Le journaliste Marco Avilés, lui même étudiant en doctorat à l’université de Pennsylvanie, a réalisé un long entretien avec la leader étudiante Kelyn Leonela Labra Panocca au sujet des mobilisations dont le pays est le théâtre depuis que le président Pedro Castillo a été démis de ses fonctions, le 7 décembre 2022.
Kelyn Leonela Labra Panocca est présidente de la Fédération universitaire de Cuzco, historienne sur le point d’obtenir son diplôme, fille d’enseignants et petite-fille de dirigeants d’associations d’agriculteurs dans la province de Canas (département de Cuzco), et l’une des figures de la jeunesse que les mobilisations nationales commencent à révéler. Pourquoi garde-t-elle espoir malgré tout ?
Kelyn Leonela Labra Panocca est une étudiante quechua qui aura 23 ans en novembre, et il lui reste une année à faire pour terminer ses études d’histoire à l’Université nationale San Antonio Abad, à Cuzco. Comme pour beaucoup d’universitaires, la crise politique actuelle a eu pour elle l’effet d’un examen inespéré d’entrée dans la maturité. Voyant que plusieurs jeunes travailleurs ou étudiants étaient assassinés lors de manifestations dans des villes comme Andahuaylas, Leonela s’est demandé et a demandé à ses camarades s’ils pouvaient rester sans broncher et continuer à suivre leurs cours comme si de rien n’était. Quelques semaines plus tard, elle se trouvait à Lima avec une délégation de Cuzco. « Nous sommes les enfants des communautés paysannes qui ont étudié, désormais, à l’université », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse. « Ils ne réussiront pas à nous réduire au silence en nous faisant passer pour des terroristes parce que nous sommes désormais des étudiants conscients et informés. » Cela ressemblait à un manifeste d’une génération dénonçant une crise beaucoup plus profonde et ancienne. D’ailleurs, Leonela, qui a grandi à Espinar, a passé une partie de l’année 2012 murée chez elle tandis que dans la rue l’État réprimait la population pour des motifs pas très différents de ceux d’aujourd’hui. Dans cet entretien, Leonela pèse les réussites et les défis des mobilisations. Le mot « espoir » revient plus d’une fois.
Kelyn ou Leonela ?
Au collège on m’appelait Kelyn. À l’université, on me dit plus souvent Leonela. J’ignore pourquoi, en vérité, je ne me rappelle pas très bien, mais il y a eu un moment où je suis passée de Kelyn à Leonela. C’était peut-être plus familier. Mes camarades les plus proches me disent Leo, par affection.
Et toi, lequel préfères-tu ?
J’aime bien les deux prénoms mais je crois que le deuxième fait plus sérieux. Du coup, dans les moments difficiles, je pense que Leonela, c’est bien.
Ma mère était de Chumbivilcas et, comme dans la province de Canas, l’identité de cette région repose en partie sur l’idée de résistance. Autrement dit, ils se considèrent comme des peuples entrés en résistance dès avant la Conquête.
Dans une conférence, à Lima, tu as dit que les mobilisations actuelles ne datent pas d’aujourd’hui mais sont héritées de nos parents et grands-parents. À quoi fais-tu allusion ?
J’ai dit ça parce que la presse et beaucoup de gens croient que ce que l’on est en train de vivre est dû uniquement à Castillo. De cette façon, ils stigmatisent toute la mobilisation. Mais la réalité est différente.
Il y a longtemps, Canas et Espinar formaient une seule nation qui incluait aussi Chumbivilcas [1] et une partie de la province de Caylloma [2]. Il s’agissait de la nation K’ana, et son épicentre a toujours été Espinar. On parle d’un peuple reconnu pour avoir de vaillants guerriers capables d’empêcher la domination inca, et qui s’est toujours trouvé en situation de devoir défendre sa société. Mais, pour revenir au présent et pour l’expliquer d’une manière très concrète, tu te rappelleras que le Congrès a approuvé la tenue d’élections anticipées. Pour la classe politique, cela devait signifier la cessation de toutes les mobilisations et manifestations. Mais le mois de janvier est arrivé et ce qui s’en est suivi, en termes de mobilisations, a été encore plus grand.
