L’imminente extradition de Julian Assange et la mort du journalisme

Les options juridiques de Julian Assange sont presque épuisées. Il pourrait être extradé vers les États-Unis dans les prochains jours. S’il est condamné, dévoiler les rouages du pouvoir deviendra un crime pour tout le monde.

La semaine dernière, le juge de la Haute Cour Jonathan Swift a rejeté deux demandes des avocats de Julian Assange visant à faire appel de son extradition. Auparavant, ce juge avait travaillé comme avocat pour diverses agences gouvernementales et avait déclaré que ses clients préférés étaient les “agences de sécurité et de renseignement ».

L’ordre d’extradition a été signé en juin dernier par la ministre de l’Intérieur, Priti Patel. L’équipe juridique de Julian Assange a déposé une dernière demande d’appel, la dernière option disponible devant les tribunaux britanniques. Si elle est acceptée, l’affaire pourrait faire l’objet d’une audience publique devant deux nouveaux juges de la Haute Cour.

En cas de rejet, Assange pourrait être immédiatement extradé vers les États-Unis, où il sera jugé dans la foulée pour 18 chefs d’accusation de violation de la loi sur l’espionnage (Espionage Act). Ces chefs d’accusation pourraient lui valoir une peine de 175 ans d’emprisonnement.

Si l’appel est rejeté comme je m’y attends, la seule possibilité de bloquer l’extradition pourrait venir de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

La branche parlementaire du Conseil de l’Europe qui a créé la CEDH, ainsi que son commissaire aux droits de l’homme, s’oppose à la “détention, à l’extradition et aux poursuites” de Julian Assange parce qu’elles représentent “un précédent dangereux pour les journalistes”.

Si la CEDH se prononce contre l’extradition d’Assange, le gouvernement britannique serait tenu de se conformer à cette décision. Mais on ne sait pas s’il le fera ou s’il extradera Assange avant qu’un appel de la Cour européenne puisse être entendu.

Une fois expédié aux États-Unis, Assange serait jugé par le tribunal de première instance du district oriental de Virginie, où la plupart des affaires d’espionnage ont été gagnées par le gouvernement US.

Pour rappel, en janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser de la Westminster Magistrates’ Court avait refusé d’autoriser la demande d’extradition du gouvernement US en raison de la sévérité des conditions qu’Assange endurerait dans le système pénitentiaire étasunien.

“Face aux conditions d’isolement presque total sans les facteurs de protection qui ont limité son risque à [la prison de Sa Majesté] Belmarsh, je suis convaincue que les procédures décrites par les États-Unis n’empêcheront pas M. Assange de trouver un moyen de se suicider”, avait déclaré Mme Baraitser en rendant sa décision de 132 pages, “et pour cette raison, j’ai décidé que l’extradition serait oppressive en raison d’un préjudice mental et j’ordonne sa libération”.

Mais la décision de Baraitser a été annulée à la suite d’un appel interjeté par les autorités US. La Haute Cour a alors accepté les conclusions de la juridiction inférieure concernant le risque accru de suicide et les conditions de détention inhumaines.

Les garanties

Baraitser a également accepté quatre garanties contenues dans la note diplomatique US n° 74 remise à la Cour en février 2021. Cette note promettait qu’Assange serait bien traité. Le gouvernement US a affirmé que ces garanties « répondent entièrement aux préoccupations qui ont poussé le juge [de la juridiction inférieure] à libérer M. Assange. »

Les “garanties” stipulent qu’il ne fera pas l’objet de mesures administratives spéciales (SAM). Elles promettent que le citoyen australien pourra purger sa peine en Australie si le gouvernement australien demande son extradition.

Elles promettent également qu’il recevra des soins cliniques et psychologiques adéquats. Et qu’avant et après le procès, Julian ne sera pas détenu dans le centre de détention administrative maximale (ADX) de Florence, au Colorado. En réalité, personne n’est détenu avant son procès dans l’ADX de Florence. Mais cela devrait paraître rassurant.

L’ADX de Florence n’est pas la seule prison supermax des États-Unis. Julian Assange peut être placé dans l’un des autres établissements US de type Guantanamo, dans une unité de gestion des communications (CMU). Les CMU sont des unités très restrictives qui reproduisent l’isolement presque total imposé par les SAM.

Aucune de ces “garanties” ne vaut le papier sur lequel elles sont écrites. Elles sont toutes assorties de clauses échappatoires. Et aucune n’est juridiquement contraignante.

Si « après l’offre de ces garanties », Assange fait « quoique ce soit qui réponde aux critères d’imposition des SAM ou de désignation en ADX », il sera soumis à ces formes de contrôle plus sévères, comme l’a admis le tribunal.  

Si l’Australie ne demande pas de transfert, cela “ne peut être un motif de critique à l’égard des États-Unis, ou une raison de considérer les garanties comme inadéquates pour répondre aux préoccupations du juge”, peut-on lire dans l’arrêt.

