Rachel Corrie devant un bulldozer israélien.DR

Rachel Corrie a donné sa vie pour Rafah

C’était le 16 mars. Le 16 mars 2003. L’armée israélienne tuait l’activiste étasunienne Rachel Corrie. Elle tentait d’empêcher un bulldozer de détruire une maison à Rafah. Aujourd’hui, cette même ville est devenue l’ultime refuge des Gazaouis massacrés par l’armée israélienne. Et Benyamin Netanyahou vient de donner son feu vert à l’assaut de Rafah. Tom Dale était aux côtés de Rachel Corrie à Rafah en 2003. Il témoigne sur son engagement et l’héritage qu’elle a laissé : une solidarité inébranlable avec les habitants de Gaza que l’actualité fait résonner tout particulièrement.

Aujourd’hui, il n’y a sans doute aucune ville sur terre qui concentre autant de misère et d’inquiétude que Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Egypte.

Depuis la mi-octobre, les forces israéliennes ont déjà ratissé leur passage à travers les villes de Gaza et Khan Younis, massacrant tout, détruisant les maisons et semant tant la famine que la terreur dans leur sillage. Plus d’un million de Palestiniens ont fui vers le sud, à Rafah, dont la population a été multipliée par sept.

Mais à présent, Israël a jeté son dévolu sur Rafah, menaçant cet ultime refuge d’une invasion dévastatrice.

Rafah est aujourd’hui une ville tentaculaire faite de toiles et de bâches en plastique autant que de béton. Une ville froide et souvent détrempée, affamée et désemparée. Les maladies se propagent, les gens troquent le peu de nourriture qu’ils ont contre des médicaments et les femmes arrachent des morceaux de tentes pour s’en servir comme serviettes hygiéniques. Les orphelins – il y en aurait quelque dix mille à Rafah – se débrouillent comme ils peuvent.

L’année dernière, Israël a largué des tracts au-dessus de Khan Younis pour dire aux Palestiniens de se rendre dans des « abris » à Rafah afin d’échapper aux combats. Mais il n’y a pas d’abris, et il n’y a pas eu de fuite. Au début de la guerre, un ami a perdu trente-cinq membres de sa large famille dans une seule frappe aérienne sur la ville. La plupart étaient des femmes et des enfants.

Plus fréquents que les attaques sur Rafah elle-même, les bruits de frappes aériennes résonnent depuis le nord, rappelant de manière inquiétante que le pire est peut-être encore à venir.

Le mois dernier, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a déclaré que ne pas envahir Rafah équivaudrait à la défaite de son pays, et qu’il ordonnerait une invasion même si tous les otages israéliens étaient libérés.

Le secrétaire d’État US Antony Blinken a déclaré que Washington ne soutiendrait pas une invasion de Rafah sans un plan « clair » de protection des civils, or aucun plan n’avait encore été fourni. Des responsables israéliens seraient en train d’élaborer un plan visant à transférer les Palestiniens de Rafah vers des « îles humanitaires » au nord, où la nourriture et les médicaments sont déjà plus rares et où des personnes sont mortes de faim.

Le président Joe Biden a déclaré qu’une invasion de Rafah constituerait une « ligne rouge ». Mais il n’a évoqué aucune conséquence si Israël franchissait cette ligne rouge, comme il en a franchi tant d’autres. Netanyahou, comme à son habitude, a répondu par le mépris : « Nous irons là-bas. On ne va pas les lâcher ».

« Rasé, criblé de balles et dénudé ».

Au plus fort de la seconde intifada, en 2002-2003, j’ai vécu à Rafah en tant que volontaire du Mouvement de solidarité internationale (ISM), une organisation dirigée par des Palestiniens qui soutient la résistance non violente à l’occupation. Parmi mes collègues se trouvait Rachel Corrie, une volontaire étasunienne originaire d’Olympia, dans l’État de Washington. Son humour loufoque dissimulait une approche sérieuse de la vie – et le but de celle-ci – que je ne comprendrais pleinement qu’en lisant ses écrits, des années plus tard. Tom Hurndall, un photographe talentueux s’était joint au groupe. En avril 2003, un sniper de l’armée israélienne lui a tiré une balle dans la tête. Il est décédé après neuf mois de coma.

Déjà à cette époque, Rafah était « rasée, criblée de balles et dénudée », comme l’a raconté Rachel dans un message à ses parents. Nous avons passé la plupart des nuits dans les maisons des familles situées près de la frontière avec l’Égypte. Israël avait créé une bande de terre vide à cet endroit, démolissant des maisons pour créer une zone de tir libre, ce qui offrait un avantage tactique à ses troupes positionnées le long de la frontière. Parfois, ils avertissaient les familles de partir à l’aide de porte-voix. Parfois, ils tiraient dans les maisons jusqu’à ce que les familles s’enfuient. À tout moment du jour ou de la nuit, qu’il y ait ou non des démolitions, ils pouvaient tirer sur les maisons situées en bordure de la frontière.

