“Je viens soutenir quelque chose qui attend depuis 30 ans…” s’écrie ce jeune madrilène. Il est 3 heures du matin, Puerta del Sol, dimanche 22 mai 2011. Dans quelques heures les Espagnols sont attendus dans les bureaux de vote pour élire leurs représentants municipaux. Et le jeune de poursuivre : “Que le système change !”
Depuis une semaine, la place centrale de Madrid est occupée par des milliers de personnes venues protester contre le pouvoir en place. Autour du kilomètre 0 un formidable camp autogéré a pris place.
Tout commence le dimanche 15 mai. Six cents personnes se réunissent à l'appel de Democracia Real Ya* et de NoLesVotes*. Le rassemblement est pacifique. Ils sont pourtant délogés dans la nuit par les forces de l'ordre. Surgit alors la Spanish revolution.
"Nous n'avons pas l'habitude de manifester, comme vous en France, nous confie José, 36 ans". L'adhésion au mouvement du 15 M est unanime dans un pays où le chômage dépasse les 40 % chez les moins de 30 ans. José travaille, il fabrique des cuisines pour le Corte Inglés, l'équivalent de nos Galeries Lafayette, mais il se demande jusqu'à quand il pourra travailler étant donné la crise immobilière qui paralyse le pays.
Aucun déchet au sol ne vient entacher la Spanish Revolution
Derrière le mégaphone, se relaient toutes sortes de voix. Un jeune marocain vient parler de son parcours d'immigré, un autre lance une tirade sur les plantes médicinales, celui-là vient juste crier à l'assemblée qu'il les aime. Une fille revient souvent, à ses côtés une interprète de la langue des signes.
La place est à l'image de ce qu'est la rue en temps normal pour qui connaît l'Espagne : toutes les générations se côtoient. Même en pleine nuit, les vieux viennent témoigner leur solidarité. La journée, un espace pour les enfants a été imaginé, avec des jeux, des livres.
On ne peut être qu'admiratif devant l'organisation du camp "Toma la plaza". Toutes les activités d'une communauté ont été pensées et s'expriment dans un lieu précis : une zone de travail, une infirmerie, une bibliothèque, plusieurs postes pour se restaurer, etc. Des volontaires quadrillent la foule, une poubelle à la main, si bien qu'aucun déchet au sol ne vient entacher la Spanish Revolution.
Circuler dans la foule, samedi vers 21 heures, point culminant du rassemblement du week-end (peut-être 80 000 personnes) se fait sans heurt, sans aucune agressivité. Une immense banderole installée en hauteur annonce la couleur : "Revolucion, no es botellon", car les jeunes sont coutumiers des réunions autour d'une bouteille sur la voie publique. Ici, très peu d'alcool circule. Quelques Chinois tentent de vendre des cannettes de bière.
Le mouvement révolutionnaire s'est étendu grâce à internet et aux réseaux sociaux. Et le retour à l'écrit dans la communication est plus que jamais palpable à la Porte du Soleil. Un nombre incalculable de petits mots décorent la place. Du plus petit papier où est écrit "La historia es nuestra y la hacen los pueblos" (l'histoire est à nous, ce sont les peuples qui la font), "No hay pan para tanto chorizo" (Pas assez de pain pour tant de chorizo**), "Me sobra mes al final del sueldo" (Il me reste le mois à la fin du salaire) à l'immense banderole déroulée sur un des bâtiments de la place qui dit : "Abajo el r€gimen. Viva la lucha del pueblo sin miedo" (A bas le régime, vive la lutte du peuple sans peur).
La protestation est calme, la parole est à l'honneur. Quelques slogans reviennent pourtant, pareils à des vagues fédératrices : "Que no, que no, que no nos representan !" (Non, non, qu'ils ne nous représentent pas), "Le llaman democracia y no lo es !" (Ils appellent cela démocratie, et ça ne l'est pas).
Ya ha empezado
Dans une rue adjacente le syndicat des étudiants tente de récupérer le mouvement et nous distribue un tract. Sur une place voisine, un botellon rappelle qu'on est samedi soir et que ça se fête comme toutes les semaines. Puis, sur l'esplanade du Corte Inglés, on tombe sur une assemblée improvisée avec vote à main levée, et qui se disperse aussi vite qu'elle s'est créée.
Un peu plus loin, dans le quartier de Malasaña ou barrio de las Maravillas, centre historique de la Movida madrileña, les habitués d'un bar nocturne nous accueillent avec respect. L'autocollant "Ya ha empezado" (ça a commencé) que nous arborons sur la poitrine indique que nous arrivons de Sol. Cet homme de la quarantaine ne s'est pas déplacé, mais il est solidaire. Pour lui c'est un mouvement très madrilène, très classe moyenne, les quartiers n'ont pas encore bougé.
Dimanche matin, la révolution n'avait pas la gueule de bois des lendemains de fête. On continuait à distribuer de l'eau, des gâteaux, de la crème solaire. Le potager del Sol planté autour de la fontaine centrale poussait.
Que deviendra la révolution du soleil de Madrid ? Sera-t-elle récupérée par un leader politique ? La nuit prendra-t-elle le dessus ? "Si no salimos en los periódicos saldremos en los libros de historia" (si on ne sort pas dans les journaux, nous sortirons dans les livres d'histoire) pour taire la complicité passive d'une génération sacrifiée, première victime de l'ordre économique mondial, que les générations futures pourraient leur reprocher.
"Nuestra venganza es ser felices" (notre vengeance, c'est d'être heureux) rajoutait le jeune dans le mégaphone.
Je garderai, quant à moi, l'image de cet africain, assis par terre, les mains tendues et recevant un sandwich et une bouteille d'eau, sur son visage le sentiment d'être le bienvenu en Europe.
* Democracia Real Ya : DRY, no somos mercancía en manos de politicos y banqueros : plateforme ni syndicale, ni politique.
* NoLesVotes : Mouvement citoyen qui propose de ne pas voter pour les partis politiques majoritaires (PSOE, PP et CiU) au scrutin du 22 mai 2011 des élections municipales et autonomes d'Espagne.
** NDT : Double sens du mot chorizo, personne malhonnête et saucisse espagnole.