Entretien avec Monique Murga, membre de FAL Toulouse, et qui a participé avec la délégation française au 6ème Congrès du Mouvement des Sans Terre à Brasilia en février dernier.
FAL MAG : Le MST fête cette année ses 30 ans d’existence, en même temps qu’il tient son 6ème congrès. Comment peut-on résumer leurs résultats ?
Monique Murga : Depuis 30 ans, le Mouvement des Sans Terre a eu comme objectif principal un mot d’ordre simple, issu des luttes paysannes historiques : « La terre à ceux qui la travaillent ».
Dans ce contexte, l’adversaire était le latifundio, qui depuis des siècles accapare la terre, tout en la gardant en partie improductive.
Face à l’immense misère paysanne qui allait grossir les favelas, aggravée par la dictature, les occupations de terres se sont multipliées. Il s’agissait, en occupant les terres non cultivées, d’obtenir leur expropriation par l’État et leur attribution au titre de la Réforme Agraire.
Dans un contexte de luttes souvent très violentes, le MST a ainsi conquis l’attribution de terres à 350 000 familles, dans ce qu’on appelle les « assentamentos», communautés sociales et productives de réforme agraire. Il reste aujourd’hui 190 000 familles qui occupent des terres dans des « campamentos».
En plus de ces résultats, les travailleurs ruraux du MST ont conquis l’éducation et la dignité, dans un Mouvement reconnu dans le monde entier pour la qualité de son action.
FAL MAG : Les attributions de terres se sont beaucoup ralenties ces dernières années, particulièrement sous les gouvernements Lula et Dilma Rousseff. Comment expliquer cela ?
C’est vrai que malgré les besoins, il n’y a que très peu de terres attribuées maintenant chaque année.
C’est une contradiction dont il faut chercher les causes dans une analyse stratégique globale. Depuis une quinzaine d’années, les conditions de l’agriculture brésilienne ont profondément changé. Le pays a souffert d’une invasion capitaliste de capitaux nationaux et internationaux. L’agriculture a été réorganisée selon les intérêts du grand capital et des multinationales. Le Brésil est redevenu un pays exportateur de matières premières.
Cette agriculture, l’agrobusiness, consacre 85% des terres qu’elle cultive à 5 produits d’exportation ou d’usage industriel comme l’éthanol : le soja, la canne à sucre, l’eucalyptus, la viande et le maïs. En comparaison, l’agriculture familiale cultive 197 types différents de produits agricoles.
L’investissement du capital a changé les manières de produire : maintenant, c’est la monoculture, la destruction de la diversité et de la forêt, l’utilisation intensive des pesticides, l’expulsion de la main d’oeuvre, l’accaparement des terres.
Ce modèle d’agriculture est privilégié depuis plus de 10 ans. Même des latifundios sont vendus aux multinationales.
Autant auprès du pouvoir politique que dans les médias et dans l’opinion publique, s’est répandue l’idée que cette agriculture productiviste d’agrobusiness allait résoudre les problèmes de production, et qu’il n’y avait plus besoin de réforme agraire.
C’est pourquoi pendant cette période, les attributions de terres aux paysans sans terre se sont considérablement réduites.
Les gouvernements Lula et Dilma se sont intéressés à appuyer le développement des « assentamentos » (aide au crédit, attribution de marchés pour les cantines scolaires…), mais ils ne veulent plus octroyer de terres aux paysans sans terre.
Par contre, ils ont donné massivement des concessions aux multinationales pour l’élevage et les grandes cultures d’exportation.
FAL MAG : Cette situation affaiblit le MST, en donnant à penser que ses revendications sont passéistes face à un projet d’agriculture « moderne ». Comment réagit le Mouvement face à ces progrès de l’agrobusiness ?
Dans le cadre de la préparation du Congrès, toutes les instances du Mouvement ont analysé la situation. Le document qui résulte de ce travail établit que le latifundio n’est plus le premier adversaire et que la réforme agraire classique uniquement par attribution de terres n’était plus non plus l’objectif principal, car ne répondant plus à la situation actuelle.
Maintenant, il faut aller plus loin : le MST a approuvé le projet de Réforme agraire populaire. Il s’agit d’un projet global de société qui veut supplanter le projet capitaliste. Cela commence par une autre répartition de la propriété foncière, mais il y a d’autres piliers à ce projet. Il ne s’agit plus prioritairement de prendre la terre improductive pour la donner aux Sans Terre, puisque ceux qui accaparent maintenant la terre la cultivent.
