Contexte, stratégies et portée
Nombre de signes témoignent d’une intensification des échanges et de la coopération Sud-Sud. Celle-ci se traduit notamment par la création d’alliances politiques nouvelles entre Etats du Sud qui déstabilisent la suprématie des nations industrialisées sur la scène internationale. Bien qu’un consensus émerge sur la nécessité de regagner des marges de manœuvre politiques dans la mondialisation, l’activisme diplomatique Sud-Sud ne se présente pas comme un phénomène univoque.
Editorial du nouveau numéro de la revue «Alternatives Sud»
Coalitions d’États du Sud
Retour de l’esprit de Bandung ?
Points de vue du Sud
Centre Tricontinental – Gresea – Editions Syllepse
Volume XIV (2007), n° 3
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« El Sur tambien existe! » a plusieurs fois répété le président vénézuélien Hugo Chavez lors du dernier Sommet des pays non alignés qui s’est déroulé à La Havane du 11 au 16 septembre 2006, récitant un poème célèbre de l’Uruguayen Mario Benedetti. Cette affirmation prend une résonance particulière dans le contexte de dynamisation des rapports Sud-Sud à laquelle on assiste ces dernières années. Cette dynamisation, tout à la fois économique, diplomatique et culturelle, se joue bien sûr avant tout dans les processus d’intégration régionale, tels que le Mercosur ou l’Asean , mais renvoie également à la multiplication des accords de coopération intercontinentaux et aux rapprochements stratégiques entre grands pays émergents – notamment le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et la Chine.
Elle emprunte tantôt des accents tiers-mondistes et militants, tantôt des formes plus pragmatiques, et mêle bien souvent les deux registres. Si les populations concernées la perçoivent la plupart du temps comme une revitalisation de la solidarité historique entre les peuples du Sud, certaines de ses manifestations peuvent également être vécues comme de nouvelles formes de paternalisme, voire d’impérialisme. Pour complexe et protéiforme qu’elle soit, cette évolution n’en est pas moins une tendance de fond, dont les effets vont remodeler le système des relations internationales et infléchir le cours de la mondialisation.
Une manifestation parmi les plus spectaculaires de ce renforcement des liens Sud-Sud réside dans la faculté retrouvée des pays en développement à se coordonner, à développer une capacité de négociation collective et à peser davantage sur les processus de décision qui les concernent au sein des enceintes internationales. Cette capacité s’est révélée en particulier à l’occasion de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du Commerce à Cancun en 2003, lorsqu’une coalition de pays du Sud – le G-20 – a tenu tête aux exigences des Etats-Unis et de l’Europe en matière de libéralisation commerciale. Cette « fronde » a d’autant plus marqué les esprits qu’elle s’est produite au sein d’une institution traditionnellement sensible à l’agenda et aux priorités commerciales des pays du « Quad » .
Un peu plus de deux ans plus tard, lors du Sommet des Amériques de Mar del Plata (Argentine), la moitié des pays d’Amérique latine signifiaient au président étasunien leur refus de s’engager dans une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) jugée déséquilibrée . Pour sûr, les rapports Nord-Sud sont en voie de reconfiguration. Cinquante ans après le sommet de Bandung, ces coalitions sont-elles le signe d’une volonté partagée, au-delà des divergences d’intérêt parfois évidentes, de renouer avec la quête d’un autre ordre international, égalitaire et multipolaire ? Quelles sont les stratégies politiques et la portée des initiatives en présence ?
Cette croissance de la coopération Sud-Sud a pour toile de fond l’épuisement du paradigme économique néolibéral synthétisé dans les principes du « consensus de Washington ». Celui-ci n’aura pas survécu aux crises financières, économiques et sociales d’Asie puis d’Amérique latine et à la dégradation durable des indicateurs sociaux qui ont généralement suivi l’application de ses préceptes. Les Etats du Sud ne croient plus aux recettes universelles (one size fits all) et sont fatigués des conditionnalités économiques et politiques qui minent leur souveraineté.
Cette défiance vis-à-vis des modèles imposés est à l’origine d’une reprise du débat Sud-Sud sur l’économie du développement, notamment au sein de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), où l’idée de marge de manoeuvre politique (policy space) dans la définition des politiques de développement gagne du terrain, contre l’ajustement pur et simple au marché mondial. Y a-t-il pour autant convergence sur les différents aspects d’une stratégie de développement alternative ? A quel point les changements théoriques récents sont-ils en rupture avec le modèle économique dominant ? Et dans quelle mesure les politiques effectivement pratiquées par les Etats du Sud traduisent-elles ces inflexions du discours ?
Pour mieux en comprendre le contexte et les logiques, les évolutions en cours doivent être replacées dans la longue durée, celle de l’histoire de l’affirmation des pays du Sud sur la scène internationale, dont elles constituent une nouvelle étape.