Dans la ville de Cuzco même, il n’y avait plus de mobilisations. On aurait dit que les gens voulaient laisser les choses se faire, comme résignés à l’idée d’avoir Dina Boluarte pour présidente. Mais dans les provinces, en particulier, la réalité était autre parce qu’on était en train de s’organiser pour descendre dans la rue. Et on se disait : « Si la capitale du département de Cuzco ne déclare pas le blocage, on ira sur place. Si Lima ne bloque pas, on ira à Lima. » Pour cette raison, même si aujourd’hui le Congrès donne son accord à des élections anticipées, je ne crois pas que les mobilisations vont s’assagir. Peut-être à certains endroits, mais pas dans la majorité.
Ce que les gens recherchent actuellement, notamment les citoyens des provinces « plus éloignées », c’est la justice. Il ne s’agit pas seulement des plus de soixante morts imputables au gouvernement actuel. Il s’agit des personnes beaucoup plus nombreuses qui sont mortes durant les années de répression, lorsque les autorités tenaient le raisonnement suivant : « Je réprime, je lance des bombes, j’assassine et personne ne va me juger parce que nous sommes dans un pays où il n’existe ni État, ni presse. » Ce ras-le-bol remonte à plus loin. Et beaucoup de familles n’ont pu obtenir justice.
Tu penses aux conflits avec les entreprises minières ?
Oui. Mais, souvent, la violence est venue de l’État même qui, dans ces situations, permet que l’on réprime, qu’on assassine. La population en a assez, elle est très contrariée. Qui ne ressent pas de la douleur d’avoir perdu un proche ? C’est pour ça que je disais que le combat de la population ne date pas d’aujourd’hui. Si l’on parle dans beaucoup de régions d’une nouvelle constitution ou d’une assemblée constituante, c’est justement parce que l’État a créé un climat de tension dans les zones d’action des entreprises concessionnaires. Le plus salutaire aurait été que la classe politique le comprenne. Je sais bien qu’il existe dans notre pays différentes positions, mais ces positions différentes ne peuvent pas se baser sur le racisme, le classisme et la discrimination en plein XXIe siècle. Je crois que les gens se mobilisent pour cette raison. Parce que la justice existe pour certains et pas pour d’autres.
Pendant tout ce temps, le Congrès a « réussi » à se délégitimer, au point que presque personne ne le respecte et n’est d’accord avec lui. De la même façon, madame Dina Boluarte, qui le remplace, a tout fait pour que les gens demandent sa démission parce que dès le premier jour de son gouvernement sa politique a consisté à tuer. Et elle n’en assume pas la responsabilité. C’est un être humain comme nous, une mère, une fille, que sais-je encore. Mais tout ce qu’elle fait, c’est mentir. Et, évidemment, cela agace la population, la dérange, la frustre.
À intervalles réguliers, Espinar devient le théâtre de luttes entre la population, l’État et les entreprises minières. Qu’est-ce que cela fait de grandir ici ?
Mes parents sont enseignants. Tous les deux approchent de la cinquantaine. Ils ont connu les gouvernements les plus critiques du pays. Je suis née en 2000, j’ai presque 23 ans, et l’époque dont je me souviens le plus nettement est l’année 2012, quand un conflit très dur s’est produit. Le maire d’alors lui-même, Oscar Mollohuanca, soutenait les mobilisations. J’avais douze ans et je me rappelle principalement que ma mère ne nous laissait pas sortir, même pour acheter du pain. Depuis, je me suis trouvée face à face avec la police, avec les bombes lacrymogènes, j’ai senti les tirs et ressenti que j’aurais pu être une victime de cette violence, parce que je suis devenue adulte. Mais, en ce temps-là, je n’étais qu’une petite fille à la charge de sa mère dans une maison fermée. De là, on entendait les bombes, les balles, et la radio annonçait des blessés, des morts. Et moi je pleurais, je disais à mon frère d’appeler mon père. Mon père est de Canas. Et c’est aussi quelqu’un de très courageux. Il a fini par être blessé.
