’Israël puisse être autorisé à violer en toute impunité « l’ordre mondial fondé sur des règles », tandis que la Russie devrait subir les foudres de l’Occident justement parce qu’elle violerait ces mêmes règles. C’est sur cette base que certains estiment obligatoire de critiquer également la Russie et Israël.
La position adoptée par les États-Unis est-elle cohérente ? Ceux-ci dénoncent la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais ne dénoncent pas la violation de l’intégrité territoriale de la Palestine et ne reconnaissent pas de facto le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Cela oblige à s’interroger sur l’idée d’un monde gouverné par « des règles », qui, de fait, ne sont connues de personne. Tel que l’entrevoit l’État américain, ce monde n’est pas celui du droit international. Les « règles » sont celles qui sont fixées par les États-Unis selon leurs besoins du moment. Se rendre compte de cela permet de mettre en doute les motivations officielles fournies par la Maison Blanche justifiant un appui militaire et financier à l’Ukraine. Ce n’est peut-être pas la violation de l’ordre mondial « fondé sur les règles » qui pose un problème à Washington, mais bien le fait que cet ordre mondial soit perturbé par Moscou. D’ailleurs, l’incohérence américaine n’est qu’apparente, car elle disparaît complètement dans la mesure où « l’ordre mondial fondé sur des règles » est en fait celui qui est dicté par les intérêts des États-Unis.
Comme le pensent les tenants de la Realpolitik et comme l’a dit Henry Kissinger, « L’Amérique n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, seulement des intérêts ». Les États-Unis font des guerres par procuration en recourant à des proxys d’occasion contre les pays qu’ils ciblent. Dès l’épuisement de leur utilité, ces proxys sont largués. Nullement originale, c’est une politique classique des Empires; leurs mentors britanniques y ont excellé.
Les Américains se sont servis des Moudjahidines contre l’URSS en Afghanistan, des Contras contre les Sandinistes au Nicaragua, des Kurdes pour contrer ISIS en Irak et d’Al Qaeda et de Daech pour déstabiliser la Syrie, puis des Kurdes pour contrer Daech en Syrie. Dans le contexte présent, ils se servent de l’Ukraine pour affaiblir la Russie et de Taiwan pour confronter la Chine. Depuis plus d’un demi-siècle, ils se servent d’Israël afin d’asseoir leur domination au Moyen-Orient.
Pour faire perdurer leur hégémonie mondiale, concrétisée par un monde unipolaire, pour conserver leur primauté économique contre des pays qu’ils n’arrivent pas à concurrencer, les États-Unis cherchent à neutraliser (ou pire) tous ceux dont l’évolution remet en question le statu quo de subordination à l’« unique superpuissance ». La Chine, la Russie et plus généralement les membres du BRICS sont visés. Pour réaliser leurs objectifs, les États-Unis, avec les autres pays occidentaux à leur remorque, mènent des guerres économiques sous forme de « sanctions » (appliquées à une quarantaine de pays représentant le tiers de la population mondiale), des campagnes de déstabilisation et des guerres militaires, directes ou hybrides.
Des comparaisons révélatrices
C’est sur cette toile de fond qu’il faut s’appuyer pour comprendre la logique qui anime les autorités américaines. Ils appuient l’Ukraine pour affaiblir la Russie et appuient Israël pour assurer la domination des États-Unis au Moyen-Orient.
Les Américains ont cherché à intégrer l’Ukraine dans l’OTAN, ce qui attisait l’inquiétude de la Russie. Ils ont aussi cherché à « normaliser » les relations d’Israël avec certains pays arabes : Émirats arabes unis, Bahreïn, Maroc, Soudan, le tout avec des finalités anti-iraniennes. Ils étaient rendus au point de vouloir « normaliser » les relations d’Israël avec l’Arabie saoudite, ce qui ne pouvait qu’indigner le peuple palestinien privé de ses droits.
Ils ont financé le coup d’État de Maïdan en 2014 pour la rondelette somme de 5 milliards de dollars. Ils financent lsraël au coût de 3-4 milliards de dollars US par an depuis plusieurs années. Biden vient de demander au Congrès 14,6 milliards (dont 10,6 en armement) au profit d’Israël.
Les Américains ont fourni des armes létales à l’Ukraine. Ils ont aussi vendu de l’équipement militaire sophistiqué au gouvernement Netanyahou.
Ils ont installé des boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie. Ils ont aussi aidé Israël à installer un bouclier anti-missile, le « dôme de fer ».
Ils ont pactisé avec l’extrême droite ukrainienne malgré la présence de néo-nazis au gouvernement et dans l’armée. Ils ont aussi pactisé avec le régime de Netanyahu, dominé par l’extrême droite.
Ils ne sont pas intervenus pour empêcher l’Ukraine d’adopter des lois russophobes, niant les droits linguistiques de la minorité russophone. Ils ont aussi laissé le gouvernement Netanyahou adopter en 2018 des mesures officialisant la discrimination, constitutive de l’apartheid, à l’égard de la minorité palestinienne se trouvant sur son territoire (20% de la population), en donnant à Israël le statut d’État juif, plutôt qu’un État de tous ses citoyens.
Ukraine, la guerre des images
25,00 €Comme l’Ukraine, la France et l’Allemagne, ils se sont servis des Accords de Minsk pour gagner du temps afin de préparer l’Ukraine à la guerre. Ils ont couvert Israël qui a transformé les accords d’Oslo en écran pour étendre la colonisation de peuplement en Cisjordanie et à Jérusalem.