1955 – 1980 : entre espoirs et désillusions
L’idée d’une solidarité des nations du Sud au sein d’un ordre mondial dominé par les pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord naît avec les luttes pour la décolonisation. Un nom, celui de Bandung, symbolise mieux que tout autre cette aspiration à exister ensemble sur la scène internationale. C’est dans cette ville indonésienne de l’ouest de l’île de Java que, du 18 au 24 avril 1955, les délégations d’une trentaine de pays fraîchement décolonisés, rejoints par une vingtaine de mouvements de libération nationale, se rencontrèrent pour affirmer au monde la fin de l’ère coloniale.
Loin d’avoir été le théâtre d’une union sacrée des « damnés de la terre » contre l’Occident, Bandung a mis en évidence l’existence de différences géopolitiques et idéologiques parfois majeures entre représentants des jeunes nations. Ces discordances n’ont cependant pas empêché l’affirmation de deux principes cardinaux : la nature pleine et entière des indépendances nouvellement conquises et la condamnation concomitante du colonialisme d’une part; l’établissement de rapports égalitaires avec les anciennes métropoles et la participation sur un pied d’égalité aux affaires internationales d’autre part.
C’est dans l’ « esprit de Bandung » que le Mouvement des non alignés (MNA) est créé en 1961 lors de la conférence de Belgrade. Face à la montée des tensions entre les deux grands blocs et persuadés qu’une nouvelle guerre mondiale est imminente, et potentiellement désastreuse pour le décollage économique et l’indépendance politique du tiers-monde, vingt-cinq pays décident d’échapper à la logique de polarisation de la guerre froide et de « s’attacher à rechercher les moyens d’assurer la paix mondiale par un neutralisme authentique » pour reprendre les termes du principal artisan du non-alignement, Jawaharlal Nehru (Guitard, 1961). En quelques années, et à mesure que la décolonisation progresse, les initiateurs sont rejoints par des dizaines de nouveaux pays pour former, dès 1980, le plus grand groupement international après l’Assemblée générale des Nations unies, en rassemblant plus de cent pays représentant plus de cinquante pour cent de la population mondiale.
Si la cohésion et les principes fondateurs résisteront mal à la polarisation de la guerre froide – plusieurs membres parmi les plus actifs s’efforcèrent de promouvoir une « alliance naturelle » avec l’Union soviétique tandis que d’autres acceptaient une aide militaire occidentale compromettante –, et n’empêcheront pas l’éclatement de conflits entre pays membres, le Mouvement des non Alignés offrira à plusieurs reprises un espace de concertation et d’élaboration de revendications communes dans des domaines stratégiques pour le tiers-monde, notamment en matière économique.
L’Assemblée générale des Nations unies, où les pays ex-colonisés deviennent majoritaires au début des années 1960, est l’enceinte où ces revendications pourront être exprimées, la tribune par excellence des nations fraîchement décolonisées. Dès le 14 décembre 1960, la résolution 1514 reconnaît la légitimité des luttes de libération nationale, déstabilisant les pays européens qui s’accrochent toujours à leurs colonies. Mais si la réalité des indépendances politiques est palpable dans la victoire des mouvements de libération nationale et la mise en place d’institutions étatiques nationales, les limites de la souveraineté économique s’imposent rapidement aux acteurs de l’époque. De fait, les économies des anciennes colonies sont structurellement orientées vers la livraison des économies industrialisées en matières premières agricoles, minières, forestières.
C’est pour répondre au défi de plus en plus pressant de la dégradation des termes de l’échange, qui inhibe le développement économique des pays du tiers-monde, qu’est créée en 1964 la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED). A l’issue de cette Conférence, le « groupe des 77 », composé d’Etats du tiers-monde, déclare au monde sa volonté de voir la CNUCED « créer un ordre économique mondial nouveau et juste (…), qui implique une nouvelle division internationale du travail orientée vers l’industrialisation accélérée des pays en développement ». Les pays du Sud ont fait preuve d’une belle capacité d’articulation politique : en pleine guerre froide, ils sont arrivés à éclipser le clivage idéologique Est-Ouest au profit du clivage Nord-Sud.
Les travaux et prises de position de la CNUCED vont porter haut cet espoir des pays du tiers-monde de s’extirper de leur condition de « nations prolétaires ». Ils sont inspirés des théories de l’économie structuraliste (formulées dans le cadre des travaux de la CEPAL) et de l’école de la dépendance qui tiennent le haut du pavé dans les années 1960-1970. Les revendications des pays du Sud visaient une transformation structurelle du commerce international – à travers un meilleur accès aux marchés du centre et la stabilisation des prix des matières premières – mais également le transfert de technologies, le contrôle des multinationales, une augmentation de l’aide publique au développement.
