Il faut absolument tordre le coup à toutes ces séries d’assertions indignées qui veulent que l’attaque de Charlie Hebdo se situe sur le terme/terrain/le plan des valeurs et de la forme de vie que nous propose le mode de gouvernement actuel. Dire que cette attaque, cet acte de guerre, se situe sur le terrain de la lutte contre « nos » valeurs comme la liberté d’expression, de la modernité contre la barbarie, du courage contre la couardise, de la peur et son absence, c’est se placer encore et toujours dans cette dualité qui permet d’évacuer l’état des rapports de force et éviter par là même de poser sur la table la question des agissements/actes de guerre de l’État français.
{« La guerre est le moteur des institutions et de l’ordre ;
la paix, elle, dans le moindre de ses rouages fait sourdement la guerre. »}
Commencer par établir clairement un postulat : les propos qui suivent ne sont la justification d’aucun acte, ils se situent au-delà de la justification, sur un autre terrain. C’est un essai d’interprétation de ce que ce moment de tension extrême met à nu, de quel manière nous renseigne-t-il sur les jeux de pouvoir en présence ? Ne nous trompons pas de sujet et essayons de replacer/réorienter/redresser le débat là où le pouvoir veut justement l’éviter. Et ce débat ne se place pas dans la justification ou non de tel acte, leur excuse, leur censure, leur manipulation, ou bien leur prétendu combat.
Il faut absolument tordre le coup à toute ces séries d’assertions indignées qui veulent que l’attaque de Charlie Hebdo se situe sur le terme/terrain/le plan des valeurs et de la forme de vie que nous propose le mode de gouvernement actuel. Dire que cette attaque, cet acte de guerre, se situe sur le terrain de la lutte contre « nos » valeurs comme la liberté d’expression, de la modernité contre la barbarie, du courage contre la couardise, de la peur et son absence, c’est se placer encore et toujours dans cette dualité qui permet d’évacuer l’état des rapports de force et éviter par là même de poser sur la table la question des agissements/actes de guerre de l’État français.
Qu’il soit clair que les indignations sélectives des politiques, tous les termes de cette « tragédie » ne sont vus que comme un espace d’opportunité politique. Les Hollande, Sarkozy et compagnie ne voient dans cet acte qu’un positionnement politique spectaculaire à avoir en termes d’image médiatique. C’est à celui qui se montrera le plus ferme. Ce qui va probablement se discuter lors des réunions interministérielles d’urgence, dans les réunions des bureaux politiques des partis et syndicats, ça sera la campagne de communication, les « éléments de langage » à adopter, de comment — et cela est horrible à dire — tirer un profit politique de cet acte de guerre. Comment justement ne pas voir en cet événement une réponse à la guerre en cours.
Il ne fait plus de doute à personne que l’État français n’a que faire de la liberté d’expression, que l’interdiction des manifestations propalestiniennes cet été, que la mise à mort de la presse libre et indépendante, que les différents procès contre les rappeurs et porteurs de paroles de la rage populaire, que les tentatives diverses et variées de traîner la contestation du monde qu’ils nous dessinent dans une répression féroce, que l’espace public est quadrillé par les forces de l’ordre, que le modèle dominant de la presse écrite aujourd’hui est soumis à un schéma économique et hégémonique délaissant l’information pour la rentabilité, que toute tentative d’expression en dehors des cadres et modalités fixés par l’État est frappée du sceau de la répression, et que et que et que. Et que principalement l’État n’utilise la défense de la liberté d’expression que comme « élément de langage », « lexique », quand cela sert ses intérêts, quand une campagne de communication fait miroiter une belle opportunité de se montrer comme le garant ultime des valeurs de liberté contre la barbarie, comme une autre mobilisation des esprits et des consciences avec un discours capable de « fonder une vérité liée à un rapport de force », comme le dit si bien Foucault.
Nous ne sommes pas en train de dire que l’État bloque la liberté d’expression, ou l’attaque, ou l’empêche de s’exprimer, bien au contraire, il mobilise cette valeur éthique comme un sujet politique dont il se porte garant et défenseur. Et par la suite, adossant cette vérité à son rapport de force, il permet de créer les catégories du bon et du mauvais, de l’acceptable et de l’inentendable, du politiquement correct et de l’indignable.
Le mode de gouvernementabilité actuel se fonde sur la production d’un discours à l’inverse des pratiques, de la création, catégorisation, comme pour mieux déployer son contrôle. Et devient capable de créer l’unanimité sur des valeurs qu’il manie et agence à sa guise. Et le pire dans tout cela : nous permet de développer notre indignation selon les termes qu’ils nous produisent et selon les dispositions spatio-temporelles dont ils décident.
