Voilà plus d’un an que des manifestants défient le gouvernement éthiopien sous les tirs à balles réelles de la police. Sans défrayer la chronique ni même susciter l’intérêt des chancelleries occidentales promptes à promouvoir la démocratie partout dans le monde. « L’Éthiopie brûle », nous prévient Mohamed Hassan. Pour notre spécialiste de la Corne de l’Afrique, ancien diplomate éthiopien, les jours du gouvernement sont comptés. Pour le meilleur ou pour le pire. La chute du régime est une opportunité de voir les Éthiopiens construire un véritable État démocratique. Mais le pays pourrait tout aussi bien imploser dans des combats interethniques. L’Éthiopie est à la croisée des chemins. Après nous avoir fait traverser le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est dans la Stratégie du chaos et Jihad made in USA, Mohamed Hassan nous emmène dans son pays, l’Éthiopie. Cette première partie porte sur l’Empire de Hailé Sélassié. Quelle réalité cachait le mythe du « roi des rois » ? Comment le seul pays d’Afrique à ne pas avoir été colonisé est-il devenu une caricature de néocolonie ? Pourquoi Mohamed Hassan voulait-il changer de nom lorsqu’il était enfant ? Retour sur un empire qui a alimenté bien des fantasmes…
Vous dîtes que l’Éthiopie est en train de brûler dans l’indifférence quasi générale. Pourquoi tirez-vous la sonnette d’alarme ?
Voilà près d’un an que des manifestants défient l’autorité du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), le parti qui domine la coalition au pouvoir. La répression est terrible. Des centaines de personnes y ont déjà laissé leur vie, mais la contestation continue à se répandre dans le pays comme une trainée de poudre. Le TPLF tient les rênes de l’Éthiopie depuis 1991. À travers la coalition du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), il s’est octroyé la totalité des sièges du Parlement lors des dernières élections législatives. Mais les gens en ont plus qu’assez de cette dictature, du manque de libertés et, surtout, des conditions de vie terribles. Les dirigeants corrompus du TPLF bradent les richesses de ce beau pays qu’est l’Éthiopie et laissent le peuple crever de faim. La situation est devenue explosive. Les premières manifestations sont parties de la région Oromo avant de gagner la communauté Amhara. La colère des Éthiopiens a ensuite éclaté dans la capitale Addis-Abeba. Le Premier ministre Haile Mariam Dessalegn a fait couper Internet avant d’autoriser la police à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour réprimer ces manifestations qui « menacent l’unité du pays ». Getachew Metaferia, professeur de sciences politiques à l’université Morgan State aux Etats-Unis, décrit ainsi la situation : « Il n’y a pas de discussion fondamentale avec le peuple, pas de dialogue… Le niveau de frustration augmente. Je ne pense pas qu’il y aura un retour à la normale. »[1]
Le gouvernement à la tête du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique serait-il sur le point de tomber ?
Les jours du TPLF sont comptés. Les Oromo et les Amhara lui reprochent de monopoliser le pouvoir alors que les Tigré ne représentent que 6 % de la population. De fait, le TPLF a joué la carte de la division ethnique pour imposer sa suprématie. Et la communauté Tigré en est elle-même victime car seuls quelques privilégiés corrompus profitent de la mainmise du TPLF. La possible chute du gouvernement représente donc une opportunité, mais aussi un danger pour l’Éthiopie. Ce pays n’a connu que des dictatures. Aujourd’hui, il peut entrevoir l’occasion de construire un véritable État démocratique où tous les citoyens auront les mêmes droits et où les richesses serviront à rencontrer les besoins fondamentaux de la population. Mais le défi est de taille. Le TPLF a imposé un fédéralisme ethnique en Éthiopie, si bien que les mouvements d’opposition reposent pour la plupart sur des bases communautaires. Le danger de voir le pays imploser est donc réel. En fait, l’Éthiopie est à un carrefour. Si les manifestants et les partis d’opposition parviennent à unir leurs forces sur une base démocratique, l’Éthiopie sera un paradis sur terre. S’ils échouent, l’Éthiopie pourrait tout simplement disparaître.
Les Éthiopiens sont dans la rue, le gouvernement fait tirer sur les manifestants, les opposants politiques sont jetés en prison, les accès à Internet sont coupés, la répression se durcit… Voilà un contexte qui rappelle furieusement celui des « printemps arabes ». Pourtant, l’Éthiopie ne fait pas la une des médias. Et nos chanceliers ne se bousculent pas pour soutenir la démocratie dans ce pays d’Afrique. Pourquoi ?
Les journalistes étaient peut-être trop occupés avec le burkini et les Jeux olympiques. Ou alors, ils attendent que les services de presse de l’Otan mettent le sujet sur la table. Dans ce cas, ils pourront attendre longtemps. Les Etats-Unis ne vont pas intervenir en Éthiopie pour aider ceux qui aspirent à la démocratie comme ils ont prétendu le faire en Libye ou en Syrie. La relation qui unit Washington à Addis-Abeba, si elle a connu des hauts et des bas, est historique. C’est par l’Éthiopie que les Etats-Unis ont mis un premier pied en Afrique alors que le continent était colonisé par les puissances européennes. L’Éthiopie est ainsi devenue un allié stratégique de l’impérialisme US. Depuis de nombreuses années, le TPLF joue pour Washington le rôle de gendarme dans la Corne de l’Afrique. Il est intervenu militairement dans des pays hostiles à son employeur comme la Somalie, l’Érythrée ou le Soudan. Mais malheureusement pour lui, Obama n’a pas de plan B en Éthiopie pour remplacer ce régime aux abois. Ce n’est pas comme en Tunisie ou en Égypte où les Etats-Unis avaient d’autres coups à jouer pour remplacer leurs alliés historiques. Même si tout ne se passe pas comme prévu. Ce n’est pas non plus comme en Libye et en Syrie où Washington voulait se débarrasser des dirigeants en place. L’utilité du TPLF et l’absence d’alternatives expliquent donc la grande réserve d’Obama sur les événements qui secouent le pays. L’Éthiopie révèle ainsi les véritables motivations des Etats-Unis. Vous remarquerez qu’il n’y a que dans les pays qui leurs sont hostiles que les Etats-Unis soutiennent des « révolutions ». Chez leurs alliés, ils s’accommodent des pires dictateurs.
