French CRS Police (Republican Security Companies) block off a road near a migrant camp where two security guards and two migrants were shot dead, near Dunkirk, northern France, on December 14, 2024. - Five people were killed on December 14, 2024 in northern France, according to the French Gendarmerie, to which a person surrendered to the authorities at the end of the day, indicating that he was the author of the murders. The first four victims killed near Dunkirk and would be two security agents and two migrants, according to the first elements reported by this source. The fifth person killed was in the commune of Wormhout. (Photo by Bernard BARRON / AFP)AFP

Sophie Djigo: “Le crime raciste est minimisé dans la tuerie de Dunkerque”

Tuerie dans le Nord de la France ce samedi 14 décembre : Paul D., 22 ans, abat cinq personnes par balle. Parmi elles, Ahmid et Mustafa, deux jeunes Kurdes iraniens abattus dans le camp de migrants où ils séjournaient, dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre. Alors que la couverture médiatique s’est largement concentrée sur les trois autres victimes - un chef d’entreprise et deux agents de sécurité - les meurtres des deux migrants n’ont pas suscité la même indignation. Sophie Djigo, docteure en philosophie, enseignante et chercheuse sur la migration et l’accueil, décrypte ces mécanismes d’invisibilisation et de récupération. Elle explore comment les violences xénophobes sont banalisées dans une société où l’extrême droite façonne les récits et où les responsables politiques semblent abandonner la lutte antiraciste. Entretien.

Investig’Action : Comment évaluez-vous le traitement médiatique de cette tuerie ?

Sophie Djigo : La première chose qui frappe, c’est l’homogénéité étonnante des discours médiatiques – bien au-delà des médias associés à des groupes comme Bolloré, dont on peut s’attendre à une couverture biaisée. Le Monde a adopté une approche marquée par la prudence, voire par une certaine neutralisation des faits, tandis que Mediapart, généralement plus critique et progressiste, s’est contenté de reprendre une dépêche de l’AFP. Je pense que c’est un choix délibéré pour éviter de tomber dans une approche sensationnaliste, mais le résultat est tout de même troublant : une invisibilisation des enjeux réels de ce drame.

Deuxième élément frappant : ce traitement médiatique homogène suit une véritable construction narrative, presque romanesque, avec des effets émotionnels très calculés. Regardez la manière dont l’attention et l’émotion sont concentrées sur les premiers assassinats. On commence par un scandale : un jeune entrepreneur, père de famille, assassiné sous les yeux de sa femme – une scène chargée d’un pathos énorme. Ensuite, on passe au double meurtre des agents de sécurité, une montée dramatique dans le récit.

Mais quand on arrive au meurtre des deux migrants, Mustafa et Ahmid, l’intensité émotionnelle s’essouffle et retombe. Le récit perd en force dramatique, et ces deux dernières victimes sont reléguées à l’arrière-plan, comme si elles n’avaient été que des figures de passage, au mauvais endroit au mauvais moment.

Ce glissement n’est pas neutre. C’est une fabrication narrative consciente. Les journalistes savent très bien ce qu’ils font : ils construisent un récit qui influence la manière dont le public perçoit les événements. Cette hiérarchie dans la couverture médiatique, en minimisant les crimes contre les migrants, contribue à banaliser leur vulnérabilité face à cette violence, et à rendre leurs vies moins “dignes” d’attention ou d’indignation.

Comment ce récit médiatique bien ficelé construit-il la figure du tueur, Paul D., ainsi que ses motifs ?

Le « gentil » Paul D., comme le décrit son entourage, est systématiquement désigné par des termes abstraits comme “tireur” ou “auteur des faits”. Ce choix lexical produit, chez le public, un effet de distanciation entre l’auteur et l’horreur des actes commis. Contrairement à ce que l’on observe lorsqu’une personne migrante ou issue d’une minorité est impliquée dans un acte criminel (où les médias tendent à généraliser et à présenter l’individu comme représentatif d’une menace collective), Paul D. est présenté comme un individu isolé, dont les actes ne seraient en rien révélateurs de problématiques systémiques. Cette individualisation protège, en quelque sorte, le groupe auquel il appartient de toute stigmatisation ou remise en question collective.

En parallèle, cette prudence lexicale empêche toute interrogation sur le possible caractère raciste de ces assassinats. Les médias se sont (très) rapidement focalisés sur une hypothèse de “différend professionnel” pour expliquer trois des meurtres. Pour Mustafa et Ahmid, aucune piste n’est explorée, comme si leurs morts étaient inintelligibles, voire secondaires. Certains médias ont même osé les présenter comme des « victimes collatérales ».

Ce silence n’est pas anodin. Il s’inscrit dans une logique plus large de minimisation systématique des crimes racistes en France. On constate à chaque fois un effort pour invisibiliser ces motifs dans les récits médiatiques et les qualifications judiciaires. Cela reflète une tendance politique et sociale à traiter le racisme comme une opinion plutôt que comme une violence aux conséquences concrètes et parfois mortelles.