Quand tu étais petite, qu’est-ce que tu comprenais de ce qui se passait ?
En ce temps-là, je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je sais que le problème vient de la pollution minière et de l’élargissement du site. L’exploitation des mines à Espinar remonte à l’époque de la colonie. Mais elle n’a jamais été à grande échelle. S’agissant de l’exploitation à grande échelle, en 2012, une plateforme de lutte a consisté à demander que l’on refuse d’accorder le permis d’extension parce qu’on comprenait que beaucoup de communautés seraient touchées. C’est comme aujourd’hui, avec un autre projet d’extension, vers Coroccohuayco. Et aussi parce que jusqu’à maintenant et depuis des années, ils demandent de revoir l’accord-cadre. Pourquoi ? L’entreprise minière cherche toujours à faire en sorte que ceux qui gouvernent à Espinar soient des maires ayant un lien avec son activité et, souvent, les projets présentés ne sont pas à l’avantage de la collectivité mais des autres acteurs.
Comment deviens-tu dirigeante ? Malgré ton âge, et avant d’arriver à Lima avec la délégation d’étudiants de Cuzco, tu as passé des années à te mobiliser à l’université. Pour soutenir le retour au présentiel, t’opposer à l’accès libre aux universités…
Quand mes parents se sont séparés, j’allais passer mes vacances chez mes grands-parents, dans la communauté de Patillani Bajo. Avec eux, j’ai beaucoup pratiqué le quechua. Pendant nos promenades, mon grand-père me disait que, lorsque je serais diplômée, je ne devais pas revenir chez nous pour balader. C’était un jeu de mots : il voulait dire que je ne devais pas revenir dans notre communauté pour la balader, c’est-à-dire pour la tromper. Mon grand-père a été dirigeant de sa communauté, et il m’emmenait à ses réunions. Quelques fois, à la fin, je chantais des chansons de Rosita de Espinar, et les gens m’applaudissaient. Il m’est même arrivé de gagner un barbecue. De ce point d’observation, je voyais comment la communauté était organisée. Et mon grand-père disait : chez nous, on ne parle pas l’espagnol mais on le comprend. Je crois que c’est grâce à lui que je suis devenue dirigeante.
Quand je suis arrivé à Cuzco, j’étais une étudiante très sage, de ces filles qui ne pensent qu’à étudier, et je n’accordais pas beaucoup d’importance à l’organisation. Mais, pendant cette période, j’ai eu des problèmes de santé, beaucoup d’acné, et je me suis lancée dans de nombreuses activités pour mon propre bien-être : sport, danse, bénévolat, réunions étudiantes. Et c’est comme ça que, peu à peu, je suis entrée à l’Assemblée régionale des jeunes de Cuzco. En 2019, j’ai eu l’occasion de me rendre à deux congrès nationaux. Là, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas d’instances nationales représentatives de jeunes. Autrement dit, il n’y a personne actuellement pour prendre la parole et appeler tous les jeunes du Pérou à se prononcer sur ces événements. Je me déplaçais en bus et voyais partout les difficultés des gens et les différences. Et cela me confirmait ce que j’avais vécu gamine en voyageant avec mon père, qui travaille jusqu’à aujourd’hui dans une école à classe unique, où les enfants du CP au CE2 se trouvent dans un même groupe, et ceux du CM1 à la sixième dans un autre. Au Pérou, l’éducation n’est pas égale et les chances ne sont pas les mêmes pour tous.
À propos de voyages, à quel moment décides-tu avec ton organisation de participer aux mobilisations qui, au bout du compte, t’ont conduite à Lima.