Les Éthiopiens sont passés aux urnes l’an dernier et les élections se sont soldées par une victoire sans appel de la coalition au pouvoir. Le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF) a remporté la totalité des sièges. Comment expliquez-vous ce résultat ?
Ces élections n’avaient aucun enjeu. Elles devaient simplement permettre de formaliser le règne sans partage du TPLF qui utilise la coalition au pouvoir pour avancer masqué, même si personne n’est dupe. Autrefois indépendantiste, le TPLF vient d’une région du sud de l’Éthiopie, à la frontière avec le Soudan et l’Érythrée. Il a participé au renversement de la junte militaire en 1991. Son leader, Meles Zenawi, a ensuite imposé d’une main de fer son hégémonie sur tout le pays jusqu’à sa mort en 2012. Les élections de l’an dernier ont simplement permis de confirmer officiellement dans ses fonctions le successeur de Zenawi, Haile Mariam Dessalegn. C’est le TPLF qui est réellement aux manettes en Éthiopie. L’EPRDF n’est qu’une coalition fantoche qui sert à masquer la mainmise d’une minorité sur tout le pays.
La répression des opposants politiques et le boycott d’une partie de l’opposition expliquent ce résultat ubuesque. On peut dire que le TPLF a tiré les enseignements du scrutin de 2005. Cette année-là, sous la pression de ses parrains occidentaux, le parti au pouvoir avait voulu montrer un visage démocratique et s’était plus ou moins prêté honnêtement au jeu des élections. Résultat des courses : le TPLF avait perdu. Il avait légèrement entrebâillé la fenêtre, le vent s’était introduit et avait failli tout détruire dans la maison. Finalement, au nom de la réconciliation nationale, le TPLF avait repris la main et écrasé l’opposition avec la bienveillance de l’Union européenne et des Etats-Unis. Des opposants politiques, notamment ceux qui avaient réellement gagné les élections, ont été emprisonnés ou contraints à l’exil. Un nouveau parti politique s’est ainsi créé, Ginbot 7 qui veut dire « 7 mai », en souvenir de cette triste date des élections de 2005. On retrouve dans ce parti des victimes malheureuses du scrutin qui ont tiré les enseignements de cette amère expérience. Puisque le régime est incapable de reconnaître sa défaite et qu’il jouit du soutien des Occidentaux pour réprimer les opposants, aucun changement n’est possible en Éthiopie par la voie démocratique. Ginbot 7 s’est donc associé à un autre mouvement, le Front patriotique du peuple éthiopien, qui mène la lutte armée. Quant au parti au pouvoir, après la frayeur de 2005, il n’a plus tenté le diable lors des élections suivantes. L’EPRDF a cadenassé le système politique, remportant 99,6 % des sièges en 2010 et 100 % en 2015.
Le score des dernières élections de 2015 ferait saliver n’importe quel dictateur à travers le monde. Mais la réaction de l’Union européenne est pour le moins ambigüe. Dans un communiqué, elle a timidement pointé l’arrestation de journalistes et d’opposants politiques, tout en jugeant « encourageant que le processus se soit déroulé de manière générale dans l’ordre et dans le calme ». L’Union européenne conclut qu’elle attend avec beaucoup d’intérêt de poursuivre la coopération avec le nouveau gouvernement. Plutôt paradoxal, non ?
Ce communiqué traduit toute l’hypocrisie de l’Union européenne par rapport aux élections. Après les farces de 2005 et de 2010, les observateurs européens avaient annoncé qu’ils ne couvriraient pas le scrutin de 2015, car ils savaient bien qu’il n’y aurait pas d’ouverture démocratique. Je pense que l’Union percevait que la situation en Éthiopie empirait de jour en jour et qu’il y avait des risques de révolte. Les Européens ne voulaient donc pas apporter de caution aux élections. Mais ça ne les a pas empêchés de subventionner le scrutin. Une belle mascarade donc ! On remarquera par ailleurs que le gouvernement éthiopien est incapable d’organiser des élections dans son pays et doit faire appel à des donateurs étrangers. C’est tout de même incroyable. Pourrait-on imaginer que l’Iran ou la Russie subventionnent des élections législatives en France ou en Belgique ?
Pour le Premier ministre éthiopien, ce sont les importants projets menés par l’EPRDF qui expliquent son succès. Ces dernières années, l’Éthiopie a connu une croissance à deux chiffres. Le FMI l’a classée parmi les cinq économies les plus actives au monde.