Notons enfin que même si les États-Unis ne respectaient pas les garanties fournies à la justice britannique, il faudrait à Julian Assange 10 à 15 ans pour faire appel de sa condamnation devant la Cour suprême des États-Unis. Ce qui laisserait amplement le temps de le détruire psychologiquement et physiquement.

Nul doute que l’avion qui l’emmènera vers les États-Unis sera équipé de tous les bandeaux, sédatifs, menottes, lavements, couches et autres combinaisons nécessaires aux « restitutions extraordinaires » que mène la CIA.  

L’extradition de Julian Assange sera la prochaine étape de l’exécution au ralenti de l’éditeur et fondateur de WikiLeaks, l’un des journalistes les plus importants de notre génération.

L’extradition garantira qu’il passera le reste de sa vie dans une prison US. Elle créera des précédents juridiques qui criminaliseront toute enquête sur les rouages du pouvoir étasunien, même si les enquêtes sont menées par des citoyens d’un autre pays.

L’extradition portera un coup fatal à ce qui reste de l’anémique démocratie étasunienne. Une démocratie qui prend rapidement l’allure d’un totalitarisme des multinationales.

Je suis tout aussi stupéfait par cette attaque frontale contre le journalisme que par l’absence d’indignation publique, en particulier de la part des médias.

Le New York Times, le Guardian, le Monde, Der Spiegel et El Pais – des médias qui ont tous publié des documents fournis par Wikileaks – ont bien lancé un appel tardif pour demander l’abandon des poursuites contre Assange. Mais c’est trop peu et trop tard.

Toutes les manifestations publiques auxquelles j’ai assisté pour défendre Julian Assange aux États-Unis n’ont rassemblé que peu de monde. Notre passivité nous rend complices de notre propre asservissement.

Une farce

Depuis le début, le dossier de Julian est une farce judiciaire.

L’ancien président équatorien Lenin Moreno a mis fin à ses droits d’asile en tant que réfugié politique, en violation du droit international. Il a ensuite autorisé la police métropolitaine de Londres à pénétrer dans l’ambassade équatorienne – un territoire souverain reconnu diplomatiquement – pour arrêter un citoyen naturalisé équatorien.

Le gouvernement de Moreno, qui a révoqué la citoyenneté d’Assange, s’est ensuite vu accorder un prêt important par le Fonds monétaire international pour son aide. En exigeant l’extradition de l’éditeur en vertu de la loi sur l’espionnage, Donald Trump a criminalisé le journalisme, de la même manière que Woodrow Wilson l’avait fait en fermant des publications socialistes telles que The Masses à l’époque.

Les audiences auxquelles j’ai assisté, en partie à Londres et en partie en ligne, ont tourné en dérision les protocoles juridiques de base. Elles ont notamment ignoré complètement le fait que la CIA avait surveillé et enregistré les réunions entre Assange et ses avocats durant la période où il était réfugié politique au sein de l’ambassade. C’est une éviscération littérale du privilège avocat-client.

Rien que pour cela, l’affaire aurait dû être rejetée par le tribunal. De même, alors qu’Assange n’est pas un citoyen étasunien, la décision de l’inculper au titre de la loi sur l’espionnage a été validée. Il a fallu en outre des contorsions kafkaïennes pour convaincre les tribunaux que Julian n’est pas un journaliste. Il a fallu enfin ignorer l’article 4 du traité d’extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis, qui interdit l’extradition pour des délits politiques.

J’ai vu le procureur James Lewis, représentant les États-Unis, donner des directives au juge Baraitser, qui s’est empressé de les adopter comme décision juridique.

Le lynchage judiciaire de Julian Assange relève davantage des jours sombres de la Loubianka que des idéaux du droit britannique.

Le débat sur les nuances juridiques obscures nous détourne du fait essentiel qu’Assange n’a commis aucun crime en Grande-Bretagne, si ce n’est une vieille accusation de violation des conditions de sa libération sous caution lorsqu’il a demandé l’asile à l’ambassade d’Équateur.

Normalement, cela devrait entraîner une amende. Au lieu de cela, il a été condamné à un an de prison à Belmarsh, où il est détenu depuis avril 2019.

Déjà envisagée par le gouvernement Obama, la décision de demander l’extradition d’Assange a été concrétisée par le gouvernement Trump à la suite de la publication par WikiLeaks des documents connus sous le nom de Vault 7. Ces documents ont dévoilé les programmes de cyberguerre de la CIA conçus pour surveiller et prendre le contrôle des voitures, des téléviseurs intelligents, des navigateurs web et des systèmes d’exploitation de la plupart des téléphones, ainsi que des systèmes Microsoft Windows, MacOS et Linux. 