Il faudra cependant attendre le début des années 1970 et l’effet de levier que procure sur le plan diplomatique international le quadruplement des prix du pétrole pour que les pays occidentaux s’assoient réellement à table. Emmenés par le président algérien Boumediene, les membres du Mouvement des non alignés réunis à Alger en octobre 1973 avancent un projet de réforme global du système économique mondial – le Nouvel ordre économique international – qui débouche sur des assises uniques dans l’histoire des relations internationales, celles du dialogue Nord-Sud, censées traduire ces aspirations en mesures politiques concrètes. En décembre 1974, l’Assemblée générale des Nations unies convoquée par Boumediene adopte la Charte des droits et des devoirs économiques des Etats, qui entérine le principe de souveraineté économique des Etats. La Charte affirme le droit de chaque Etat de choisir son propre système économique, d’exercer une souveraineté entière et permanente sur toutes ses richesses et ses ressources naturelles, ce qui implique le droit de réglementer les investissements étrangers, de réglementer et de surveiller les activités des sociétés transnationales, de nationaliser la propriété des biens étrangers…
Les années 1974-1975 constituent sans aucun doute l’apogée de la dynamique de solidarité des Etats du tiers-monde. Ceux-ci ont cependant à peine le temps de se féliciter de cette victoire que la dure réalité des relations internationales reprend ses droits. En effet, la plupart des pays industrialisés rentrent à reculons dans ces discussions censées réformer l’ordre économique international et mettre en cause certains de leurs privilèges économiques. Plusieurs poids lourds ont d’ailleurs voté contre la Charte (Etats-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne) ou se sont abstenus (France, Japon, Espagne, Italie…), ce qui laisse présager de leur volonté à appliquer un programme adopté « démocratiquement » par la majorité des membres de l’ONU. On touche ici aux limites d’un volontarisme diplomatique et juridique déconnecté des rapports de force « réellement existants » entre nations.
La stratégie des pays riches consistera d’une part à délégitimer les institutions de l’ONU dominées par une majorité hostile aux intérêts des Etats-Unis et de l’Europe (les Etats-Unis retirent leur soutien à l’OIT en 1977) et d’autre part à abuser de leur maîtrise des situations de négociation – « fractionnement des débats, création de commissions et de sous-commissions, renvoi à des instances spécialisées, compromis boiteux qui ouvrent la porte à de nouvelles controverses : tout est mis en œuvre pour éviter une discussion globale et approfondie de la cause de l’inégalité économique des nations et des moyens d’y remédier » (G. Corm, 2003, 383).
Fin des années 1970, face à la mauvaise volonté des Occidentaux, le ton se durcit, les positions se raidissent. La « Commission Brandt » est mise sur pied en 1977 afin d’identifier les voies de résolution de ce que d’aucuns qualifient désormais de « conflit Nord-Sud ». Celle-ci n’empêchera malheureusement pas le délitement du processus lorsque, en 1981, Ronald Reagan déclare que l’idée d’un Nouvel ordre économique international est morte.
Les années 1980 sont celles du reflux tiers-mondiste. Les causes sont multiples. La crise de la dette et les premiers ajustements structurels fragilisent les positions des Etats du Sud dans les négociations internationales. La fin de la guerre froide et la disparition du bloc soviétique parachèvent l’entreprise de marginalisation du dialogue Nord-Sud au sein de l’agenda international. Les nations du Sud rebelles à l’organisation libérale des échanges commerciaux n’ont plus de contre-modèle sur lequel s’arc-bouter. Ce renversement des rapports de force est couronné par la montée en puissance du très libre-échangiste GATT, future OMC, et par la marginalisation de la CNUCED.
Mais la désagrégation de la solidarité des pays du Sud a également ses causes internes. Sur le plan du développement, le changement de paradigme n’est pas seulement le résultat d’une imposition externe par les bailleurs de fonds. Le modèle de substitution aux importations a montré ses limites, il n’a pas rempli ses promesses d’industrialisation et de modernisation sociale. Parallèlement, la montée en puissance des Nouveaux pays industrialisés (NPI) fait apparaître des divergences de plus en plus nettes dans les trajectoires économiques des pays du tiers-monde. Et dans les priorités de chacun. L’idée d’un agenda économique commun aux pays du Sud pour modifier les règles du jeu économique mondial perd du terrain. Les uns après les autres, les pays se rabattent sur l’espoir de tirer le maximum de leur propre insertion dans une mondialisation dont les termes ne semblent pas négociables.
Emergence d’une « nouvelle géographie commerciale »
Vingt ans après l’effacement du dialogue Nord-Sud, de nouvelles solidarités Sud-Sud se dessinent qui remettent à l’ordre du jour l’asymétrie des relations internationales. Ce retour en force d’une dynamique d’alliances Sud-Sud depuis quelques années doit tout d’abord être remis dans le contexte de la montée en puissance des flux Sud-Sud.
De fait, le commerce Sud-Sud a énormément augmenté ces dix dernières années, passant de 222 milliards de dollars en 1995 à 562 milliards de dollars en 2004 (Banque mondiale, 2006, 110-112). Cette tendance s’est encore accentuée ces dernières années : entre 2000 et 2004, le commerce Sud-Sud a crû à un taux annuel de 17,6%, à comparer avec les 12,6% des exportations Sud-Nord et les 9,7% des exportations Nord-Sud.