En Éthiopie, avec le TPLF, il n’y a que la pauvreté qui a connu une croissance fulgurante. Les statistiques du PIB masquent une triste réalité. Un tiers de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté. Plus de la moitié des jeunes est analphabète. Le taux de mortalité chez les moins de cinq ans est de 41 %, la malnutrition restant la principale cause de décès. Addis-Abeba, la capitale, est devenue un bordel à ciel ouvert. La prostitution y a pris une ampleur considérable, plus que dans n’importe quelle autre ville africaine. Et elle touche même les enfants. Le Sida fait des ravages. Les quelques progrès que le pays a pu connaître en matière de santé sont principalement le fait d’ONG occidentales, le gouvernement n’étant pas en mesure de subvenir aux besoins de sa population.
Alors oui, la croissance économique a explosé. Mais elle est loin de profiter au peuple éthiopien. Un phénomène assez révélateur de ce mirage est l’accaparement des terres par les multinationales de l’agrobusiness. Pour attirer les investisseurs, le gouvernement loue les terrains les plus fertiles à des compagnies étrangères. Elles y cultivent des produits pour l’exportation alors que l’Éthiopie n’a pas atteint la sécurité alimentaire et que la famine y fait régulièrement des ravages. Les paysans, s’ils ne sont pas exploités pour une bouchée de pain par ces multinationales, sont tout simplement expulsés et condamnés à la misère. Voilà comment le gouvernement éthiopien attire les capitaux et dope la croissance. Il brade les richesses du pays au lieu de les investir pour développer une économie nationale, la santé, l’éducation et la sécurité alimentaire. L’Éthiopie est ainsi devenue un eldorado pour les compagnies étrangères.
D’où viennent ces compagnies ?
De partout. Et cela peut conduire à un certain ressentiment au sein d’une grande frange de la population éthiopienne. D’après de récents sondages, il apparaît que les Etats-Unis ne sont pas appréciés, car ils soutiennent le gouvernement. Beaucoup d’Éthiopiens ne portent pas davantage la Chine dans leur cœur. Les Chinois ont pour principe de ne pas s’immiscer dans les affaires politiques des autres pays et travaillent avec n’importe quel gouvernement. Mais quand les Éthiopiens voient la Chine investir et prêter de l’argent au TPLF, ils se disent que Pékin prolonge la vie d’un régime fantoche.
L’Éthiopie était pourtant le seul pays d’Afrique à ne pas avoir été colonisée. Comment est-elle devenue cette caricature de néocolonie ?
Pour comprendre comment le pays en est arrivé là, nous devons remonter dans l’Histoire. Un concours de circonstances a officiellement préservé l’indépendance de l’Éthiopie. En effet, au 19e siècle, les deux principales puissances coloniales avaient chacune leur propre plan pour conquérir l’Afrique. La France voulait partir de Dakar à l’ouest pour gagner Djibouti à l’est. Mais les Britanniques ambitionnaient de relier Le Caire au nord avec le Cap au sud. Ces projets étaient inévitablement amenés à se télescoper, quelque part dans la Corne de l’Afrique.
La région était alors le théâtre de luttes intestines entre des monarques locaux qui aspiraient à restaurer l’empire ancestral d’Éthiopie. Tewodoros 1er avait ainsi entamé un processus d’unification des différents royaumes. Mais à sa mort, les prétendants au trône bataillaient ferme pour succéder à l’empereur. L’un d’entre eux a habilement réussi à tirer son épingle du jeu en profitant des contradictions inter-impérialistes. Ménélik était le roi du Choa, province historique où est située l’actuelle capitale Addis-Abeba. Il était parvenu à s’attirer les faveurs des Européens avec qui il commerçait. Des Italiens et des Français, Ménélik avait même obtenu des armes à feu modernes. Cela bouleversa l’équilibre des forces pour conférer au roi du Choa un avantage décisif sur ses rivaux. Ménélik a ainsi réussi à mâter les provinces qui n’étaient pas encore soumises à l’autorité centrale, parachevant le processus d’unification entrepris par ses prédécesseurs. En 1889, il devint le roi des rois, l’empereur d’Éthiopie et devient MénélikII.
Cela faisait-il l’affaire des puissances coloniales ?
Les projets d’expansion des Européens devaient entrer en contradiction dans la Corne de l’Afrique. Mais les puissances coloniales ne voulaient pas se déchirer pour ce territoire. Par ailleurs, elles pouvaient difficilement faire du business avec une Éthiopie minée par les rivalités intestines. Le processus d’unification mené par Ménélik II faisait donc l’affaire des Européens, d’autant plus que le nouvel empereur était ouvert au commerce international. Une ligne de chemin de fer a ainsi été construite entre Addis-Abeba et Djibouti. C’était la voie de pillage par laquelle les richesses d’Éthiopie étaient acheminées jusqu’à la mer pour ensuite prendre le large au profit des Européens.
L’Éthiopie a donc gardé son indépendance. Aujourd’hui encore, cette particularité historique fascine. Mais il faut relativiser. En fait, Ménélik II a colonisé la région à la place des Européens. Le processus d’unification ne s’est pas fait dans la dentelle. Dans les territoires conquis au prix de terribles luttes, les meilleures terres étaient confisquées pour être données aux soldats, les paysans étant réduits à l’état de servage. Par exemple, la campagne pour conquérir le Wolaita, une province du sud, fut particulièrement sanglante. Un journaliste européen l’avait couverte à l’époque et l’a décrite par ces mots : “ Ce fut une boucherie terrible, une débauche de chairs mortes ou vives, déchiquetées par des soldats ivres de sang. J’ai vu des endroits, qui avaient dû être l’emplacement du marché du village, couverts de cadavres dépouillés de leurs vêtements et mutilés de façon affreuse. »[2]
À quoi ressemblait l’Éthiopie de Ménélik II ?