La Fédération universitaire de Cuzco est une organisation historique. Si, très souvent, ses dirigeants ont été plus impliqués dans les luttes politiques que dans les questions universitaires, aujourd’hui la Fédération a une équipe technique incroyable. Exactement ce qui a manqué à l’ex-président Castillo. En politique, l’important n’est pas de parler beaucoup mais de prouver ce que tu avances par des faits. Et comme la Fédération est une organisation historique, on a pu voir aussi en quoi devait consister notre travail. Notre but, c’était que les étudiants comprennent que la Fédération est leur espace de représentation, que cet espace ne soit pas accaparé par un parti politique, mais qu’il constitue un outil pour transmettre nos revendications aux autorités universitaires. Les manifestations ne sont donc pas une nouveauté pour nous. Nous avons été mobilisés depuis que nous avons assumé des responsabilités dans l’organisation : pour exiger le retour au présentiel des enseignements après la pandémie jusqu’au piquet qu’on a fait pour des camarades qui faisaient l’objet de poursuites judiciaires. Actuellement nous représentons 20 000 étudiants des licences, masters et doctorats.
Mais comment avez-vous décidé de vous joindre aux mobilisations contre Boluarte ?
Le jour même de la tentative de coup d’État de Castillo, l’Assemblée universitaire a été dissoute. Et la nouvelle nous a carrément anéantis : personne n’attachait plus d’importance à la vacance du poste de recteur parce que la situation nationale était plus urgente. Il s’est passé deux ou trois jours vraiment épuisants pour moi entre les réunions, déclarations à la presse, etc. On était sorti d’une grève des enseignants qui nous maintenait dans la virtualité et avec les mobilisations, les grèves, une fois de plus l’université nous renvoyait dans le monde virtuel. Mais après que de nombreux étudiants se sont autoconvoqués aux mobilisations, on a occupé l’université et motivé les étudiants. On se disait : « Il y a trois morts parmi nos camarades d’Andahuaylas ; comment pouvons-nous continuer à suivre les cours ? Est-ce que la mort nous est égale ? » Et on est descendu dans la rue. De notre côté, on irait bien tous les jours manifester, mais la situation varie entre les étudiants. Beaucoup ne pensent qu’aux études, d’autres ont peur, d’autres ne comprennent probablement pas le contexte, ou ressentent encore la fatigue de la pandémie. Nous avons été nombreux à commencer à participer aux soupes populaires pour soutenir ceux qui arrivaient à Cuzco de la province. Parce que l’indifférence régnait aussi à Cuzco. Et, comme à Lima, on te disait : « Hé, cholo, va donc défiler dans ta campagne. » C’était terrible.
C’est ça qui t’a poussée à aller à Lima ?
D’abord, j’ai vu les camarades de la Fédération en pleurs. Cela m’a appris beaucoup de choses. Certains ne pouvaient pas participer facilement aux mobilisations. Et un ami très proche de la Fédération m’a dit un jour que ses parents étaient un peu réticents parce qu’ils craignaient qu’il lui arrive quelque chose à cause des affrontements. Alors je me suis dit : « Bon, j’ai la possibilité de participer, je vis seule. » Et c’est comme ça que j’ai décidé de me rendre à Lima pour voir comment aider là-bas aux mobilisations des camarades des régions. Et là j’ai vu que mes camarades pleuraient et étaient tristes. Et je ne pouvais pas pleurer, pour ne pas ajouter à la tristesse de certains. Quand cela arrive, il faut que quelqu’un soit fort, et on ne doit pas pleurer, même si on en a envie. Alors je disais simplement : « Bon, c’est comme ça. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? C’est ce à quoi il nous faut faire face. »
Pendant le voyage à Lima, on a reçu beaucoup de soutien. Durant tout le chemin, ils nous offert de la nourriture, de l’eau, des sucreries. Ils nous disaient : « On vous remercie d’aller à Lima ; revenez tous en vie ». Ça a été comme ça pendant tout le trajet. On s’arrêtait pour qu’ils nous donnent de l’eau et ils reprenaient leurs harangues. En voyage, je ne peux rien avaler de consistant, ça me rend malade. Mais à Ica des dames nous ont offert une soupe, et cette rencontre a été très agréable. À Lima, nous avons été reçus par les camarades des autres universités. J’avais l’embarras du choix pour m’installer, entre San Marcos, l’UNI et d’autres endroits. Et j’ai séjourné à l’UNI.
