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Trois questions à Jacques-Marie Bourget sur le meurtre de Shireen Abu Akleh

Nous republions l'interview de Jacques-Marie Bourget, sur le meurtre de Shireen Abu Akleh, par l'armée israélienne le 11 mai 2022 alors qu’elle couvrait un raid militaire israélien sur un camp de réfugiés à Jénine. Cette journaliste de cinquante et un ans était correspondante d’Al Jazeera depuis vingt-cinq ans. Il y a quelques jours le gouvernement israélien actait l’interdiction de la chaîne Al-Jazeera, qualifiée de « suppôt du terrorisme ».

Le journaliste français Jacques-Marie Bourget a vécu un drame proche de celui de Shireen Abu Akleh, la journaliste tuée la semaine passée et dont même les obsèques n’ont pas été respectées. Par chance, il a survécu mais son combat pour faire reconnaitre ce qu’il s’est passé n’a pas été de tout repos.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi votre histoire est proche de celle de Shireen Abu Akleh, journaliste d’Al-Jazeera tuée il y a quelques jours?

Dès que j’ai vu les vidéos de l’assassinat de cette consœur, en écoutant le bruit des détonations, j’ai compris qu’il s’agissait de fusils M16, des fusils utilisés par l’armée israélienne. Je reconnais cette arme-là parce que c’est avec ça que les Israéliens ont voulu me tuer. Je n’ai pas eu le temps d’entendre le bruit parce c’est des balles supersoniques, elles vous touchent avant que vous n’entendiez le coup de la détonation. Tout de suite, au vu des images, j’ai pensé à ce qui m’est arrivé. Moi je n’avais pas de gilet de presse ni de casque parce que j’étais sur la place de Ramallah, tout à fait tranquille, sans histoires. Si j’étais sur cette place avec un gilet et un casque, les Palestiniens m’auraient mis chez les fous parce que ça n’avait pas de sens. Ici, on a une situation plus aiguë, parce qu’il y avait des accrochages à Jenine. Si on veut que les assurances fonctionnent, pour que les journalistes soient protégés, il faut un casque, un gilet par balles, un équipement idoine.

J’ai tout de suite su qu’il s’agissait d’une opération similaire à celle dont j’ai été victime, c’est-à-dire, un tir de sniper, un tir de précision. Et dans ce cas-là, ils ont été obligés d’être encore plus précis parce qu’à partir du moment où elle avait un gilet par balle et un casque, la seule partie où ils pouvaient l’atteindre, c’était la tête. Ce n’est pas un hasard, elle a été visée et éliminée. C’est mon intime conviction, il y avait une volonté délibérée de la faire disparaitre.

De mon côté, j’ai été visé et descendu sur une place publique de Ramallah, alors qu’on était parfaitement tranquilles. Avec des amis, nous avons mené l’enquête par après, et nous avons appris qu’un tireur était posté au City Inn Hotel de Ramallah, qui était occupé par l’état-major israélien. Ce tireur m’a ajusté et mis une balle dans le poumon juste au-dessus du coeur. Similitude il y a : journaliste, tir de précision. Psychologiquement, je sais ce que ça signifie. Moi j’étais convaincu que j’allais mettre un sparadrap et que j’allais guérir. Ça semble tellement exorbitant qu’on puisse tirer sur un journaliste qu’on a du mal à y croire. On a un sentiment d’injustice, c’est l’incompréhension, le chaos.

L’autre similitude, c’est le storytelling israélien: ils regrettent cet incident, ils vont faire une enquête approfondie, il ne faut pas accuser sans preuve. Ils vont dire: “ce sont les Palestiniens parce que nous, on ne fait jamais ça.” On gagne du temps et le temps de la soi-disant enquête, il n’y a pas d’enquête, on met la poussière sous le tapis. On oublie tout et on passe au suivant. C’est absolument cynique!