Parallèlement, les flux d’ « investissements directs étrangers » (IDE) de pays en développement à pays en développement sont passés de 14 milliards de dollars à 47 milliards de dollars entre 1995 et 2003. Notons que ces investissements sont loin d’être uniformément répartis – d’une part parce qu’une poignée de pays émergents se taillent la part du lion en termes d’émission et de réception de ces flux, d’autre part parce que ces flux sont avant tout régionaux, bien qu’il faille tenir compte de la tendance récente de plusieurs pays (Chine, Brésil, Inde) à sortir de leur environnement régional naturel pour prospecter les marchés et les ressources d’autres continents du Sud.
Cette croissance impressionnante du commerce et des investissements Sud-Sud est une conséquence de l’ouverture commerciale des pays en développement (volet important des ajustements structurels des années 1980 et 1990), de la croissance accélérée de plusieurs pays émergents, en Asie essentiellement, de la baisse du coût des transports, mais aussi de la multiplication des « accords commerciaux régionaux » entre pays en développement. Toujours d’après la Banque mondiale, entre 1990 à 2006 le nombre de ces derniers serait passé de 50 à presque 230… La frénésie de tournées diplomatiques et de missions commerciales qui entourent la signature de ces accords est à la hauteur des ambitions des leaders du Sud : faire émerger ce que le président brésilien Lula da Silva appelle « une nouvelle géographie commerciale ».
Bien sûr, ce tableau doit être nuancé. Tout d’abord, les taux de croissance impressionnants atteints par les échanges Sud-Sud font suite au net ralentissement de ces échanges durant les années 1980. Ensuite ce commerce se concentre sur un petit nombre de pays. En 2003, les échanges entre les économies d’Asie de l’Est comptaient pour près de deux-tiers du commerce Sud-Sud, tandis que les pays d’Afrique et du Moyen-Orient comptaient pour quelques pour cent à peine. Enfin la part du commerce Sud-Sud dans la totalité des exportations est extrêmement variable d’un pays à l’autre – entre 1990 et 2003 cette part a diminué de moitié au Mexique et au Bangladesh, pour tomber respectivement à 5% et 10% de leurs exportations, tandis qu’elle est passée de 28% à 44% pour l’Inde et de 46% à 63% pour l’Argentine (Cnuced, 2005, 135-143).
Il n’en reste pas moins que la part du commerce Sud-Sud dans les exportations des pays en développement a globalement augmenté entre 1990 et 2003, passant de 29% a 41% en Amérique latine, de 34% à 38% en Asie et de 26% à 39% en Afrique. Et tout indique que cette tendance devrait se maintenir dans les années à venir, ce dont le président brésilien n’a aucun doute : « La logique, c’était tout les pays pauvres et émergents les yeux rivés sur les économies américaines et européennes. Nous n’avions pas mesuré le potentiel d’échange entre nous. Avons-nous déjà épuisé le potentiel dans le Mercosur, en Amérique du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient, avec la Chine ou avec l’Inde ? Ma thèse, c’est que si nous voulons vendre plus, il va falloir voyager plus. Les entrepreneurs brésiliens doivent prendre l’avion et parcourir le monde pour vendre leurs produits. En faisant de la publicité. Le continent africain aura 1,3 milliard d’habitants dans trente ans. Si 30% sont des consommateurs moyens, imaginez le potentiel si le Brésil pénètre ce marché. »
Des dynamiques qui bousculent les rapports Nord-Sud
Parallèlement à cette croissance de la coopération économique entre pays en développement, plusieurs événements témoignent de la reprise d’une coopération diplomatique Sud-Sud plus active sur la scène internationale. A la différence de l’activisme tiers-mondiste des années 1960-1970, cette coopération ne prend pas la forme d’un front de pays suivant une orientation déterminée (le Non-alignement, le Nouvel ordre économique international) mais se présente comme un ensemble d’initiatives qui, sous des formes et à des degrés divers, renouent avec la contestation des hiérarchies de l’ordre international.
Globalement, trois types de dynamiques peuvent être identifiées, qui renvoient à des stratégies impliquant différents niveaux de conflictualité vis-à-vis du Nord. C’est la conjonction de ces dynamiques dans des coalitions ad hoc temporaires qui a permis aux pays en développement de déstabiliser la domination des pays développés dans différentes enceintes.
Un premier type de dynamique voit converger des pays émergents dont l’objectif est de remettre en cause le poids excessif des pays développés au sein de l’architecture institutionnelle internationale. L’initiative « IBSA » (pour Inde, Brésil et Afrique du Sud), également appelée le G-3, est caractéristique de ce type de dynamique. Lancée formellement en juin 2003 lors d’une réunion à Brasilia en vue de défendre le multilatéralisme et de promouvoir la coopération économique entre les trois pays, l’alliance s’est habilement profilée comme la représentante des intérêts du Sud dans les enceintes dominées par le Nord – en particulier à l’OMC, où elle a efficacement animé l’action du G-20, et aux Nations unies, où elle souhaite une réforme du Conseil de sécurité en vue de l’élargir… à l’Inde, au Brésil et à l’Afrique du Sud.