Qu’as-tu ressenti quand le gouvernement a envoyé des chars et des camions en menaçant de vous expulser par la force ?
On était un groupe de 40 à 50 personnes et on est tous allés à l’UNI. Mon plan était de ne pas sortir de là parce que c’était l’endroit le plus sûr, le plus tranquille, le plus fiable. On était en sécurité, les gars de l’Acuni [Association des centres d’étudiants de la UNI] se tenaient à nos côtés en permanence. Contrairement à ce qu’a fait la rectrice de San Marcos, le recteur de l’UNI a défendu l’autonomie. J’ai été très heureuse de voir les chars partir. À un moment, j’ai eu peur parce que les patrouilles nous suivaient, nous surveillaient, interceptaient les camarades lorsqu’ils allaient acheter leurs masques… Et même si j’avais en tête de ne pas quitter cet endroit, on a fini par partir par respect pour mes camarades de l’Acuni, qui nous ont soutenus, qui étaient vraiment épuisés et qui ne dormaient pas pour nous protéger. Et on s’est installé dans des maisons de particuliers.
Est-ce que des gens que tu connais ont été arrêtés ?
On nous a menacés depuis qu’on organisait des grèves sous le gouvernement Castillo. Ce n’était donc pas nouveau. Mais, à Lima, ce qui a été difficile pour moi, c’est qu’ils aient frappé les garçons de ma délégation le jour de la grande manifestation. Un camarade a été arrêté et j’ai vu qu’il était couvert de sang. Mes camarades d’Espinar, qui se trouvaient aussi en première ligne, ont été blessés par des cartouches de bombes lacrymogènes. Un de mes camarades a également été arrêté et blessé, et a disparu pendant deux jours.
Tu espérais que les manifestations pourraient pousser Boluarte à démissionner ?
Le but était que Lima se réveille. Parce que pour Lima tout paraissait normal : les massacres dans le sud, la répression dans les Andes, les morts. Que du normal. Donc, le but était que Lima puisse sentir la présence des régions. C’était plus ou moins ce qui s’était passé auparavant à Cuzco. Là aussi, il y a eu des gens qui n’étaient pas d’accord, des gens qui voulaient se battre avec les manifestants, des gens qui se faisaient passer pour des manifestants et qui, au final, était infiltrés. À Cuzco, beaucoup de gens étaient et sont toujours totalement indifférents. Les provinces ont dû venir affirmer que les mobilisations n’étaient pas traitées de façon juste.
Et tu crois que les villes de Lima et Cuzco ont fini par se réveiller ? À quoi a abouti la présence des régions ?
Je crois qu’elle a mis en évidence le vrai visage de madame Boluarte, du Congrès et de quelques autorités comme la rectrice de San Marcos. Elle a mis en évidence la discrimination que l’on ne parvient pas à vaincre dans notre pays. Mais, dans le fond, je ne sais pas si les villes se sont réveillées.
Comment sortir de cette crise ?
On croyait que le Congrès pourrait donner son accord à des élections anticipées. Mais non. Ils ne veulent pas d’une concertation. Ils ne veulent pas partir. Et, apparemment, encore moins madame Boluarte. Je crois que la population continuera de se mobiliser en quête de justice. Et, tôt ou tard, elle devra démissionner face à la pression. Il ne reste au Congrès que cette semaine pour réaliser un acte symbolique vis-à-vis de la société. Il pourrait aussi exister une plus grande pression internationale, qui pourrait susciter davantage de démissions dans l’entourage de Boluarte, parmi ses ministres et dans son équipe technique. Mais, en fait, il est très difficile de te dire aujourd’hui quelle sera l’issue de tout cela. Tout peut arriver à n’importe quel moment.