Cette stratégie de neutralisation ne prive pas seulement les familles des victimes de justice et de reconnaissance. Elle nous empêche aussi, à nous, chercheurs, journalistes et société civile, de documenter et d’affronter une triste réalité : le racisme tue.  

Dans cette affaire, nous sommes donc face à un processus d’invisibilisation du motif raciste qui est à la fois médiatique, politique et judiciaire.[1]

Beaucoup de médias, notamment Le Parisien, ont choisi de ne pas nommer les deux victimes migrantes, tandis que les trois autres victimes – Paul, Aurélien, et Marc – ont été immédiatement identifiées, parfois avec photos et éléments sur leur histoire à l’appui. Comment expliquer ce contraste ?

Nommer, c’est reconnaître une existence. Mustafa et Ahmid sont restés anonymes dans une large partie des récits médiatiques. En privant ces personnes d’un nom, on les invisibilise et on leur refuse une reconnaissance humaine essentielle, y compris dans la mort. Ne pas nommer, c’est aussi priver de la possibilité d’être pleuré, d’être reconnu comme digne de deuil.[2] Les associations, comme Utopia 56, qui étaient présentes sur le camp au moment de la tuerie, l’ont bien compris ; leur premier travail a été d’identifier ces deux jeunes hommes, pour qu’ils ne disparaissent pas dans un silence… assourdissant.

D’ailleurs, ce choix médiatique de ne pas nommer ne découle pas d’un manque d’information ! Les associations ont très rapidement pu nommer les deux victimes. C’est donc bel et bien un choix délibéré de refuser à ces victimes le droit élémentaire de reconnaissance. Cette différence de traitement révèle donc bien plus qu’une simple omission : elle montre un refus idéologique de reconnaître certaines vies comme égales et dignes d’être pleurées.

Quelle est la responsabilité de l’État français dans ce double meurtre ? Ce crime révèle-t-il des failles dans le système d’accueil et de protection des personnes en migration ?

C’est une réalité structurelle : l’État français ne respecte pas toujours son obligation de protection envers les personnes en situation de migration présentes sur son territoire. Depuis 2016, dans les zones frontalières ou sur les campements, les personnes en migration vivent dans une insécurité constante. Ces sites sont des lieux de précarité extrême, où les personnes sont surexposées. Ces espaces deviennent des terrains de chasse pour des logiques de prédation, et les « résidents », dépourvus de tout moyen de se protéger, deviennent des cibles faciles.

Ce double meurtre est d’ailleurs glaçant aussi par ce qu’il implique : il ne s’adresse pas à des individus, « Mustafa » et « Ahmid », mais vise la catégorie « migrants » en tant que telle. En découle une réalité angoissante : tous les migrants sont exposés à une violence mortelle, simplement en raison de leur statut.

Ce déni de protection étatique n’est pas qu’un échec éthique ; c’est une violation des droits fondamentaux. Même en faisant abstraction de l’aspect moral (on a compris depuis bien longtemps que les arguments moraux ne faisaient pas bouger les politiques), il existe un problème juridique majeur dans l’incapacité de l’État à garantir la sécurité de ces personnes.

Pour résumer, si ce double meurtre est un acte extrême, il s’inscrit dans une continuité de violences verbales, physiques et structurelles subies par les migrants sur les campements depuis des années, et documentées par des associations comme Utopia 56.

Ce double meurtre ne serait donc pas un fait divers isolé, mais bien le reflet d’un contexte plus global de radicalisation et d’armement de l’extrême droite ?

L’extrême droite s’arme et recourt à la violence, c’est un fait. En août dernier, un groupuscule fasciste britannique appelait à attaquer les camps de migrants à Calais. Ce type de contexte montre que cette tuerie n’est pas un simple fait divers isolé, mais qu’elle s’inscrit dans une radicalisation croissante et organisée de la violence envers les migrants. Quand une personne armée s’approche d’un camp de migrants et “tire dans le tas”, ce n’est évidemment pas un acte anodin.

Cependant, nous avons encore peu d’éléments sur l’identité et les motivations du tireur. Je préfère donc rester prudente et j’estime qu’il faut laisser l’enquête suivre son cours. Mais ce que je trouve intolérable, c’est que la piste raciste soit exclue dès le départ, comme si l’on cherchait à minimiser ou à dépolitiser l’acte.

La qualification du crime est cruciale. S’il s’agit d’un crime raciste, il engage une responsabilité judiciaire différente et une reconnaissance plus large de la nature de l’acte. Ce qui m’inquiète, c’est l’influence que le traitement médiatique peut avoir sur la justice. L’affaire Mawda[3] est un exemple frappant : un récit policier fictif, relayé par les médias, a influencé la manière dont l’affaire a été traitée par le judiciaire. Je crains que le préjugé médiatique autour de ce double meurtre ne devienne, encore une fois, une matrice pour le traitement judiciaire et l’opinion publique, enfermant l’analyse dans une vision biaisée et incomplète des faits.