L’empire de Ménélik II reposait sur trois principes cardinaux. 1. L’amharanisation. Le processus d’éthiopanisation visant à construire un État central fort était en fait synonyme d’amharanisation. Ménélik II était issu de cette ethnie chrétienne orthodoxe située au nord du pays. En bâtissant son empire, il a forcé toutes les populations conquises à adopter la culture Amhara. Certains résistaient évidemment. Mais ceux qui voulaient s’intégrer devaient se fondre dans le moule, adopter la culture de l’empereur, son alphabet, sa religion et même parfois changer de nom. « Pour les Amhara du Choa, nous n’étions pas des hommes, raconte un historien éthiopien. Du bétail tout au plus. Ils disent qu’ils nous ont conquis parce que nous étions des barbares. »[3] 2. L’Éthiopie est une île chrétienne entourée d’un océan de musulmans. Même si les chrétiens orthodoxes ne représentaient pas plus de la moitié de la population et que les musulmans comptaient pour un tiers, l’islam n’avait pas sa place dans l’empire de Ménélik II. 3. Les armes à feu. Le roi du Choa n’aurait jamais pu instaurer un État central et préserver l’indépendance de l’Éthiopie sans ces équipements modernes fournis par les Européens. De manière générale, le soutien des puissances coloniales était essentiel au règne de Ménélik II. Le dirigeant éthiopien jouait d’ailleurs de la religion pour gagner les faveurs des Occidentaux, mettant en avant cette île chrétienne que certains surnommeront l’Empire des Nègres blancs. La cour de Ménélik II regorgeait ainsi d’une foule de conseillers étrangers. L’empereur se passionnait pour ces présents que lui apportaient les Européens. Il fit par exemple introduire la bicyclette en Éthiopie, contre l’avis de l’église. Les puissances coloniales, elles, profitaient de cet État certes indépendant, mais ouvert au commerce.
Le soutien des Européens était tout de même boiteux. En 1896, l’Italie tenta de conquérir l’Éthiopie, mais essuya une sévère défaite à Adoua. Comment expliquer les prétentions italiennes et la victoire de Ménélik II ?
En Afrique, la France et la Grande-Bretagne s’étaient taillé les plus grosses parts du gâteau colonial. Cette situation alimentera d’ailleurs la frustration des Allemands et des Italiens avec comme point d’orgue, les deux guerres mondiales.
Arrivée tard dans la course au continent noir, l’Italie dut se contenter des miettes. Paris avait conquis Djibouti. Avec l’appui des Britanniques qui voulaient contenir les prétentions françaises dans la Corne de l’Afrique, l’Italie s’était accaparé la Somalie. Rome tenta ensuite d’étendre son influence à l’Éthiopie. Elle passa un traité ambigu avec Ménélik II, fraichement couronné roi des rois. L’empereur cherchait la reconnaissance italienne pour asseoir son autorité. En échange, Rome devait obtenir l’Érythrée, cette vaste bande de terre située à l’est de l’Empire, le long de la Mer rouge.
Mais selon la version italienne du traité conclu entre les deux parties, l’Éthiopie devenait un protectorat de l’Italie. Ce que la version en Amhara du document ne disait pas du tout. Un conflit éclata donc entre Rome et Ménélik II et les Italiens tentèrent un passage en force. Pensant pouvoir venir facilement à bout de l’empereur éthiopien, un corps expéditionnaire de 20.000 soldats bien équipés et placés sous le commandement du général Baratieri débarqua en Éthiopie. C’est alors que Ménélik II lança un vibrant appel : « Des ennemis sont maintenant venus chez nous, ruiner le pays et changer notre religion […]. Avec l’aide de Dieu, je ne leur livrerai pas mon pays. Aujourd’hui, vous qui êtes forts, donnez-moi votre force, et vous qui êtes faibles, aidez-moi de vos prières. » Des milliers de paysans emmenèrent ce qu’ils avaient comme armes pour venir grossir les troupes de Ménélik. L’empereur parvint ainsi à lever une armée de 100.000 hommes et pouvait en outre compter sur des armes à feu modernes que lui avaient livrées plus tôt les Européens, notamment les Italiens ! La bataille éclata à Adoua, aux petites heures du 1er mars 1896. L’armée éthiopienne ne fit qu’une bouchée des envahisseurs. Quelques jours plus tard, Rome demandait officiellement la paix, renonçant à ses désirs de conquête. La bataille d’Adoua eut un retentissement énorme. Une armée européenne avait été stoppée nette par un empire africain indépendant !
L’empire de Ménélik II était-il à ce point puissant ?
Son appel pour lever une grande armée avait rencontré un succès inespéré. Ménélik II disposait en outre des armes à feu européennes. Par ailleurs, l’Italie avait largement sous-estimé les forces éthiopiennes. Mais l’empire restait faible, car le processus de centralisation poursuivi par Ménélik II avait ses limites. Il n’était pas parvenu à construire un véritable État-nation comme en Europe. Un tel État ne peut se développer que dans des conditions capitalistes. La France, l’Italie ou l’Allemagne par exemple, se sont développées sous l’impulsion des bourgeoisies capitalistes qui étaient pénalisées par le morcellement des territoires en différents royaumes féodaux. Leur unification dans un État-nation leur a permis de lever des frontières et des droits de douane absurdes. Les bourgeois se sont ainsi ouvert de plus grands marchés. Ils ont pu amasser des capitaux, les économies se sont développées et les pays se sont modernisés.
Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné dans l’Éthiopie de Ménélik II ?
L’Éthiopie était restée au stade féodal. L’aristocratie, l’armée et le clergé profitaient du travail des paysans. Il n’y a pas eu de processus d’unification comme dans les pays européens. L’empereur a conquis les provinces autour d’Addis-Abeba par la force. Dans cet État dominé par le chauvinisme Amhara, la plupart des Éthiopiens n’avaient aucun droit. Établir une administration centrale qui puisse fonctionner efficacement jusque dans les provinces éloignées de la capitale était donc extrêmement difficile.
Des Amhara et des Tigré d’Abyssinie furent envoyés dans le reste du pays pour développer cette administration. C’était en quelque sorte des colons chrétiens missionnés en terres musulmanes. On les appelait les neftegna. Et comme le relève l’historien John Markakis, ce système devait forcément entraîner des problèmes par la suite : « Le particularisme de l’identité abyssinienne était accentué par un monopole de pouvoir politique, de privilège économique et de statut social supérieur. Tous les Abyssiniens qui se sont établis dans les régions montagneuses de la périphérie sont devenus des propriétaires terriens sur des terres expropriées et ont exploité le travail des paysans indigènes. La relation qui les unissait était de l’ordre du maitre et de l’esclave, du propriétaire et du locataire, du percepteur d’impôts et du contribuable. Cette conjoncture a conduit à une issue potentiellement explosive qui n’a pris que quelques décennies pour arriver à maturité. »[4]
Cet empire féodal a pourtant suscité l’intérêt des Etats-Unis qui, en 1903, ont établi en Éthiopie leur premier consulat d’Afrique. Jusqu’en 1970, l’Éthiopie captera 60 % de l’aide US vers le continent. Comment expliquer cet intérêt de Washington ?
Au début du 20e siècle, alors que toute l’Afrique était dominée par l’Europe, le consul général des Etats-Unis à Marseille, Robert Peet Skinner, observait les bateaux venant du continent noir accoster au port phocéen. Pleins à craquer d’une large variété de produits, ces bateaux pouvaient donner au diplomate une idée des intérêts fructueux que l’Europe tirait du continent africain. Skinner a alors fait des pieds et des mains pour que la Maison Blanche porte un peu plus d’attention à cette Afrique que les Etats-Unis avaient délaissée jusqu’ici. Pour le consul, l’Éthiopie était la porte d’entrée. C’était le seul pays qui n’avait pas été colonisé et son empereur était enclin à commercer avec les puissances étrangères.
À cette époque, les Etats-Unis commençaient à changer leur fusil d’épaule. Avant d’être assassiné, le président William McKinley avait déclaré que « l’isolationnisme n’était plus possible ni désirable ». Après de longs efforts pour être autorisé à entrer en contact avec l’Éthiopie, « un pays destiné à jouer un grand rôle dans le futur de l’Afrique », Skinner obtint du président Roosevelt de conduire une délégation auprès de Ménélik II. Avant d’établir de véritables relations diplomatiques, les Etats-Unis et l’Éthiopie conclurent un traité commercial. Skinner mit en avant le fait que sa mission visitait l’Éthiopie en toute amitié, sans aucune prétention territoriale. Ménélik II apprécia la démarche. Pour l’empereur, les autres nations venaient en Afrique comme des fils viennent à leur père, demandant « père, vas-tu faire un testament et nous laisser quelque chose ? »[5]
L’approche de Skinner allait servir de ligne de conduite pour les Etats-Unis dans les années à venir. Alors que le Vieux Continent se déchirait durant la Première Guerre mondiale, le président Woodrow Wilson cherchait à tirer profit de la situation pour gagner du terrain sur la chasse gardée des Européens. La stratégie US consistait à affaiblir ces empires coloniaux qui avaient permis à l’Europe de surpasser tous ses concurrents. Tout comme Skinner en Éthiopie, la Maison-Blanche mettait en avant que les Etats-Unis n’avaient pas d’empire colonial et aucune intention de conquérir l’Afrique. Au contraire, ils ont commencé à promouvoir le droit à l’autodétermination et ont encouragé la décolonisation du continent noir.
À l’instar des grands révolutionnaires africains, les Etats-Unis soutenaient donc les aspirations des peuples opprimés par le colonialisme ?
Pas vraiment. Wilson voulait simplement affaiblir ses concurrents européens alors que les Etats-Unis, jeune puissance montante, n’avaient pas eu l’opportunité de se bâtir un vaste empire colonial. Pour promouvoir la décolonisation, Washington tenait de beaux discours sur la condition des Africains. C’était très hypocrite, car aux Etats-Unis, les noirs n’avaient aucun droit et travaillaient dans des conditions très difficiles.