Est-ce que tu crois que l’Assemblée constituante, comme on l’entend souvent, peut être une soupape de sécurité ?
Il est important de pouvoir soumettre la question à une consultation populaire. Compte tenu des acteurs politiques que nous avons actuellement, franchement, je crois que c’est l’option qu’eux-mêmes encouragent. Imaginons qu’il se passe encore un mois sans démissions ni consensus pour la tenue de nouvelles élections : ce sont des scénarios beaucoup plus critiques, et des choses aujourd’hui aussi lointaines que l’Assemblée constituante paraîtront, dans ces contextes, beaucoup plus réalistes. C’est pourquoi je crois que la voie la plus salutaire et démocratique, à l’heure qu’il est, serait de proposer un référendum. Toutes les personnes qui sont opposées aux propositions pourraient alors défendre et étayer leur point de vue. Parce que, qu’on le veuille ou non, il existe dans le pays différentes positions. Ce qui manque, ce sont des canaux de dialogue. C’est ce qu’on voit dans la réalité. Mais même si la voie la plus salutaire serait d’offrir la possibilité d’un référendum, les autorités ne veulent pas non plus envisager cette option. Sans issue à l’horizon, la crise s’aggrave et il est probable que, tôt ou tard, tout se terminera par une Assemblée constituante.
Dans l’hypothèse d’un débat dans le contexte d’un référendum, quels éléments devraient figurer dans une nouvelle constitution, selon toi ?
Elle devrait promouvoir un respect réel des droits humains. La Constitution dispose que toute personne a droit à l’éducation mais, en réalité l’éducation est inégalitaire. Elle dispose que toute personne a droit à la santé, mais les communautés voisines des entreprises minières ou extractives souffrent d’effets directs sur leur bien-être. L’État devrait dire dans la Constitution que, dans les secteurs de l’économie où les entreprises sont actuellement favorisées par rapport aux communautés, il faut non seulement une réglementation renforcée mais aussi une plus grande précision sur le respect des droits humains. Il est également nécessaire que l’État reconnaisse légalement les territoires dont l’identité comporte des particularités importantes, et qu’il garantisse une éducation interculturelle, multilingue. Parce qu’il existe une fracture éducative et économique assez large entre ceux qui parlent espagnol et les autres. Il en va de même dans le domaine de la justice : les lois s’appliquent avec plus ou moins de rigueur selon la population concernée.
On observe non seulement une répression au sens strict contre les citoyennes et citoyens du Pérou, mais aussi une autre qui vise principalement la population andine et indienne. En tant que femme quechua, comment vois-tu l’avenir de cette partie de la population du Pérou ?
Avec beaucoup d’espoir, en fait, parce que je crois que nos familles se sont énormément démenées pour que les personnes de notre génération soient diplômées de l’université. Ce phénomène pourrait mal tourner parce que beaucoup de gens, après leurs études, pourraient oublier d’où ils viennent. Mais il existe aujourd’hui une population à laquelle tu ne peux mentir et dire : « Tu es un terroriste parce que tu as migré de la campagne à la ville, tu es terroriste parce que tu te mets en grève, tu es terroriste parce que tu manifestes. » Cela tourne au ridicule. Je crois que même les camarades qui viennent de zones encore plus « éloignées », où les moyens de communication sont probablement très rares, peuvent maintenant s’informer beaucoup mieux. Voilà pourquoi je garde espoir. Et je pense que cet espoir fait notre force. On a bien avancé : il n’est plus possible de faire peur aux paysans en les traitant de terroristes, ni aussi facile de leur mentir. Sinon, on serait laissé prendre par le discours tenu par beaucoup de gens : « Non, mais tu l’as élue [Boluarte], maintenant assume. » Très bien. J’ai voté pour madame Boluarte sur une liste présidentielle qui a remporté les élections démocratiquement. Mais ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est assassiner et fouler aux pieds les droits humains, la vie des personnes, ce qui est regrettable. Par conséquent, comme j’ai le droit de voter pour elle, j’ai aussi le droit de demander qu’on la démette des fonctions que nous lui avons confiées à un moment donné.