La démarche IBSA vise à modifier les rapports de force internationaux dans les domaines du commerce et de la sécurité en associant le pragmatisme commercial le plus froid, l’invocation des principes du libre-échange et « la symbolique d’un tiers-mondisme politique délesté d’une bonne partie de son attirail idéologique mais rendu plus crédible par le poids croissant des économies émergentes », pour reprendre la description que Marc Saint-Upéry fait de la diplomatie brésilienne (Saint-Upéry, 2007, 285).
La nouveauté que ce pôle représente sur la scène internationale a déjà fait couler beaucoup d’encre, notamment autour de deux questions qui divisent les commentateurs. Quelle est la viabilité de cette coalition ? S’agit-il d’une alliance durable qui annonce des changements profonds au sein de l’ordre international ou s’apparente-t-elle davantage à un regroupement tactique guidé par les intérêts immédiats de ses membres ? Et quelle est son orientation fondamentale ? Est-elle porteuse d’une restructuration de l’ordre mondial profitable à l’ensemble des pays en développement ou vise-t-elle avant tout à asseoir les trois puissances régionales à la table des grands ?
Un deuxième type de dynamique, plus défensive, concerne les pays « moins avancés économiquement ». Au contraire des pays émergents, leurs économies sont généralement trop fragiles pour entrer en concurrence avec les pays industrialisés. Mais également pour se détourner de leurs marchés, c’est pourquoi ils cherchent à renforcer et à élargir un ensemble de mécanismes de « discrimination positive » qui leur permettent de participer au marché international en minimisant les effets les plus dommageables pour leurs économies : le régime préférentiel non réciproque, qui garantit un accès privilégié de certains PED à certains marchés du Nord (notamment dans le cadre des accords de Lomé/Cotonou entre l’UE et les pays ACP) ; le principe d’un « traitement spécial et différencié », qui renvoie à l’ensemble des droits et des dérogations des pays en développement aux dispositions générales de l’OMC ; ou le « mécanisme de sauvegarde spéciale » qui permet au PED de se protéger temporairement en cas de hausse subite des importations de certains produits agricoles.
Les pays les moins avancés se sont organisés en une série de regroupements, tels que le Groupe Africain, le Groupe ACP, le Groupe des PMA au sein de l’OMC, en vue de défendre leur intégration différenciée sur le marché mondial. A la différence du Brésil ou de l’Argentine, ils ne demandent pas seulement la fin du régime préférentiel illégitime qui permet aux pays riches de protéger leurs marchés ou de subventionner leur agriculture, mais le maintien d’un régime préférentiel légitime, celui du traitement spécial et différencié, qui répond aux besoins spécifiques des pays les moins développés. Leur stratégie repose largement sur la mise en avant de leur moindre développement et sur le poids politique que leur confère leur nombre, qui compense dans une certaine mesure leur manque criant de ressources techniques et juridiques dans les négociations internationales et l’ingérence des bailleurs de fond dans la définition de leurs politiques commerciales.
Enfin, troisième type de dynamique, la réapparition d’un tiers-mondisme anti-impérialiste. Son représentant le plus emblématique est sans conteste le gouvernement du Venezuela, dont la politique internationale vise à l’intégration d’un « Sud » débarrassé de la tutelle des pays riches. Cette ligne diplomatique, explicitement opposée à l’influence des Etats-Unis, et à un moindre degré de l’Europe, en Amérique latine et dans le Sud, renoue avec une certaine idée de la souveraineté nationale et encourage les Etats à reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles, en ayant recours aux nationalisations si nécessaire (cas de la Bolivie, du Venezuela et peut-être bientôt de l’Equateur).
Cette dynamique est complémentaire à la mise en place d’un processus d’intégration régional alternatif à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et au néolibéralisme en général, à savoir l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques), qui repose sur les principes de la complémentarité, de la coopération, de la solidarité et du respect de la souveraineté des pays. Elle vise d’une part à délégitimer et remplacer certaines des institutions internationales, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, autant de « mécanismes de l'impérialisme destinés à exploiter les pays pauvres », d’autre part à réformer les Nations unies de manière à ce qu’elles soient plus perméables aux revendications des pays du Sud.
Malgré ou grâce à ses accents subversifs, cet activisme diplomatique séduit largement au-delà du cercle des alliés latino-américains de l’ALBA (Cuba, Bolivie, Nicaragua et Equateur). Il s’est notamment déployé avec beaucoup de vigueur lors du dernier sommet du Mouvement des pays non alignés à La Havane en septembre 2006, lorsque Hugo Chavez avança une série de propositions – mise en route d’une deuxième Commission du Sud présidée par Fidel Castro, d’une Banque du Sud, d’une Université du Sud, d’un réseau mondial de télévisions du Sud – ayant pour objectif de « réactiver la coopération Sud-Sud ».