Le pouvoir, l’élément de contrôle, ne peut ainsi nous laisser voir réellement ce qui se passe, et surtout le porter comme discours : que cet acte est un acte de guerre conséquence d’une politique guerrière mise en place par l’État français. Une guerre ouvrant ses fronts au Mali, en Syrie, en Libye, en Afghanistan, en Centrafrique, mais aussi à Joué-lès-Tours, au barrage du Testet, à Notre-Dame-des-Landes, dans les différents quartiers populaires de France et d’ailleurs. Que ce qui se joue ici c’est la survie d’un système de domination imposant à l’ensemble de la société un état perpétuel d’affrontement, de guerres entre les races, montant les uns contre les autres, organisant le chaos comme pour mieux nous désorganiser et permettre à l’État (la république, la démocratie, etc.) de paraître toujours comme le sauveur, le garant de la paix, l’entité qu’il va falloir soutenir quand ses logiques guerrières trouvent du répondant en face. Voila ce que dit Foucault de la paix : « C’est la guerre qui est le moteur des institutions et de l’ordre ; la paix, dans le moindre de ses rouages fait sourdement la guerre. »
Et l’un des principaux rouages est cette guerre qui porte le nom d’antiterrorisme qui se fonde principalement sur la construction de la figure et du mythe de l’ennemi, le barbare, mettant en péril nos valeurs et nos conceptions de la liberté. Nouvelles rengaines d’un patriotisme de façade mettant en place une unanimité générale, « une union nationale » (sans le FN, cela aurait été trop flagrant), comme le dit ce cher opposant considéré comme LA seule alternative il n’y a pas longtemps de cela (Mélenchon) : « Ils ne diviseront pas les Français. » Sauf qu’on oublie de dire au passage, que la façon de gouverner en France sinon dans le monde, est une division claire et perpétuelle des entités, une volonté de pointer du doigt : le fainéant et le travailleur, l’islamiste et le bon musulman, le Français et l’étranger, le fraudeur et l’honnête citoyen, le terroriste et le Rambo, le pourfendeur des libertés et son défenseur. Voila la réalité du pouvoir qui explose en plein jour, ce qui se passe n’est que la conséquence du jeu que l’on joue.
Et tout cela pour avancer dans un acte de plus du contrôle généralisé de la population (il n’y aura encore une fois pas ces « Français debout » quand les lois liberticides vont passer au Parlement pour nous garantir plus de sécurité face au barbare), dans cette gouvernementabilité qui joue à l’intérieur de nous-mêmes, utilisant nos émotions, nos sentiments pour ne pas les diriger contre les « organisateurs de l’oppression » que sont les États et leurs politiques de guerre.
Cette mobilisation derrière la « prétendue liberté d’expression » ne fera que cacher encore une fois que cette forme de vie que nous vendent les politiques, cette « civilisation » qui est attaquée n’a rien à voir avec les réalités de notre existence. Que le paradoxe majeur réside dans le fait qu’aujourd’hui on nous dit « pas touche à ma liberté » en tant que discours et posture, sans réellement appliquer les pratiques nécessaire à sa pleine réalisation. Qu’aujourd’hui, dans cette tension extrême et dans cette nudité des rapports de force que représentent ces attaques, ce ne sera qu’un pas de plus dans le sens de l’acceptation de cette forme de vie se fondant sur la peur, sur la haine des autres, sur la division de nos forces, de ce que disent très justement nos amis du comité invisible : la désorganisation de notre vie et nos formes de vie comme éléments derniers du mode de gouvernement actuel. Se rendre compte a-posteriori, que ces morts troublent notre « paix », cette paix qui fait sourdement la guerre. Que ce qui va suivre maintenant, c’est une mobilisation générale autour du mode de vie qu’ils nous proposent, cloîtrés dans nos peurs, enfermés dans nos rôles sociaux, engoncés dans la terreur de perdre son emploi, attachés un tant soit peu à un ensemble de valeurs qu’ils traînent dans la boue, à cette civilisation qui nous propose une vie de merde, dans une société qui n’existe pas, que basiquement on s’empêchera de tourner les yeux vers les réels organisateurs de la division, et nous nous proclamerons tous républicains, derrière cette même république qui expulse, marginalise, sélectionne, tue et se gargarise sur notre dos quand nous marchons avec la sincérité de croire aux valeurs que l’on défend.
Qu’aujourd’hui dire notre liberté est attaquée c’est dire exactement ce que dit Sarkozy, que notre civilisation est attaquée, que c’est une guerre contre la civilisation, cette civilisation où l’on est tous englobés nous poussant à accepter encore plus le mode de vie médiocre qu’ils nous imposent. Du genre, vous voyez la vie que l’on mène est la meilleure, regardez ils attaquent même notre liberté, comme pour mieux accepter encore une fois de plus la mort de l’autre, comme élément, comme horizon funeste de leur civilisation.
Bien sûr, on s’indignera contre cette attaque de ce que l’on construit comme nos valeurs, et on ne fera que verser dans l’unanimité du discours dominant, on dira main sur le cœur et voile sur les yeux « Pas touche à ma liberté » et on demandera des comptes à ceux qui disent « Je ne suis pas Charlie » (quoi tu n’as donc pas de cœur ?). Et que fondamentalement on oubliera que ce qui se joue ça sera une mobilisation de valeurs auxquelles on peut croire profondément et avec respect, comme pour mieux entériner la vie de merde qu’il nous propose. Pour ne pas voir qu’en visant Charlie Hebdo, les meurtriers visent une attaque sur le terrain du symbole dans leur guerre contre l’État.
Et bien sûr que l’État ne sera pas le sauveur, et que si on doit sortir dans la rue que l’on demande des comptes à toutes ces vermines qui composent la classe politique française, pourquoi doivent-ils entraîner nos vies et nos valeurs dans leur guerre ?
Et que la seule chose qui nous reste à faire est probablement de déserter leurs lieux, leurs espaces, leurs mobilisations et travailler à nous comprendre, à nous entendre, à créer des lieux, des espaces de rencontres et de partage pour dire merde aux meurtriers et merde à l’État.
Je ne suis pas Charlie, et je ne suis pas de leur civilisation.
{{{Source:}}}
[ La Voix du Jaguar->http://www.lavoiedujaguar.net/Quelques-reflexions-sur-la-guerre]
{{{Lire aussi:}}}
[Une autre civilisation s’impose->http://www.investigaction.net/Une-autre-civilisation-s-impose.html], par Saïd Bouamama