Le pouvoir de l’éducation a probablement eu un effet au sein de ta famille même, n’est-ce pas ?
Ma grand-mère ne sait pas écrire. Jusqu’à présent au moins, elle continue de signer avec son empreinte digitale.
Un Pérou qui protège et reconnaît ses populations autochtones est-il possible ?
Il ne s’agit même pas que les populations autochtones soient mieux protégées quand ce que nous constatons aujourd’hui, c’est qu’on ne nous reconnaît même pas le droit de vivre. Avec ces manifestations, nous ne revendiquons même pas plus de reconnaissance : nous demandons uniquement que l’on respecte notre droit de vivre et de profiter de la vie comme n’importe qui, de Tacna à Tumbes. Il faut que pour ce droit on passe de la lettre à la pratique.
Tu espères qu’un jour le Pérou offrira une éducation complète, du primaire à l’université, dans les langues autochtones.
J’estime que c’est faisable et qu’on pourra enfin parler d’institutions bilingues. Déjà à l’Université San Antonio Abad une très grande partie de l’information institutionnelle et pédagogique existe en deux langues. Et, que je sache, cela ne fait de mal à personne. Mieux, c’est une fenêtre pour que beaucoup de personnes quechua aient accès à l’information. Je ne doute donc pas qu’un jour cela soit étendu à d’autres langues.
Si une Assemblée constituante était convoquée, tu te vois participer ou essayer de participer à ces débats ?
Il est vrai que l’Assemblée constituante est un espace dont les membres ne sont plus seulement des autorités mais aussi les représentants du peuple, d’organisations, de groupes. Donc, il nous appartiendra probablement de désigner des représentants dans les universités. Le point principal qu’il nous faudra certainement défendre est l’enseignement universitaire, qui ne devrait pas être coupé de l’enseignement de base.
Ton organisation s’est opposée à l’idée d’un accès libre aux universités, proposée par le gouvernement précédent.
Quand nous avons assumé la responsabilité de la Fédération, à Cuzco, nous avons exigé un diagnostic des filiales. Les filiales sont les sièges que l’université possède dans différentes provinces de la région de Cuzco. Et la situation est préoccupante parce que ce sont des structures d’enseignement qui tombent en ruine. Et si tu proposes un accès libre aux universités, où ces élèves vont-ils bien pouvoir étudier ? Il n’y a pas de laboratoires, il n’y a pas d’infrastructure, et tu proposes un accès libre aux universités ? La proposition du gouvernement de Castillo était une offre populiste. Quand on lit le projet de loi, on voit que ce qui était vraiment proposé, c’est l’accès gratuit pour les élèves les mieux classés dans l’enseignement de base ou général. Ce n’est donc pas vraiment de l’accès libre.
Quel bilan tires-tu du gouvernement Castillo ? Que penses-tu aujourd’hui de cette personnalité ?
L’ancien président a obtenu un soutien de la population pour laquelle son élection a représenté un espoir. Comme je te le disais, on garde espoir malgré tout. Mais cet espoir n’a pu se concrétiser. Premièrement, parce qu’il a commis beaucoup d’erreurs en tant que politique. Dans un pays avec un régime comme le nôtre, il n’a pas pu s’entourer de personnes qui l’aident à progresser sur le plan technique. C’est probablement la raison pour laquelle il en est arrivé là : jugé et démis de ses fonctions. Deuxièmement, il a peut-être passé plus de temps à parler qu’à agir.
S’agissant des espoirs pour le pays, qui aimerais-tu voir en politique à ce niveau ? Tôt ou tard, il y aura des élections, mais les noms qui reviennent dans les enquêtes sont ceux de toujours, comme de vieilles maladies que nous n’arrivons pas à soigner.