La sympathie d’une fraction importante de l’opinion publique latino-américaine à l’endroit de cette diplomatie « anti-impérialiste » est à la hauteur des frustrations accumulées durant vingt ans de néolibéralisme et de l’arrogance des Etats-Unis dans la région. Mais l’attraction qu’elle exerce sur les gouvernements d’Amérique latine et d’ailleurs s’explique sans doute tout autant par ses largesses à leur égard (autorisées par les cours du pétrole) que par leur adhésion à sa vision « bolivarienne » du monde.
Si chacune de ces dynamiques a ses acteurs-clés, ses intérêts particuliers et ses stratégies privilégiées, il faut moins les considérer comme des « blocs » aux contours clairement définis que comme des coalitions à géométrie variable qui se recouvrent largement, se décomposent et se recomposent avec une facilité déconcertante en fonction des enjeux abordés. Tantôt elles se profilent comme des pôles en concurrence pour la représentation légitime du « Sud », tantôt elles articulent leurs forces pour protéger leurs intérêts communs et tenir tête aux puissances industrialisées. La « force de frappe » diplomatique de ces nouvelles coalitions n’en est pas moins réelle. Elle s’est en particulier révélée à deux occasions : dans le cadre des négociations du cycle de Doha à l’OMC et dans le cadre de la création de la ZLEA.
Fronde à l’OMC et capotage de la ZLEA
L’émergence de coalitions de pays en développement au sein de l’OMC ne vas pas de soi, tant l’institution incarne la victoire d’une conception de l’ordre économique mondial libre-échangiste et dominée par les pays riches. Les décisions n’y sont d’ailleurs pas prises à la majorité mais au consensus, ce qui a longtemps permis aux Etats-Unis et à l’Europe d’imposer au reste des membres – à l’aide de la carotte et du bâton – des décisions prises lors de réunions informelles à quelques-uns. Dès la fin des années 1990 cependant, les pays en développement et les pays les moins avancés (PMA) expriment leurs inquiétudes quant aux conséquences de la libéralisation sur leurs économies et réclament la réalisation d’un bilan des Accords de l’Uruguay Round avant le lancement de toute nouvelle négociation.
La non-prise en compte de ces inquiétudes explique l’échec de Seattle, la crise de légitimité de l’OMC et la volonté affichée par la suite par les grands pays de ramener les pays en développement à la table des négociations en mettant la question du développement au centre du futur cycle de négociation commerciale. Le lancement en 2001 de l’Agenda de Doha pour le développement « remet au cœur des rapports économiques internationaux les conflits-coopérations Nord-Sud » (Abbas, 2006, 55).
Bien qu’un certain nombre de regroupements de pays en développement préexistaient au cycle de Doha, tels que le Groupe Africain, le Groupe ACP, le Groupe des PMA ou le Like Minded Group, l’absence de volonté des Européens et des Nord-Américains de céder du terrain sur des dossiers pourtant cruciaux en termes de développement (libéralisation agricole, traitement spécial et différencié, maintien des préférences accordées aux pays ACP, droits de propriété intellectuelle, etc.) suscita l’apparition de plusieurs nouvelles coalitions de pays en développement à l’approche de la 5e conférence ministérielle à Cancun (2003).
Le G-90, combinant les pays ACP, les PMA et le Groupe Africain, soucieux d’un renforcement des clauses leur garantissant un traitement spécial et différencié et opposé à l’introduction des sujets dits « de Singapour » dans le nouveau cycle de négociation. Le « Groupe Coton », composé du Mali, du Bénin, du Burkina Faso et du Tchad, qui exige la suppression des subventions à l’exportation du coton. Le G-33, composé notamment de la Chine, de l’Inde et de l’Indonésie, désireux de protéger la viabilité de leur tissu de petites exploitations agricoles face aux exportations européennes et étasuniennes en défendant les principes de « produits stratégiques » et de « mécanisme de sauvegarde spéciale ». Et enfin le G-20 , emmené par le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, qui revendique la disparition progressive des subventions et des soutiens qui bloquent l’accès de leur production agricole aux marchés européens et étasunien.
Si la cause immédiate de l’échec de Cancun réside dans le blocage des discussions autour des sujets de Singapour, suite au refus du G-90 de signer tout accord qui inclurait ne fût-ce qu’un de ces sujets, c’est bien l’action combinée de ces coalitions – en particulier la convergence entre la première et la deuxième dynamiques que nous avons évoquées plus haut – qui a créé les conditions d’un blocage du processus. En effet, un effort particulier a été fait par les pays en développement pour maintenir la coordination entre les groupes et éviter qu’ils se neutralisent mutuellement. Par exemple, les membres du G-20 ont manifesté leur soutien à l’alliance sur les « produits stratégiques » et le « mécanisme de sauvegarde spéciale ». La communication entre les pays ACP, les pays les moins avancés, le Groupe africain, le G-20 et le G-33 s’est maintenue durant l’essentiel de la conférence afin, au mieux, de se soutenir mutuellement ou, à tout le moins, de ne pas se porter préjudice.