Une cible

Assange, comme je l’ai noté dans un article publié à Londres l’année dernière, est visé à cause de la publication des Iraq War Logs en octobre 2010. Ils documentaient de nombreux crimes de guerre commis par les États-Unis, notamment les images vues dans la vidéo Collateral Murder où deux journalistes de Reuters et dix autres civils sont abattus et deux enfants gravement blessés.

Assange est visé parce qu’il a rendu public le meurtre de près de 700 civils qui s’étaient approchés trop près des convois et des postes de contrôle US. Parmi ces civils, des femmes enceintes, des aveugles et des sourds, et au moins 30 enfants.

Il est visé parce qu’il a révélé plus de 15 000 décès non signalés de civils irakiens et la torture et les mauvais traitements infligés à quelque 800 hommes et garçons, âgés de 14 à 89 ans, au camp de détention de Guantánamo Bay.

Il est visé parce qu’il nous a montré qu’Hillary Clinton, en tant que secrétaire d’État en 2009, a ordonné à des diplomates US d’espionner le secrétaire général des Nations unies de l’époque, Ban Ki-moon, ainsi que d’autres représentants de la Chine, de la France, de la Russie et du Royaume-Uni à l’ONU. Cet espionnage comprenait l’obtention d’ADN, de scans de l’iris, d’empreintes digitales et de mots de passe personnels. Le tout s’inscrivait dans un long schéma de surveillance illégale qui comprenait déjà l’écoute d’un autre ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, dans les semaines précédant l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.

Assange est visé parce qu’il a révélé qu’Obama, Hillary Clinton et la CIA ont soutenu le coup d’État militaire de juin 2009 au Honduras qui a renversé le président démocratiquement élu Manuel Zelaya pour le remplacer par un régime militaire meurtrier et corrompu.

Il est visé parce qu’il a publié des documents révélant que les États-Unis ont secrètement lancé des attaques de missiles, de bombes et de drones au Yémen, tuant des dizaines de civils.

Il est visé parce qu’il a rendu publics les entretiens officieux qu’Hillary Clinton a eus avec Goldman Sachs, entretiens pour lesquels elle a reçu 657 000 dollars, une somme si importante qu’elle ne peut être considérée que comme un pot-de-vin. Assange a également rendu publiques les garanties que Clinton avait données en privé à Wall Street, promettant de faire tout ce qu’ils voudraient tout en annonçant aux électeurs qu’elle allait réglementer et réformer le secteur financier.

Pour avoir révélé ces seules vérités, Assange est coupable.

Le système judiciaire US est encore plus draconien que le système judiciaire britannique. Il peut utiliser les SAM, les lois antiterroristes et l’Espionage Act pour empêcher Julian Assange de parler au public, d’être libéré sous caution ou même de voir des preuves “secrètes” utilisées pour le condamner.

La CIA a été créée pour commettre des assassinats, des coups d’État, des tortures, des enlèvements, des chantages, des éliminations de personnalités et des actes d’espionnage illégaux. Elle a pris pour cible des citoyens étasuniens, en violation de sa charte. Ces activités ont été révélées en 1975 par les auditions de la commission Church au Sénat et de la commission Pike à la Chambre des représentants.

En collaboration avec UC Global, la société espagnole qui gérait la sécurité de l’ambassade équatorienne, la CIA a placé Assange sous surveillance vidéo et numérique 24 heures sur 24. Elle a également discuté de son enlèvement et de son assassinat pendant qu’il se trouvait à l’ambassade. Les plans comprenaient une fusillade de rue impliquant la participation de la police métropolitaine de Londres.

Chaque année, les États-Unis allouent une caisse noire de 52 milliards d’euros pour dissimuler les nombreux projets clandestins menés par la National Security Agency, la CIA et d’autres agences de renseignement, généralement à l’abri du regard du Congrès. Toutes ces activités clandestines ont pris une ampleur considérable, surtout après les attentats du 11 septembre.

Après avoir examiné les documents lourdement expurgés que la CIA avait transmis à sa commission, le sénateur Frank Church avait défini les activités secrètes de l’agence comme « un déguisement sémantique pour le meurtre, la coercition, le chantage, la corruption, la diffusion de mensonges ».

La CIA et les agences de renseignement, ainsi que l’armée, qui opèrent toutes sans contrôle efficace du Congrès, sont les moteurs de l’extradition d’Assange.

En exposant leurs crimes et leurs mensonges, il leur a infligé une grave blessure. Ils réclament vengeance. Le contrôle que ces forces recherchent à l’étranger est le contrôle qu’elles recherchent à l’intérieur du pays.

Julian Assange sera peut-être bientôt emprisonné à vie aux États-Unis pour avoir fait du journalisme, mais il ne sera pas le seul.

 

Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l’étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR.  Il est l’animateur de l’émission “The Chris Hedges Report”.

 

Source originale : Scheer Post

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

 

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