L’utilisation abusive du mot «génocide» est un manque de respect envers les proches des victimes des massacres arméniens, de l’Holocauste et du génocide rwandais – et nuit également à l’histoire, au droit et à la conduite prudente des relations internationales. Nous nous savions déjà à la dérive dans un océan de «fausses nouvelles» (fake news). Il est bien plus dangereux de découvrir que nous risquons également d’être immergés dans les eaux troubles du «faux droit» (fake law). Il est urgent de réagir. Une telle évolution n’est pas tolérable.
Nous pensions que l’élection de Joe Biden nous épargnerait les corruptions menaçantes du langage telles que celles diffusées par Donald Trump, John Bolton et Mike Pompeo. Nous pensions que nous n’aurions plus droit aux allégations sans preuves, à la post-vérité et aux affabulations cyniques. Il semble à présent que nous avions tort.
Nous nous souvenons des fanfaronnades de Pompeo sur l’utilité du mensonge, nous avons écouté ses allégations incendiaires contre Cuba et le Nicaragua, ses affirmations farfelues selon lesquelles le Hezbollah était présent au Venezuela, ses pitreries inspirées de Trump – tout cela au nom de MAGA [Making America Great Again].
Donald Trump et Mike Pompeo n’ont pas réussi à rendre sa grandeur à l’Amérique. Ils ont réussi à abaisser l’opinion déjà basse que le monde avait d’elle: un pays ne montrant plus aucun respect des règles établies par le droit international. Le crime immense de George W. Bush – l’invasion infondée et la dévastation de l’Irak, que le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan a qualifiée de «guerre illégale» à plus d’une reprise – a été un élément décisif de cette spirale descendante. Nous avons observé l’implication de Barak Obama dans la destruction de la Libye, à laquelle ont donné une résonance amère les mots inqualifiables d’Hillary Clinton sur la mort de Kadhafi, prononcés avec une jubilation impériale: «Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort». Nous ne pouvons pas oublier les sanctions économiques criminelles et les blocus financiers de Trump punissant des sociétés entières au beau milieu d’une pandémie invalidante. Il s’agissait de crimes contre l’humanité commis en notre nom. De telles sanctions nous ont rappelé les sièges impitoyables de villes au Moyen-Âge, qui visaient à affamer des populations entières pour les soumettre. Nous repensons au million de civils morts en raison du blocus de Leningrad imposé par l’Allemagne de 1941 à 1944.
Non, pour que l’Amérique redevienne grande, il est aberrant de supposer que cela puisse se faire en continuant à se comporter comme un tyran international, menaçant et rossant des peuples entiers. Non, pour que l’Amérique soit respectée et admirée dans le monde, nous pouvons et devons commencer par faire revivre l’héritage d’Eleanor Roosevelt. Cela implique de redécouvrir l’esprit et la spiritualité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et, plus largement, de faire revivre l’humanisme pacifique de John F. Kennedy.
Nous pouvons et devons exiger davantage de Joe Biden et d’Antony Blinken. Les allégations sans preuves de «génocide» au Xinjiang, en Chine, sont indignes de tout pays, et surtout, du pays qui se targue d’être le premier champion international des droits de l’homme. Raphael Lemkin (1900–1959) se retournerait dans sa tombe s’il apprenait que le crime de «génocide» était si grossièrement instrumentalisé pour battre les tambours de la sinophobie. La soudaine flambée d’intérêt des Etats-Unis pour le sort du peuple ouïghour n’est guère motivée par la compassion ou la protection des droits de l’homme – elle est plutôt tirée des pages les plus cyniques d’un scénario machiavélique de la géopolitique.
«Génocide» est un terme bien défini dans le droit international – dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et à l’article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les tribunaux internationaux les plus respectés ont convenu séparément que la preuve du crime de génocide dépend de la présentation extrêmement convaincante de preuves factuelles, comprenant la documentation d’une «intention» de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, la Cour internationale de justice – tous se sont efforcés de fournir des justificatifs déterminant de l’«intention». Ils traitent l’«intention» comme l’élément essentiel du crime de «génocide». C’est cette jurisprudence qui devrait guider nos hommes politiques pour qu’ils parviennent à des conclusions prudentes quant à l’existence de motifs crédibles pour lancer des accusations de génocide, compte tenu de ses effets incendiaires. Nous devrions à tout moment nous demander quelle est la situation factuelle, réclamer une enquête internationale indépendante, suivie d’autres mesures si cela est jugé approprié. Dans un monde doté de l’arme nucléaire, nous devrions être extrêmement prudents avant de porter une telle accusation.