C’est cependant l’action du G-20 qui a le plus impressionné les observateurs, tant cette coalition incarne la capacité inédite des poids lourds du Sud (en ce compris la Chine) à se coordonner efficacement sur des dossiers sensibles. Sensibles dans une perspective Nord-Sud, mais également dans une perspective Sud-Sud, car les pays en développement ont des intérêts potentiellement divergents dans le domaine agricole – des pays de latifundias comme le Brésil et l’Argentine ont une attitude offensive en la matière tandis que l’Inde et ses 650 millions de petits paysans tient des positions franchement protectionnistes -, divergences que les pays de la Quadrilatérale se sont bien sûr ingéniés à attiser en ayant recours aux promesses et menaces habituelles.
Comme l’indique Amrita Narlikar, le secret de cette cohésion improbable réside dans la qualité du dialogue entre les membres du groupe, l’explicitation de leurs divergences et de leurs rivalités potentielles et la clarté du compromis auquel ce dialogue a abouti : la proposition du G-20 est une formule mixte qui s’attaque aux mesures protectionnistes de l’Europe et des Etats-Unis tout en prévoyant un « traitement spécial et différencié » pour les pays en développement (Narlikar, 2004, 961).
La mise entre parenthèses de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) lors du Sommet des Amériques de Mar del Plata les 4 et 5 novembre 2005 peut également être interprétée comme le résultat de la rencontre plus ou moins délibérée de deux types de résistance aux pays occidentaux, en l’occurrence au projet d’intégration commerciale régionale avancé par les Etats-Unis. La première, déterminante, est celle que les pays du Mercosur ont opposé à un projet d’intégration qu’ils jugeaient déséquilibré à l’avantage du géant nord-américain, en particulier en matière de subventions agricoles. Ces pays ne sont pas opposés par principe à tout accord commercial avec les Etats-Unis, mais ont estimé que d’une part il devait mieux prendre en compte leurs besoins économiques, et que d’autre part il ne pouvait prendre le pas sur les processus d’intégration économique de l’Amérique latine qui se jouaient au sein du Mercosur et de la Communauté sud-américaine des nations récemment créée.
La deuxième, exprimée par la diplomatie vénézuélienne et relayée par de nombreux mouvements sociaux du continent réunis pour l’occasion au sein d’un « sommet des peuples », tient davantage de l’hostilité pour un traité menant tout droit à une « annexion néocoloniale » de l’Amérique latine à l’Amérique du Nord. On aura reconnu la première et la troisième dynamiques que nous avons identifiées plus haut. « C’est la convergence du régionalisme économique pragmatique des pays du Mercosur et de l’anti-impérialisme résurgent attisé par l’extrême impopularité de l’administration Bush qui a définitivement renvoyé aux calendes grecques le projet de ZLEA » (Saint Upéry, 2007, 257).
En quête de « marges de manœuvres politiques »
On l’a dit, ce regain d’activisme Sud-Sud est aussi le reflet de l’échec des programmes d’ajustement structurels imposés uniformément « d’en haut » depuis les années 1980. Ceux-ci n’ont pas tenu leurs promesses : la libéralisation tout azimuts a eu des résultats très inégaux en termes de croissance économique et désastreux en termes d’indicateurs sociaux, à l’une ou l’autre exception près. Les pays qui suivaient au plus près les préceptes des institutions internationales (l’Argentine ou la Thaïlande) ont subi de plein fouet les crises financières, économiques et sociales du tournant du siècle, tandis que ceux qui s’en écartaient ont été relativement épargnés (Inde, Malaisie).
Les déboires des « bons élèves » du FMI et de la Banque mondiale ont mis fin à la domination sans partage du consensus de Washington et à l’idée que les mêmes solutions économiques s’imposaient quelle que soit la situation du pays et son niveau de développement. Vingt ans après avoir triomphé de l’agenda développementaliste, l’universalisme néoclassique et les institutions qui l’incarnent, en particulier le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, sont frappés d’un large discrédit au sein des élites politiques et intellectuelles des pays en développement.
C’est de cette crise de légitimité de la doctrine néolibérale et de la fatigue des conditionnalités économiques et politiques à travers lesquelles elle s’impose que naît la volonté des Etats du Sud de retrouver une autonomie en matière de choix politiques de développement. L’existence de cette volonté (et les cours exceptionnels des matières premières) explique la décision d’un grand nombre de pays émergents (Thaïlande, Brésil, Argentine, Indonésie, etc.) de rembourser de manière anticipative l’intégralité de leurs dettes au FMI et à la Banque mondiale pour se « libérer » des conditionnalités de ces institutions. « L'Argentine commence à construire son indépendance », a pour l’occasion proclamé le président argentin.
Au-delà des effets politiques attendus dans des pays où l’impopularité du FMI atteint des records, ces initiatives se sont prolongées par la mise en place de mécanismes financiers régionaux visant à suppléer aux carences des institutions de Bretton Woods : l’initiative de Chiang Mai, portée par les membres de l’ASEAN plus le Japon, la Chine et la Corée du Sud (ASEAN+3) en 2000, a pour objectif de « fournir un soutien financier suffisant et rapide pour garantir la stabilité financière dans la région est-asiatique » (Henning, 2002), tandis que l’idée d’une Banque du Sud, promue par le Venezuela, l’Argentine, le Brésil et la Bolivie, est en passe d’être concrétisée afin de « financer le développement économique et social des pays membres » (Krakowiak, 2007).