Biden a retiré sa promesse de ne pas installer des missiles nucléaires en Ukraine. Israël est une puissance nucléaire, la seule au Moyen-Orient, avec la bénédiction des États-Unis, alors même que ces derniers remuent ciel et terre, « sanctions » et menaces, pour empêcher l’Iran de le devenir. Il y aurait « prolifération » si l’Iran acquiert l’arme, mais pas lorsqu’Israël la possède. Au Moyen-Orient, le deux-poids-deux-mesures règne insolemment, toujours en faveur d’Israël. Exemple éloquent du « monde basé sur les règles ».
On a attisé la volonté du régime Zelensky d’en découdre avec la Russie. On seconde la volonté d’Israël d’en découdre avec les Palestiniens.
Les Américains ont en ce sens non seulement tout fait pour provoquer la Russie. Ils ont aussi rendu la guerre inévitable. En Palestine, ils ont aussi laissé pourrir la situation au point de rendre inévitable la prise d’armes des Palestiniens.
L’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine contre l’extension de l’OTAN et la persécution des russophones a été présentée comme une agression non provoquée, ce qui plaçait d’emblée l’Ukraine dans la position de la victime requérant un appui financier et militaire américain. En Palestine, on a tenté de faire comme si l’attaque gazaouie du 7 octobre était une agression non provoquée, surgie de nulle part, sans aucun rapport avec une histoire de colonisation, d’occupation, de déni de droits et de blocage de toute solution politique.
Deux pays qui servent les intérêts américains
Toujours dans la perspective américaine, la guerre d’Ukraine a commencé le 24 février 2022 par une agression non provoquée de la Russie sur le territoire ukrainien. Celle opposant Israël au Hamas a commencé le 7 octobre 2023 par une agression non provoquée des seconds sur le territoire des premiers.
Dès le début de ces conflits, on a fait intervenir des histoires d’horreur fabriquées de toutes pièces par la propagande officielle afin de choquer la population et l’amener à accepter l’intervention financière et militaire. La Russie fut très tôt soumise à des accusations de viols, ainsi qu’à des allégations assénées comme étant des vérités absolues voulant qu’elle soit responsable du bombardement de la centrale de Zaporijjia, dont elle avait possession et assumait la garde. Elle fut déclarée coupable du meurtre de la fille de Douguine et de la bombe lancée sur le Kremlin. Comble de paradoxe, la Russie serait aussi responsable du sabotage de son propre gazoduc (Nordstream), grâce auquel elle approvisionnait l’Europe, alors même que Biden avait fait publiquement savoir qu’il serait détruit. En Israël, des bébés auraient été décapités, des femmes auraient été violées et l’hôpital Al Ahli aurait été bombardé par le Jihad, pas par Israël qui, pourtant est engagé dans une campagne de bombardements visant à déplacer la population de Gaza et préparer une invasion terrestre.
Les États-Unis ont torpillé l’accord Russie-Ukraine d’avril 2022, qui aurait mis une fin rapide au conflit et évité un demi-million de morts, un gaspillage colossal de ressources financières et la désorganisation de l’économie européenne. Ces derniers jours, ils ont imposé leur veto à la résolution du Conseil de sécurité qui proposait une pause humanitaire pour fournir une aide vitale à des millions de personnes à Gaza. Le vote s’est soldé par 12 voix Pour, deux Abstentions et un vote Contre, celui des États-Unis. Comme les Américains, en tant que membre permanent au sein du Conseil de sécurité, ont un droit de veto, la résolution n’a pas été adoptée.
Conclusion
La raison pour laquelle les Palestiniens sont un peu moins incompris que la Russie est que le public est davantage sensible au niveau humain et moral, alors que la géopolitique, pourtant requise pour comprendre le conflit en Ukraine, fait l’objet d’une ignorance généralisée. Sans se soustraire à l’empathie que suscite le reportage d’évènements survenus, la perspective géopolitique ne se résume pas à ce qui survient dans l’immédiat. Elle nécessite un recul et suppose un certain niveau d’abstraction. À court, moyen et long termes, elle a des conséquences d’une énorme portée sur les collectivités et sur des millions d’individus.
Outre le rôle des États-Unis, les conflits en Palestine et en Ukraine ont des points communs sur le plan du traitement: d’abord la tendance à remplacer la raison par l’émotivité, allant jusqu’à l’interdiction de la pensée et l’anathème (« antisémitisme », « russophilie »); ensuite la démagogie dont Biden a donné un exemple il y a quelques jours en déclarant, inconscient du ridicule, que Poutine et le Hamas voulaient détruire « la démocratie ».
Face aux « agressions non provoquées », les États-Unis ont proclamé leur soutien à l’Ukraine et à Israël. Quand on comprend les motifs de la politique américaine, on n’est pas surpris que le Congrès soit appelé à voter une aide financière aux deux protégés des États-Unis simultanément. Il est vrai aussi qu’après tant de milliards engloutis dans le fiasco en Ukraine, le seul moyen de continuer à en obtenir est d’associer la demande à d’autres sujets.
Malgré l’échec retentissant de la « contre-offensive » en Ukraine et le fait qu’on n’en parle plus, la guerre continue. Malgré les perspectives d’un échec coûteux et d’une conflagration générale dans la région, une invasion terrestre de Gaza est loin d’être écartée.
Source: Pressenza
Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003). Courriel : samir.saul@umontreal.ca
Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001. Courriel : seymour@videotron.ca site web: michelseymour.org
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