D’où le mot d’ordre du Congrès : Lutter ! Construire la Réforme Agraire Populaire !
Il s’agit bien sûr de répartir la terre, mais aussi d’atteindre d’autres objectifs plus larges : alimenter la population et contribuer à la souveraineté alimentaire ; produire des aliments sains, sans pesticides (le Brésil est le plus gros consommateur au monde de pesticides par habitant) ; développer l’agro-écologie et défendre les semences paysannes.
Dans ce contexte, l’adversaire principal, ce sont les multinationales de l’agrobusiness qui pillent et épuisent les terres, les matières premières, empoisonnent les cultures et les hommes, suppriment les emplois ruraux.
Le projet de réforme agraire populaire élargit les objectifs pour un développement harmonieux du monde rural, capable de stopper l’exode rural vers les périphéries urbaines, et pour une alliance avec les classes populaires des villes sur la base de son projet global de société.
Les grands thèmes de ce projet sont la démocratisation de la terre, une politique agricole écologique, la protection de l’eau, le développement et l’industrialisation de l’intérieur du pays, une politique de reboisement, l’éducation à la campagne, le développement d’infrastructures sociales à la campagne (logements, services, transports, culture, santé) et la réforme des institutions politiques.
FAL MAG : Actuellement le Brésil est secoué de mouvements sociaux exprimant un malaise important de la population face à ses institutions et un fort mécontentement par rapport à l’inégale répartition de la croissance. Comment le MST analyse-t-il la situation et les perspectives ?
Le MST travaille à des alliances avec les mouvements sociaux, les syndicats et les forces politique pour créer les conditions d’un gouvernement populaire.
Une plate forme de 100 organisations s’est constituée pour imposer une réforme et changer les règles du fonctionnement politique (voir article sur le sujet dans ce dossier).
Pour le MST, le « modèle » Lula est arrivé à ses limites : le Pacte de classes et son gouvernement de composition, mis en place en 2002, a fonctionné pendant 10 ans de manière à assurer une stabilité électorale ; tout le monde devait y trouver son compte : la bourgeoisie, les classes moyennes, la classe ouvrière, les paysans et les plus démunis.
Mais ce Pacte ne fonctionne plus, les manifestations de 2013 et 2014 le démontrent amplement.
Tout le monde ne se sent plus gagnant !
La politique de « néo-développementisme » de Lula avait trois leviers principaux : la recherche de la croissance économique, l’’engagement de l’État comme principal investisseur et la mise en place d’une politique de redistribution (bourses aux familles, augmentation du salaire minimum, assurance).
Cette politique a atteint ses limites avec la stagnation de la croissance, l’augmentation du chômage, notamment chez les jeunes diplômés, une augmentation des prix beaucoup plus importante que les salaires (+ 25% des prix des produits alimentaires en 2 ans), une spéculation foncière extrême dans les grandes villes (+200% à São Paulo), qui a rejeté des millions de gens dans les périphéries, créant de graves problèmes de transports.
Les conditions de vie dans les grandes villes se sont considérablement aggravées, suscitant un immense mécontentement.
L’abandon de la jeunesse des banlieues a créé aussi une situation explosive, dont on a un aperçu avec les « rolezinhos », littéralement « balades » par lesquelles les jeunes des banlieues envahissent à plusieurs centaines les centres commerciaux dont ils sont exclus en tant que consommateurs.
Il y a 9 millions de jeunes qui n’étudient pas et ne travaillent pas, en quelque sorte mis au ban de la société. Parmi les 6 millions de jeunes qui ont posé leur candidature pour une bourse d’étude, 4,5 millions ont été refusés.
En fin de compte, le MST conclut à l’échec de ce modèle du « Lulisme » et du « néo-développementisme ».
ll a deux lignes de travail : organiser avec les autres mouvements un plébiscite populaire pour une réforme politique et la démocratisation des institutions, qui sont un préalable à tout changement au Brésil.
Et, parce que le changement ne viendra pas d’en haut, stimuler les luttes sociales ; le MST va prendre sa part en relançant les mobilisations de masse partout dans le pays.
Source: Cet article a été publié dans le numéro 118 du FAL MAG, avec l’aimable autorisation de Renata Molina (rédactrice en chef).
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