Sur le plan multilatéral, cette volonté d’autonomie s’est manifestée avec force lors de la 11ème Conférence de la CNUCED tenue à São Paulo en juin en 2004 (CNUCED XI). Le « consensus de São Paulo », sur lequel la conférence a débouché, constate que « l’interdépendance croissante des pays dans une économie mondialisée et l’apparition de règles régissant les relations économiques internationales font que la marge de manoeuvre dont les pays jouissent en matière de politique économique intérieure, en particulier dans les domaines du commerce, de l’investissement et du développement industriel, dépend souvent des disciplines et des engagements internationaux et de facteurs liés aux marchés mondiaux » et affirme qu’il appartient donc « à chaque gouvernement d’évaluer les avantages découlant de ces règles et engagements internationaux et les contraintes dues à la perte d’autonomie » et qu’eu égard aux objectifs de développement, « il est particulièrement important pour les pays en développement que tous les pays prennent en compte la nécessité de concilier au mieux marge de manoeuvre nationale et disciplines et engagements internationaux » (article 8) (Cnuced, 2004).
L’investissement des pays en développement sur la notion de « marge de manoeuvre politique » (policy space) cristallise aujourd’hui le conflit économique Nord-Sud. Cette notion peut être envisagée comme une nouvelle déclinaison, propre à la phase actuelle de la mondialisation, des principes de « souveraineté économique » et de « droit au développement » qui dominaient le dialogue Nord-Sud durant les années 1970. Elle constitue la réponse politique des pays en développement au processus de « reconnexion périphérique » de ces trente dernières années, c’est-à-dire au « bouleversement du cadre juridique des relations Nord-Sud à travers le grignotage progressif de la souveraineté juridique du Sud par les normes du Nord, aussi bien en matière de protection de la propriété intellectuelle que de protection des droits des investisseurs » (Regnault et Deblock, 2006, 51).
Il n’est dès lors pas étonnant que, dès la fin de la rencontre de São Paulo, le représentant de l’OMC ait cherché à minimiser la portée de l’expression. Deux ans plus tard, le même enjeu a dominé les débats de la réunion de l’examen à mi-parcours de la CNUCED en mai 2006. Alors que les pays en développement insistaient sur le fait qu’une des principales réalisations de la CNUCED XI était l’accord obtenu sur la question des « marge de manoeuvre politique », le représentant des Etats-Unis a clairement fait savoir que cette notion ne pouvait servir de feuille de route pour les travaux de la CNUCED et ne pouvait « certainement pas » devenir un nouveau principe dans le débat économique international (Khor, 2006). Il y a fort à parier que les question des marges de manœuvre politiques seront à nouveau au cœur des échanges de la douzième session de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement qui se tiendra à Accra (Ghana), du 20 au 25 avril 2008.
Le consensus de São Paulo ouvre indubitablement de nouvelles perspectives en termes de stratégies de développement. Mais il ne marque pas pour autant une réorientation fondamentale par rapport au consensus de Washington. Comme l’indique Mehdi Abbas dans les pages de ce volume d’Alternatives Sud, il rompt avec certains aspects du consensus de Washington, notamment en tenant davantage compte « des intérêts, des potentialités et de la situation socio-économique propres à chaque pays », en subordonnant les politiques commerciales aux objectifs nationaux de croissance, de transformation des structures économiques, de diversification, ou en rétablissant l’Etat dans son rôle de « renforcement des capacités productives » ; mais il reprend à son compte certains des commandements de son alter ego de Washington, en particulier ceux qui ont trait à la discipline budgétaire et aux équilibres macro-économiques. Pour autant, le consensus de São Paulo, en entérinant l’idée qu’il n’y a pas de politique unique ou de prescription universelle à destination des pays en développement, reflète et appuie le retour en force de l’économie du développement.
La question cruciale est bien sûr celle de l’opérationnalisation de ces nouvelles orientations politiques et théoriques en matière de développement. Celle-ci est hautement dépendante des rapports de force nationaux et internationaux. Les dynamiques de régionalisation en cours et la capacité retrouvée des pays en développement à former des alliances stratégiques sur la scène internationale sont des éléments prometteurs, mais il ne faut minimiser ni la capacité de cooptation des pays industrialisés face aux revendications du Sud, ni la portée des divergences d’intérêt entre pays en développement. Les conditions politiques internes à ces pays sont un autre facteur déterminant en termes de choix de politiques de développement et d’orientation au sein des enceintes internationales. A ce niveau, la formation de coalitions sociales et politiques nationales en faveur de stratégies de développement orientées vers la redistribution des richesses et la satisfaction des besoins des populations est indispensable pour contrebalancer l’influence des élites qui bénéficient de la stratégie néolibérale d’intégration au marché mondial.
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