Toutes les balles tirées contre un mur ne pénétraient pas dans les bâtiments. Mais certaines le faisaient, en particulier celles tirées avec des armes plus lourdes. Tous ceux qui ont séjourné dans la maison de notre ami Abu Jamil, y compris Rachel, n’ont pu que remarquer les impacts de balles sur le mur intérieur, à hauteur de tête, au-dessus de l’évier de la cuisine. C’est là qu’il jouait avec ses enfants.

Quand les Palestiniens nous appelaient, nous allions protester contre les bulldozers blindés d’Israël qui travaillaient le long de la bande frontalière. Nous les tenions à l’œil et nous essayions d’intervenir lorsqu’ils s’apprêtaient à démolir une maison. Nous les avons ralentis à plusieurs reprises, nous avons rendu leurs opérations plus délicates, nous avons donné à une famille ici ou là un répit de quelques jours ou de quelques semaines. Nous avons sans doute attiré les projecteurs du monde entier sur cette bande de terre plus souvent que si nous n’avions pas été là. Mais la démolition a continué. Et le monde avait d’autres préoccupations : l’invasion de l’Irak était imminente.

Le 16 mars 2003, un peu après 17 heures, j’ai vu l’un des bulldozers israéliens, énorme et massif, se diriger vers la maison du Dr Samir Nasrallah et de sa jeune famille. Rachel, une amie du Dr Samir, s’est placée entre le bulldozer et la maison. Alors que le bulldozer se dirigeait vers elle, il a commencé à former un monticule de terre devant sa lame. Lorsque le monticule atteignit Rachel, elle commença à l’escalader, luttant pour garder pied sur la terre molle, se stabilisant avec ses mains, jusqu’à ce que sa tête soit presque au-dessus du niveau de la lame. Le conducteur aurait pu la regarder dans les yeux. Mais il a continué à avancer, et elle a commencé à perdre pied.

Quelques semaines avant ce jour, Rachel avait fait un rêve où elle tombait. Elle l’avait consigné dans son journal :

. … tomber à mort de quelque chose de poussiéreux, de lisse et d’effrité comme les falaises de l’Utah, mais je continuais à m’accrocher, et quand chaque nouveau point d’appui ou poignée de rocher se brisait, je tendais la main en tombant et j’en saisissais un nouveau. Je n’ai pas eu le temps de penser à quoi que ce soit, j’ai juste réagi…. Et j’entendais « Je ne peux pas mourir, je ne peux pas mourir », encore et encore dans ma tête.

Le sol de la frontière de Rafah, un mélange inégal d’argile et de sable, a une teinte chaude, pas si différente de celle des falaises de l’Utah. Au fil des ans, comme la plupart des écrits de Rachel, le cauchemar semble avoir les qualités d’une prémonition.

Malgré tous ses efforts, Rachel n’a pas pu garder pied ; le bulldozer a continué à avancer, il l’a entraînée, l’a enfoncée dans la terre et lui a broyé les entrailles. Elle est morte alors que je lui tenais les mains dans l’ambulance, sur le chemin de l’hôpital. Dans mon premier compte rendu de l’événement, écrit deux jours plus tard, j’ai noté que dix Palestiniens avaient été tués dans la bande de Gaza depuis  la mort de Rachel, en grande partie sans que l’on s’en aperçoive au-delà de l’enclave elle-même.

Ma propre amitié avec Rachel mise à part, il y a un certain malaise à raconter cette histoire qu’il est pourtant nécessaire de reconnaître, surtout aujourd’hui, au regard de la dévastation à laquelle Rafah est confrontée. Il y a des années, une partie de notre objectif visait à exploiter une structure de violence raciste et la structure d’attention raciste qui l’accompagne, afin de saper ces structures elles-mêmes. D’aucuns pourraient penser qu’une telle tentative a toujours été chimérique. Ou que toute tentative d’exploiter d’une telle structure raciste, telle que nos efforts pour attirer les regards internationaux sur Gaza, reviendrait inévitablement à confirmer cette structure en question.

Quoi qu’il en soit, j’ai fait mon choix il y a plus de vingt ans, et je me suis engagé. Chaque fois que l’on me demande de parler de Rachel, je le fais, non seulement pour honorer une amie, mais aussi parce que son histoire est peut-être un moyen de rendre compréhensibles à certaines personnes, loin de la Palestine, des vérités plus larges sur la violence de l’occupation et la politique qui rend cette violence possible. Et que ces vérités nous ramènent en fin de compte aux Palestiniens et à Rafah. Je pense même qu’elles mènent aussi à d’autres endroits.

L’armée israélienne fonctionne sur base de l’impunité. Ainsi, lorsqu’un événement exceptionnel, tel que l’assassinat d’un non-Palestinien, soulève la question de la responsabilité, le système est mal préparé pour y répondre. Le résultat est souvent une série de mensonges bizarres. Dans le cas de Rachel, les autorités auraient pu se contenter de contester les détails de nos témoignages. Au lieu de cela, elles ont également inventé l’affirmation selon laquelle Rachel s’était « cachée derrière un talus » et avait été frappée par la chute d’une dalle de béton. Nos photographies de la scène, avant et après la mort de Rachel, ont montré qu’elle se tenait sur un terrain dégagé.