En 2022, vous avez vous-même été la cible d’une campagne de haine et de menaces de mort en réaction à une visite d’études organisée avec vos étudiants auprès de l’association L’auberge des migrants. C’était alors le RN et Reconquête qui vous avaient exposée sur les réseaux sociaux. Comment analysez-vous la récupération politique de la violence, et quel rôle jouent les discours, en particulier ceux de l’extrême droite, dans la légitimation de cette violence ?

Il existe une asymétrie flagrante dans le traitement des actes de violence selon les profils des auteurs et des victimes. Lorsqu’un acte est commis par une personne racisée, musulmane, ou en situation de migration, il est immédiatement instrumentalisé politiquement. Cela s’inscrit dans une logique de généralisation abusive : l’acte individuel devient un prétexte pour stigmatiser toute une catégorie de population perçue comme menaçante. Cela alimente des propositions de législation répressive et sert de carburant pour des programmes politiques hostiles aux minorités.

En revanche, dans le cas d’un acte commis contre des personnes migrantes ou racisées, comme les meurtres des deux migrants dans cette affaire, l’extrême droite reste silencieuse. C’est une stratégie délibérée : ces faits ne servent pas leur agenda politique. Ce silence, tout aussi éloquent que leur discours habituel, reflète également une hiérarchie implicite dans la valeur qu’ils accordent aux vies humaines.

Mais ce qui est tout aussi inquiétant, c’est l’absence de réaction de la part des responsables politiques de gauche face à cette tuerie. Mis à part les associations antiracistes, aucun politicien, de quelque bord du spectre politique, ne semble s’indigner publiquement ou interpeller sur la dimension raciste potentielle de ces crimes ! On dirait qu’en France, aujourd’hui, aucun responsable politique ne défend les personnes en situation de migration. Aucun ne s’inscrit de manière ferme, explicite et sans ambiguïté dans une lutte antiraciste. Et c’est très grave, car on ne peut se plaindre que l’extrême droite gagne du terrain si, effectivement, le terrain leur est laissé.

La violence fasciste indigne-t-elle moins que les autres – et cela la rend-elle plus dangereuse ?   

La France souffre d’une perception biaisée de la violence. La majorité des violences fascistes sont peu ou pas médiatisées, et la violence est donc presque systématiquement associée aux “étrangers” ou à une figure fantasmée de l’étranger menaçant. Le discours bascule facilement dans l’essentialisation : le crime d’un individu suffit pour stigmatiser une communauté entière.

Ce mécanisme s’inscrit dans une idéologie qui considère les personnes extra-européennes comme une menace intrinsèque, inaptes à la démocratie. Cela légitime en retour une “violence défensive” de l’extrême droite, qui se présente comme agissant en légitime défense contre un “péril” imaginaire. Ce fantasme de menace, qu’il s’agisse hier du “péril juif” ou aujourd’hui de la “menace islamiste”, est construit pour justifier une violence qu’on prétend nécessaire.

Ce discours n’est pas nouveau. Il est enraciné dans une longue histoire de criminalisation des étrangers et des minorités, particulièrement sévère au XIXe siècle. C’est la raison pour laquelle je ne parle jamais de « fascisation du pouvoir ». La violence fasciste n’a jamais disparu : elle connaît des pics d’intensité, mais reste sous-jacente, intégrée dans la structure du pouvoir. Il ne s’agit donc pas d’un nouveau phénomène, mais bien d’une continuité historique. Aujourd’hui, ce fascisme latent gagne en visibilité et en ampleur, porté par une banalisation croissante de la violence raciste et xénophobe dans les discours publics.

En réponse, le silence des responsables politiques et l’aveuglement d’une bonne partie des médias participent à la normalisation de cette violence. La menace n’est pas seulement immorale, elle est dangereusement concrète : elle façonne une France de plus en plus inégalitaire, où certaines vies sont considérées comme moins dignes d’être protégées.

Mustafa et Ahmid en auront (possiblement) fait les frais – jusque dans la mort.


Source: Investig’Action


Notes:

[1] Pour en savoir plus : Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000).

[2] Judith Butler, philosophe, forge dans le cadre de ses réflexions sur la précarité et la vulnérabilité des vies humaines le terme « impleurables » pour désigner celles et ceux qu’on ne pleure pas lorsqu’ils périssent, notamment en se noyant en Méditerranée.

[3] L’affaire Mawda concerne le meurtre d’une fillette kurde de deux ans, tuée d’une balle dans la tête par un policier belge en mai 2018, lors d’une poursuite policière visant un véhicule transportant des personnes en migration. Ce drame a suscité une vive controverse sur la gestion migratoire, les pratiques des forces de l’ordre et l’intégrité de la justice belge.

Pour en savoir plus, lire : Laurent Kennes, Le procès Mawda (2022), et Manu Scordia, Mawda : Autopsie d’un crime d’État (2024).

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