Une anecdote qui reflète bien cette hypocrisie[6] : le premier article du traité conclu en 1903 entre les Etats-Unis et l’Éthiopie prévoyait que les citoyens des deux puissances contractuelles pourraient voyager et faire des affaires dans les deux pays. Cinq ans plus tard, des marchands éthiopiens débarquaient à Wall Street, mais furent immédiatement confrontés à la ségrégation quand ils tentèrent de se recueillir à l’église. Quelle ne fut pas leur surprise quand on leur dit qu’ils devaient s’asseoir sur les bancs réservés aux noirs, au fond de l’édifice ! Vous voyez, le droit à l’autodétermination selon Woodrow Wilson était le droit pour les Etats-Unis de venir en Afrique pour y faire du business. L’égalité des peuples l’intéressait fort peu. Mais pour ce qui est du business, les Etats-Unis allaient trouver l’homme idéal en Éthiopie, leur porte d’entrée vers l’Afrique. Après la mort de Ménélik et une brève période de transition, un certain Tafari Makonen devait succéder à l’empereur. C’était un jeune parvenu, imbu de sa personne, entouré de conseillers étrangers et incapable de développer une vision pour son pays… Le client idéal pour l’impérialisme US.
Comment Tafari Makonen est-il devenu empereur ?
À la mort de Ménélik II, son petit-fils Eyassou lui succéda. Mais la noblesse éthiopienne reprochait au nouvel empereur ses affinités avec les musulmans. Il avait en outre le défaut de se montrer trop peu conciliant avec les Européens. Eyassou fut donc écarté au profit de Zewditou, l’une des filles de Ménélik II. Le neveu de l’impératrice, Tafari Makonen, fut nommé régent et profita de sa position pour investir le débat qui, au sein de l’élite éthiopienne, opposait les conservateurs aux modernistes. Makonen affaiblit les premiers et gagna les faveurs des seconds, notamment grâce à la revue qu’il éditait, Lumière et Paix. Cette publication devait présenter le régent sous les atours d’un moderniste épris de progrès. Makonen y attaquait la noblesse, critiquait l’Éthiopie féodale et plaidait pour un système d’éducation à l’européenne. Lumière et Paix était une arme redoutable qui avait permis au régent d’asseoir sa popularité. Dans la même veine, Makonen avait obtenu l’admission de l’Éthiopie à la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU. C’était une grande victoire diplomatique attribuée au régent. Cette admission devait consacrer le particularisme éthiopien alors que toute l’Afrique était colonisée.
Ces différents coups d’éclat ont conduit Tafari Makonen jusqu’au trône d’empereur en 1930. Il a alors adopté le nom de Hailé Sélassié. Mais très vite, les idées modernistes qui avaient servi la propagande du jeune régent se sont effacées devant l’autoritarisme du nouvel empereur. On a bien assisté à quelques réformes, mais elles étaient surtout cosmétiques. Par exemple, pour le premier anniversaire de son couronnement, Sélassié fit adopter une Constitution qui instaurait le bicaméralisme. Mais les deux chambres parlementaires n’étaient pas composées par des élections directes et détenaient très peu de pouvoir. Dans les faits, toutes les décisions étaient concentrées entre les mains de l’empereur.
Mais Sélassié avait tout de même un gouvernement avec des ministres…
C’était de simples valets qui tenaient le rôle de fusible. Se plaçant au-dessus de la mêlée, Sélassié s’octroyait les bonnes nouvelles et imputait les échecs au gouvernement qu’il remaniait régulièrement selon les circonstances. La construction d’une armée moderne était un leurre également. L’empereur y était parvenu avec l’aide des Européens puis des Etats-Unis. Ce devait être une grande avancée pour l’Éthiopie. En réalité, la réunion de différentes milices sous les hospices d’une armée nationale avait surtout permis à Sélassié de couper l’herbe sous le pied des anciens rois qui auraient pu contester le pouvoir central. Certains d’entre eux avaient été achetés et convertis en gouverneurs du nouvel empire. Les autres devaient être réduits à l’état d’impuissance.
Cette nouvelle armée, moderne et nationale, sera visiblement moins efficace que les combattants réunis par Ménélik II. Après la défaite d’Adoua, les Italiens sont revenus à la charge en 1935 et ont réussi à conquérir l’Éthiopie. Pourquoi cette deuxième tentative ? Et comment ont-ils vaincu Sélassié ?
Les Italiens n’ont plus commis la même erreur. Mussolini était au pouvoir à l’époque. Il avait développé toute sa propagande fasciste sur la haine des noirs et son ambition de restaurer la puissance de l’Empire romain. Pour ce faire, l’Italie ne pouvait se contenter de ses positions en Somalie, en Érythrée ou en Libye. Il lui fallait conquérir l’Éthiopie, laver l’affront d’Adoua et sauver l’honneur de l’homme blanc. Contrairement à ses prédécesseurs, Mussolini n’a pas sous-estimé les forces de son adversaire. À l’assaut de l’Éthiopie, Rome n’a pas lésiné sur les moyens et a fait prévaloir sa supériorité en armement moderne. L’aviation a ainsi joué un rôle déterminant, bombardant une armée éthiopienne incapable de riposter. L’Italie a également recouru massivement aux gaz asphyxiants pourtant interdits par les conventions internationales déjà en vigueur à l’époque.
L’Éthiopie avait fait son entrée dans la Société des Nations. Son statut ne devait-il pas la protéger d’une invasion coloniale ?