Selon un schéma familier, la réponse officielle a été, dans un ordre approximatif : nous n’avons rien fait ; nous l’avons fait, mais ce n’était pas notre faute ; même si c’était notre faute, nous ne sommes pas responsables, et de toute façon c’étaient des terroristes. Le commandant des forces israéliennes pour le sud de la bande de Gaza à l’époque de l’assassinat a déclaré à un tribunal de Haïfa, sans doute sans rire, qu' »une organisation terroriste avait envoyé Rachel Corrie pour faire obstruction aux soldats des FDI. Je dis cela sur base de connaissances précises« . Ceux qui observent la guerre actuelle penseront certainement à toute une série de déclarations « précises » du même genre.

L’impunité d’Israël est une exportation étasunienne

Les volontaires qui se rendent sur le théâtre d’une guerre pour se tenir aux côtés de ceux qui sont en première ligne ont toujours été au cœur de la tradition internationaliste. Et cela reste vrai aujourd’hui, qu’il s’agisse d’accompagner des bergers et des cueilleurs d’olives dans les collines de Cisjordanie, d’approvisionner les soldats ukrainiens sur les lignes de front de la guerre avec la Russie, d’apporter un soutien médical aux révolutionnaires du Myanmar ou de combattre le soi-disant groupe État islamique aux côtés des YPG dans le nord-est de la Syrie. Ces efforts, et les personnes qui les entreprennent, ne doivent pas être idéalisés. Mais la solidarité et les liens profonds qu’ils incarnent sont uniques.

Néanmoins, ce genre de choses n’est pas à la portée de tout le monde. Et ce n’est pas une fatalité. La solidarité des volontaires doit être associée à un projet complémentaire visant à mobiliser le pouvoir des États – en particulier des États-Unis – aux mêmes fins. C’est quelque chose dans lequel la plupart des gens peuvent s’impliquer d’une manière ou d’une autre. Dans le cas de la Palestine, il s’agit d’abord d’obtenir le soutien de l’opinion publique et d’exercer une pression politique en faveur d’un cessez-le-feu et de l’arrêt de l’aide militaire à Israël. Pour ce faire, il faut exercer une pression constante sur Biden et soutenir les partisans d’un cessez-le-feu au sein du Congrès contre ceux qui veulent sanctionner leur position.

Les États-Unis soutiennent l’occupation israélienne par le biais d’une aide militaire et financière massive. Et ils soutiennent la guerre actuelle contre Gaza. Jeremy Konyndyk, ancien haut fonctionnaire de l’administration Biden, a déclaré au Washington Post que l’administration avait facilité « un nombre extraordinaire de ventes au cours d’une période assez courte, ce qui suggère fortement que la campagne israélienne ne serait pas possible sans ce niveau de soutien américain« .

Le résultat, toujours douloureusement évident à Rafah, est que l’impunité d’Israël est une exportation étasunienne. Mais, selon toute vraisemblance, le retrait du soutien ne suffira pas. Des sanctions conçues pour contraindre à la reconnaissance des droits fondamentaux des Palestiniens seront nécessaires. Elles devront aller bien au-delà du ciblage des colons individuels ou de leurs partisans.

L’appel aux sanctions est un défi direct à la conduite principale et tacite de la politique US envers Israël. Biden et ses subordonnés parleront de la nécessité d’un État palestinien et de la nécessité pour Israël de faire preuve de retenue. Mais leur conduite principale n’a pas bougé depuis trois décennies et dominait déjà les décennies précédentes : Israël ne doit jamais être forcé à faire de telles concessions. Israël peut être cajolé, flatté, raisonné ou encouragé, mais jamais contraint. Le résultat est que la Palestine est maintenue dans un état d’exception permanent.

Un parent du Dr Nasrallah, le pharmacien dont Rachel défendait la maison familiale lorsqu’elle a été tuée, m’a dit qu’il avait l’impression que Rafah avait été aspiré dans un « trou noir, où les règles internationales ne s’appliquent pas, et où le monde ne peut ni nous voir ni nous sentir« .

Il raconte qu’en rentrant chez lui un après-midi, il a découvert une scène de carnage, les conséquences d’une frappe aérienne sur un immeuble voisin, au cours de laquelle au moins deux familles ont été anéanties et une autre a perdu deux enfants. (Les amis des Nasrallah collectent des fonds pour les aider à se mettre à l’abri.) Le parent, qui a demandé à ce que son nom ne soit pas divulgué, a déclaré qu’il était désormais courant de voir des hommes fondre en larmes à la moindre défaite, incapables de subvenir aux besoins de leur femme ou de leurs enfants. « Nous parlons, dit-il, d’une frontière ténue entre la vie et la mort. »

Une invasion de Rafah, qui pourrait avoir lieu dans plusieurs semaines, serait un désastre « inimaginable », selon les médecins des Nations unies.

Pour reprendre les mots prononcés par Rachel quelques semaines avant d’être tuée, « je pense que c’est une bonne idée » : « Je pense que c’est une bonne idée pour nous tous si nous laissons tout tomber pour consacrer nos vies à stopper cela. »


Source originale : Jacobin
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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