Il y a quelqu’un qui m’a plu par sa façon d’affronter toute cette situation : c’est le recteur de l’UNI, Alfonso López Chau. Mais il est très improbable qu’il parvienne à devenir président. Car les universités ont beau être du peuple pour le peuple, leur fonction a beau être de servir le peuple par le biais de ses diplômés, je crois qu’elles demeurent très coupées des citoyens. Cela mis à part, en cette période très complexe, le docteur López Chau a su répondre sans avoir à menacer quiconque, sans avoir à mettre quiconque au pied du mur, sans avoir à offenser personne, sans avoir à acculer personne. Et ce n’est pas une vertu fréquente, à une époque où les politiques de droite et de gauche cherchent à acculer leurs adversaires.
Que penses-tu des théories sur l’éclatement du Pérou ?
Ce sont des blagues. On dirait des mèmes Internet. Mais on a eu des élections lors desquelles nos représentants étaient littéralement des mèmes, ce n’est donc pas surprenant. J’entendais depuis longtemps ce discours, qui reposait sur la logique suivante : « Si Lima n’aime pas les gens du sud, alors on va devenir indépendants. » Mais c’est notre classe politique qui sera responsable si un événement de cette nature survient non pas aujourd’hui mais dans dix ans. Et elle sera responsable parce qu’elle ne manifeste actuellement aucune empathie et qu’elle ne reconnaît pas les mêmes droits à tous. La situation peut toujours empirer, et nous pouvons aller de crise en crise jusqu’au moment où, lassés de la crise, nous en serions réduits à prendre des mesures extrêmes.
Mais, à l’heure qu’il est, ces scénarios sont loin de la réalité parce que l’agenda principal, aujourd’hui, c’est la justice.
Tu aimerais qu’on devienne ce genre de pays ?
La question n’est pas que le Pérou soit coupé en deux. En fait, si la crise empire, on risque d’aboutir à des choses que nous n’imaginons pas : états fédérés, confédération, que sais-je.
Cela ressemble à de la science-fiction, non ?
Eh bien, en tant qu’historienne, je dois rappeler qu’à une époque donnée le Pérou a perdu une grande partie de son territoire. Il ne faut donc pas s’étonner de scénarios catastrophiques. Mais la responsabilité reviendra aux membres de la classe politique et à eux seuls.
À propos de ces maux, un congressiste du nom de Lizarzaburu a qualifié la wiphala de nappe de restaurant chinois.
Je ne crois pas qu’il soit possible de débattre ou de dialoguer avec des personnes dont l’unique défense, raison d’être ou moteur est l’outrage, la discrimination, le racisme, ou toute forme d’action visant à discréditer quiconque appartenant à un autre groupe social, ni même qu’elles méritent d’être mentionnées. On peut être d’accord ou en désaccord sur beaucoup d’autres choses. Et – crois-moi – j’espère que toutes les personnes qui désapprouvent les manifestations pourront dire pour quel motif, motif qui devra être d’ordre juridique ou social, si l’on veut, sans s’abriter derrière des arguments discriminatoires.
Cela nous ramène à l’éducation. Nous, universitaires, devons bien comprendre pourquoi nous faisons aujourd’hui nos études dans les universités publiques où nous sommes. Aucune lettre officielle adressée à un ministre ou à un président pour dire que nous voulons un meilleur enseignement n’a eu pour effet l’ouverture de nouveaux établissements ou l’amélioration des universités. Beaucoup de réformes dans le pays et dans le monde ont été le produit de journées, de mois, et parfois d’années entières d’actions de lutte. J’espère qu’un jour la classe politique prendra la question à bras le corps pour nous épargner souffrances et perte de temps. Parce que ces actions de lutte sont l’ultime recours dont la population dispose. Et cela ne devrait pas être le seul chemin possible.
Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
Source (espagnol) : Salud con lupa, 5 février 2023.