Ne pouvant que constater la défaite de ses troupes, Sélassié s’est exilé à Londres. Il a tenté de plaider sa cause sur la scène internationale, mais sans succès. Certains tiendront rigueur à l’empereur de cette fuite, notamment les chefs de guerre qui n’ont jamais baissé les armes jusqu’à la libération du pays. De fait, quel contraste avec les prédécesseurs de Sélassié ! Ménélik II avait pris part à la bataille et terrassé les Italiens. Avant lui, Tewodoros avait préféré mettre fin à ses jours, retranché dans son château qu’un corps expéditionnaire britannique avait pris d’assaut avec succès. Mais Sélassié a quitté son pays. À la tribune de la Société des Nations, il a dénoncé l’agression italienne et la violation du droit international. En vain. Car à l’époque, la France et la Grande-Bretagne craignaient de voir l’Italie s’allier à l’Allemagne. On laissa donc faire Mussolini et tout cela fut validé par la Société des Nations qui, le 15 juillet 1936, levait les quelques sanctions prises à l’encontre de l’Italie. Ce feu vert à l’invasion fut approuvé par quarante-neuf voix contre une, celle de l’Éthiopie. L’Afrique du Sud, le Chili, Panama et le Venezuela s’étaient abstenus.
Mauvais calcul de la France et de la Grande-Bretagne. Mussolini finit par rejoindre Hitler…
Exact. Mais c’était une excellente nouvelle pour Sélassié. Humilié et mis à l’écart, l’empereur allait soudainement présenter un intérêt particulier pour les Britanniques qui devaient reprendre l’Éthiopie aux Italiens. « Sur la scène diplomatique au sens large et plus particulièrement au regard des Etats-Unis, il était essentiel de présenter la défaite des Italiens en Éthiopie comme une libération du territoire de l’emprise fasciste et non pas uniquement comme une expansion coloniale britannique, ce qui donnait un rôle indispensable à l’Empereur »[7], relève l’historien Christophe Clapham.
Mussolini vaincu, les Britanniques ont donc remis Sélassié sur son trône. Sans gagner la reconnaissance de l’empereur. En effet, la Seconde Guerre mondiale a vu l’équilibre des forces pencher en faveur des Etats-Unis. L’Europe avait été ravagée par le conflit. Intervenu tardivement, l’Oncle Sam avait pu tirer les marrons du feu en profitant de l’affaiblissement de ses rivaux et de l’effondrement des empires coloniaux. Sélassié avait senti le vent tourner et s’est donc rapproché des Etats-Unis, au détriment de Londres qui l’avait pourtant remis en selle.
Revenons sur l’invasion italienne. Votre père était un résistant Somali, opposé à Selassié. Mais lorsque Mussolini a attaqué l’Éthiopie, il a rejoint les troupes de l’empereur. Pourquoi s’est-il battu aux côtés de son ennemi ? Pourquoi n’a-t-il pas profité de cette situation propice à la chute de Sélassié ?
Il faut savoir que la Somalie historique a été partagée comme un gâteau par les puissances coloniales. D’une certaine manière, la Somalie est à la Corne de l’Afrique ce que le Kurdistan est au Moyen-Orient, car vous avez aujourd’hui dans différents pays de la région des communautés Somali qui aspirent à être unies dans un seul et même État.
La Grande-Bretagne avait offert une part du gâteau à Sélassié. Voilà pourquoi on trouve encore aujourd’hui une importante concentration de Somali dans le sud de l’Éthiopie. À l’époque, ce territoire était une base militaire. Les ressources étaient pillées par l’occupant et la population n’avait aucun droit. Mon père s’opposait à cela. Ça lui a d’ailleurs valu un passage dans les geôles éthiopiennes. Mon père avait donc une sérieuse contradiction avec Sélassié et, de manière générale, avec cet empire fantoche qui avait colonisé dans le sang des peuples entiers pour imposer son autorité et sa culture.
Cependant, lorsque les Italiens ont attaqué, mon père a rejoint les troupes du résistant somali Omar Samatar. Ils ont combattu cette armée coloniale qui voulait la chute de leur ennemi, Sélassié. En effet, miser par opportunisme sur l’invasion italienne pour se débarrasser de l’empereur éthiopien aurait été un très mauvais calcul. Mon père savait qu’il n’y avait rien à attendre de Sélassié et qu’il faudrait se battre pour arracher ses droits. Mais cette contradiction concernait les peuples de la Corne de l’Afrique et ne pourrait être résolue que par eux seuls. De plus, toute formelle qu’elle était, l’indépendance de l’Éthiopie était acquise et reconnue officiellement. Par conséquent, l’invasion italienne, même si elle devait conduire à la chute de Sélassié, aurait marqué un retour en arrière et n’aurait fait qu’empirer la situation. Mon père résumait les choses à sa manière : « L’ennemi qui vient de loin est plus dangereux que mon idiot de voisin. »
Après la Deuxième Guerre mondiale, Sélassié se tourne donc vers les Etats-Unis. Quelles seront leurs relations ?
En Afrique, l’Éthiopie a préfiguré le système des néocolonies voulu par Washington. Les Etats-Unis ont touché le jackpot avec la Seconde Guerre mondiale. Ils ont profité de l’affaiblissement de leurs rivaux européens pour prendre le leadership. Mais ils ne pouvaient pas prendre le relais des anciennes métropoles en s’imposant comme une nouvelle puissance coloniale. Car Washington avait plaidé la cause des mouvements de libération et le colonialisme apparaissait très clairement comme un système à bout de souffle.
Les Etats-Unis étaient donc prêts à faire une croix sur les matières premières du tiers-monde ?