Pour preuve, dans mon cas, les Israéliens ont refusé toute collaboration avec la justice française. Ils ont même refusé de me soigner. Les Palestiniens ont dit: “on a un journaliste français qui doit être soigné”. Les Palestiniens sont habitués de la chirurgie de guerre, mais les Israéliens sont mieux équipés au niveau du matériel. Ils ont refusé, ils voulaient que je crève. Cette grande démocratie a refusé de soigner un journaliste qui était en train de mourir. Mais c’est logique, s’ils m’ont tiré dessus, ce n’est pas pour me soigner après.

Autre similitude, moi je pense que cette consoeur était sur écoute téléphonique. Avec le système Pegasus, système israélien, il n’est pas impossible qu’elle ait été pistée, voire attendue. Vous allez dire que je fais du roman policier, mais c’est ce qui s’est passé pour moi. On a mis un émetteur GPS sous ma voiture, ce qui permettait de me suivre pas à pas pour savoir où j’étais. Ça fait partie des hypothèses selon moi: non seulement cette consoeur s’est pris une balle – disons de manière involontaire – mais en même temps, il y avait la volonté de la faire disparaitre.

Est-ce que l’on atteint un nouveau seuil dans l’impunité du gouvernement israélien?

En ce qui me concerne, en dépit des conventions de coopération judiciaire signées entre la France et Israël en 1958, les Israéliens ont refusé toute coopération. Il y a eu un refus de collaborer avec la justice française.

Au bout de trois ans, il n’y avait toujours aucune nouvelle. Et à ce moment-là, on a dit à mon avocat William Bourdon: « Il y a une enquête, mais elle est secrète. C’est l’armée qui s’est chargée de cette enquête, mais elle est perdue. Et de toute façon, ce sont les Palestiniens ». On m’a pris pour un imbécile et la justice française n’en avait rien à faire, ça leur était égal.

Ici, la situation est un peu plus difficile. La journaliste est citoyenne américaine, ça vaut un peu plus cher que les autres. J’ai noté que les Américains ont fait beaucoup moins de bruit que si elle avait été tuée par des Russes en Ukraine, c’est très clair. Il y a peu de tapage, peu de bruit. Mais c’est tout de même la puissance américaine et ses institutions.

Pour ma part, je ne m’en suis pas vraiment sorti dans la mesure où aujourd’hui encore, je suis handicapé et traumatisé. Mais la balle était restée coincée derrière l’omoplate. Lorsqu’on m’a retiré la balle de cette tentative d’assassinat, on a pu en savoir plus. Je dis bien assassinat parce que c’est le cas, j’ai été victime d’un crime de guerre. Le journaliste est un civil, tirer sur un civil c’est un crime de guerre. Donc j’ai fait retirer cette balle, elle a été analysée. Et les experts en France ont déclaré que cette balle provenait d’une société israélienne qui s’appelle IMI (Israeli Military Industry). Le crime était signé. C’est comme ça que j’ai réussi, non pas à avoir gain de cause en Israël, mais au moins en France. La justice a écrit noir sur blanc « Monsieur Bourget a été victime d’un tir israélien ». Pour moi c’était une victoire, mais il a fallu attendre vingt ans!

Dès le lendemain de la mort de Shireen Abu Akleh, on a pu entendre Israël clamer dans les médias que les Palestiniens étaient responsables. Pensez-vous qu’une enquête permettra d’établir la vérité?

Les médias, ce sont les relais du mensonge, on dit automatiquement que c’est des Palestiniens. Dans le monde entier, il y en a qui vont dire: « Attendons n’allons pas trop vite, attendons le résultat de l’enquête ». Finalement on étouffe le crime, on l’oublie.

Le fait d’avoir trouvé un projectile dans la tête de notre malheureuse consoeur, c’est un peu fâcheux pour les Israéliens. Les Palestiniens ont eu raison de ne pas confier le projectile aux Israéliens, on ne peut leur faire aucune confiance. Je suis très pessimiste pour l’enquête qui certes, peut conduire à une vérité, et je pense que l’analyse de la munition est très importante. Mais c’est tout, il n’y aura pas de condamnation. Le fusil qui a tiré cette balle est déjà broyé. Depuis vingt ans, il y a 46 journalistes qui ont été tués par des Israéliens et jamais une enquête n’a abouti!


Source: Investig’Action

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