L’allégation de Mike Pompeo selon laquelle la Chine commet un génocide au Xinjiang n’a pas été étayée par le moindre élément de preuve. Il s’agissait d’un exemple particulièrement irresponsable de posture idéologique à son paroxysme et, en outre, d’un acte de géopolitique irréfléchi. C’est pourquoi il est si choquant pour nous que le Rapport du département d’Etat américain sur les droits de l’homme de 2021 avance l’accusation de «génocide» dans son résumé, mais ne prenne même pas la peine de mentionner cette accusation provocatrice dans le corps du rapport. Il s’agit d’une allégation irresponsable, déraisonnable, non professionnelle, contre-productive et, surtout, dangereusement incendiaire, qui pourrait facilement devenir incontrôlable si la Chine choisissait de répondre de la même manière. La Chine serait sur un terrain plus solide que Pompeo ou le département d’Etat si elle accusait les Etats-Unis de «génocide continu» contre les Premières nations des Amériques, les Cherokees, les Sioux, les Navajos et de nombreuses autres nations tribales. Nous ne pouvons qu’imaginer le retour de bâton si c’était la Chine qui avait été la première à lancer des propos vagues sur un génocide.
Avec ses affirmations non fondées, le gouvernement américain sape gravement sa propre autorité ainsi que sa crédibilité, nécessaire pour rendosser son rôle de leader mondial. Pour jouer ce rôle international constructif, il ne faut pas utiliser les droits de l’homme comme une «arme» contre la Chine, ni contre la Russie. Au contraire, une politique étrangère dévolue à la véritable promotion des droits de l’homme appellerait à une coopération internationale pour mener des enquêtes fiables sur les violations flagrantes des droits de l’homme et les crimes internationaux, où qu’ils se produisent – que ce soit en Inde, en Egypte, en Chine, en Russie, en Turquie, en Arabie saoudite, au Myanmar, au Yémen, au Brésil ou en Colombie. Nous espérons que le gouvernement Biden à Washington est suffisamment sûr de lui pour être ne serait-ce que réceptif aux enquêtes entreprises à l’encontre des Etats-Unis d’Amérique et de leurs alliés les plus proches en Europe et ailleurs en réponse aux allégations de violations.
La corruption orwellienne du langage par les représentants du gouvernement américain, les «deux poids, deux mesures», la diffusion de «fake news» par les médias grand public, y compris la «presse de qualité» et CNN – autoproclamée «l’institution la plus fiable en matière d’information» – érodent notre respect de nous-mêmes. En effet, la manipulation de l’opinion publique mine notre démocratie alors que nous succombons aux exagérations des torts des autres, qui donnent plus de mordant à la propagande hostile, et conduisons le monde au bord d’un précipice géopolitique redoutable, accentuant ainsi les risques d’une nouvelle guerre froide, ou pire.
Dans ce contexte, nous notons que le président Joe Biden a désiré, au nom du gouvernement des Etats-Unis, tenir l’engagement qu’il a pris pendant sa campagne de qualifier de «génocide» ce qui est arrivé à la communauté arménienne en 1915. Nous rappelons toutefois que le Jugement de Nuremberg a été très clair sur le fait que pour qu’une action soit légalement qualifiée de crime international, elle doit avoir eu lieu après la promulgation de la norme juridique pertinente. Dans le cas contraire, il s’agirait d’un cas de criminalisation rétroactive. Comme nous le savons, le mot «génocide» est une innovation linguistique des années 1940, et cet acte n’a été criminalisé que par l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1948. Bien entendu, les historiens sont libres d’examiner si, en imaginant que la Convention sur le génocide ait été en vigueur en 1915, les éléments du crime de génocide auraient été présents et si les preuves historiques et l’élément de l’«intention de détruire en tout ou en partie» auraient pu être judiciairement établis.
Alfred de Zayas est avocat, écrivain, historien, spécialiste des droits de l’homme et du droit international et haut fonctionnaire des Nations Unies à la retraite.
Richard Falk est professeur émérite de droit international à l’Université de Princeton et professeur émérite invité en études internationales à l’Université de Californie, Santa Barbara.
Source: Counter Punch
Traduit de l’anglais par Point de vue suisse