Ong : Perversion de la solidarité

Deux ans après le tremblement de terre qui a ravagé Haïti, presque rien n’a changé dans les conditions de vie des populations. On a parlé de centaines de millions de dollars d’aide, les ONG ont afflué en masse mais leur « règne » n’a été qu’une succession de projets bidons pour justifier d’une présence, voire d’une existence sans ancrage sur le réel.

Les touristes, touristes partis
Le village petit à petit
Retrouve face à lui-même
Sa vérité et ses problèmes
Les touristes, touristes partis
Jean Ferrat

 



Les unes s’en vont. Il n’y a plus d’argent. Elles vont chercher ailleurs malheur plus profitable. Les autres cherchent les moyens de rester. Au bout de deux ans de remplacement de la politique publique haïtienne par le règne des ONG, les conditions de vie de l’ensemble de la population ne se sont pas améliorées. Au contraire. Puisque l’aide immédiate apportée par la logique compassionnelle – même quand dans certains cas elle a été efficace – laisse la population encore plus dépendante qu’avant.

La logique compassionnelle a remplacé la logique structurante, et les fonds dépensés par les ONG n’ont pas permis d’asseoir une politique qui transformerait le long terme vers un meilleur avenir. Les ONG, dans l’obsession apparente du présent, tuent la pensée de l’avenir. Elles ont besoin d’un état de crise permanent.

Aujourd’hui, comme elles ont du mal à convaincre de l’existence d’une situation de crise, l’argent leur vient moins vite. D’où la fuite vers l’ailleurs. Mais comme leur personnel a pris l’habitude du bonheur individuel en Haïti – on les entend parfois dire qu’ils « s’éclatent», « s’épanouissent » – certaines s’ingénient à « penser » de nouveaux programmes pour rester. « Le lien mère – enfant » ; « l’aide psychologique», les « programmes sociaux ».

Aujourd’hui, tout le défi qui se pose aux ONG, c’est de trouver des programmes, les uns plus bidons que les autres, qui pourraient justifier leur présence. Et l’une des astuces est de faire comme si elles travaillaient de concert avec des ONG haïtiennes.

Mais c’est sans doute partir du mauvais bout que de commencer une analyse du fonctionnement et des effets des ONG internationales dans les pays où elles sévissent. Il conviendrait de partir des pays d’origine et de faire une sociologie du personnel des ONG, en se rappelant le vieil adage « qu’on ne peut juger un homme (ou une institution) sur l’idée qu’il (ou elle) se fait de lui-même ».

Le sociologue haïtien Hérold Toussaint affirmait récemment que l’une des richesses d’Haïti consistait à permettre à des gens qui ne trouvaient ni sens ni bonheur à leur vie dans leur pays d’origine de venir se (re)faire une santé. Selon l’expression de l’écrivain haïtien Jean Euphèle Milcé, il s’agit bel et bien d’une nouvelle catégorie de « travailleurs immigrés». Ils partent pour la plupart pour les mêmes raisons que les Haïtiens partent vers l’Amérique du Nord. Pour la plupart, ils bénéficient d’un statut social supérieur à celui qu’ils avaient dans leur pays d’origine, ils gagnent pour la plupart un salaire supérieur à celui qu’ils gagnaient dans leur pays d’origine.

Mais à la différence du travailleur immigré haïtien s’installant dans un pays occidental, ils ne sont pas obligés d’apprendre la langue du pays d’accueil, de payer des taxes à l’Etat. Ils constituent des ghettos de riches qui fonctionnent à huis clos.

Dans le concret, parmi les effets de la présence des ONG, la hausse des prix des loyers dans la zone métropolitaine, la désertion des établissements scolaires par les maîtres du secondaire qui préfèrent un contrat de quelques mois en tant que cadres d’une ONG à leur modeste salaire de professeur ; le débauchage des cadres haïtiens ; l’installation de la culture de la dépendance ; l’affaiblissement du pouvoir décisionnel de l’Etat soumis aux influences, parfois au diktat des bailleurs et « partenaires » ; une circulation monétaire et une hausse des prix non conformes à l’économie réelle; la perte de « l’autorité discursive » par les Haïtiens, ce qui se dit d’Haïti à l’étranger, la perception générale du réel haïtien étant en majorité le produit des propos rapportés et des données établies par les ONG.

 

D’autres feront l’analyse concrète et le relevé des réussites et échecs de « l’action » des ONG en Haïti. Tel programme d’assainissement des eaux aura réussi, tel autre aura échoué. D’autres établiront l’usage réel des fonds dépensés en Haïti par les ONG : quelle somme est allée aux dits bénéficiaires, quelle somme a payé les salaires, quelle somme est allée aux stratégies de visibilité.

Moi, je m’arrêterai à deux choses. Seules les ONG et il n’en est pas beaucoup – qui répondent à des demandes clairement formulées par les Haïtiens participent de la transformation de la société. Les autres me font penser à un vers de Mahmoud Darwich : « il est du loisir de Colomb le libre de trouver les Indes dans n’importe quel pays ».

Il y a les quelques uns qui écoutent, appuient, apprennent et aident. Et il y a ceux qui, prétextant des morts causés par le séisme du 12 janvier 2010, et au nom de vivants pas très loin de la mort, sont venus chercher leurs Indes. On connaît l’histoire à laquelle donne naissance l’arrivée de Colomb et des Espagnols à l’île d’Hispaniola. Au bout de quelque temps, quand il n’y eut plus d’or, ils partirent ailleurs chercher de nouvelles Indes.

* Lyonel Trouillot est écrivain, cet article est paru dans le dossier consacré par FAL Magazine à Haïti deux ans après le tremblement de terre.

 

Source: Pambazuka

Image: Nite_Owl

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