Bien sûr que non. Ils ont misé sur ces dirigeants locaux qui étaient à la tête d’États officiellement indépendants, mais dont les économies étaient grandes ouvertes aux multinationales. Autrement dit, le pillage des ressources a continué, mais sous une autre forme. Le panafricaniste du Ghana, Kwame Nkrhumah, analysera très bien cette évolution dans son livre Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme : « L’essence du néocolonialisme, c’est que l’État qui y est assujetti est théoriquement indépendant, possède tous les insignes de la souveraineté sur le plan international. Mais en réalité son économie, et par conséquent sa politique, sont manipulées de l’extérieur. »[8] L’Éthiopie était donc un modèle du genre. Elle était indépendante sur papier, mais soumise sur les plans économique et politique.
Les peuples d’Afrique qui avaient connu le colonialisme ne devaient pas être enchantés de passer d’un système de pillage à un autre. Comment s’assurer que le néocolonialisme fonctionne ?
Il fallait maintenir au pouvoir ces marionnettes qui laissaient les multinationales piller les ressources de l’Afrique tout en s’enrichissant personnellement. L’Occident a ainsi apporté un soutien crucial à toute une série de dictateurs corrompus. Il a par ailleurs éliminé ceux qui résistaient au néocolonialisme. Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Mehdi Ben Barka… Tous ont fait les frais de l’appétit meurtrier de l’impérialisme.
Sélassié était pour sa part rangé du côté des bons clients. Les Etats-Unis l’ont donc soutenu notamment en favorisant l’installation du siège de l’Organisation de l’Unité Africaine à Addis-Abeba. Ils ont contribué à construire un mythe autour de l’empereur éthiopien. Sélassié prétendait être le descendant de la reine de Saba et du roi Salomon. Son pays avait tout d’une monarchie absolue. Le pouvoir, totalement concentré entre ses mains, trouvait sa légitimité dans une inspiration quasi divine. Le visage de l’empereur apparaissait partout, des pièces de monnaie aux portraits accrochés sur les murs de l’administration en passant par les manuels scolaires. Sélassié a fait construire beaucoup d’écoles, c’est vrai. Mais au lieu d’y former des esprits éclairés, on y lavait les cerveaux et on y formait les futures élites de l’administration, entièrement dévouées à l’empereur.
Le roi Tafari Makonen, le ras Tafari, a même été l’objet d’une adoration religieuse. D’où vient ce mouvement des rastafaris ?
Le rastafarisme est né en Jamaïque, influencé par différentes formes de religions africaines et par des églises baptistes des Etats-Unis. On retrouve dans la Bible plusieurs passages qui mentionnent l’Afrique et plus particulièrement l’Éthiopie. Ce pays va alors devenir une sorte de terre promise pour les rastafaris.
Cette croyance a par ailleurs été accentuée par un discours « prophétique » du leader panafricaniste, Marcus Garvey. D’origine jamaïcaine, Garvey a dirigé l’Universal Negro Improvement Association qui a compté plusieurs millions de membres aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde. Ses thèses ont eu beaucoup de succès. Elles prônaient la supériorité des noirs sur les blancs et appelaient les descendants d’esclaves à retourner en Afrique. Garvey faisait souvent référence à l’Éthiopie. Et en 1921, il a fait cette déclaration qui deviendra retentissante pour les rastafaris : « Regardez vers l’Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance. » Neuf ans plus tard, Tafari Makonen montait sur le trône impérial d’Éthiopie et devenait Hailé Selassié, Roi des rois, lion de Juda, défenseur de la foi chrétienne, force de la Trinité, élu de Dieu. Garvey prit alors des allures de prophètes aux yeux des rastafaris et Sélassié devint une espèce de messie.
Pourtant, Garvey a totalement désavoué Sélassié lorsque l’empereur a fui l’invasion italienne…
Oui, à l’instar de certains officiers éthiopiens qui n’avaient pas capitulé devant l’Italie et qui seront d’ailleurs écartés après le retour de l’empereur, Marcu Garvey a condamné sèchement la fuite de Sélassié : « Les faits historiques une fois écrits, Hailé Sélassié d’Abyssinie restera comme un grand lâche qui a fui son pays et laissé des millions de ses compatriotes lutter à travers une terrible guerre qu’il leur a apportée à cause de son ignorance politique et de sa déloyauté raciale. Quel dommage qu’un homme au calibre intellectuel limité et au caractère politique faible comme Hailé Sélassié soit devenu Empereur d’Abyssinie à un moment aussi crucial dans l’histoire politique du monde. […] Chaque nègre qui est fier de sa race doit avoir honte de la façon dont Hailé Sélassié s’est rendu aux loups blancs d’Europe. […] Tandis que les peuples noirs du monde entier priaient pour le succès de l’Abyssinie, ce petit Empereur était en train de saper la construction de son propre royaume en faisant l’andouille avec les hommes blancs, en les ayant pour conseillers, en les ayant en train de lui dire ce qu’il devait faire, comment se rendre, comment annuler les coups victorieux de ses rois contre les Italiens. Oui, ils lui disaient comment préparer son embarquement dans l’avion, et comme un enfant imbécile, il a suivi chaque conseil pour finalement partir de son pays et rejoindre l’Angleterre, laissant son peuple se faire massacrer par les Italiens. »[9]
Cette ferme condamnation de leur prophète n’a pas empêché les rastafaris d’idolâtrer Sélassié. Dans le contexte de la décolonisation, ils voyaient l’empereur éthiopien comme un libérateur. Sélassié avait pourtant poursuivi sur la lancée de Ménélik II, construisant un État central à travers l’amharanisation forcée des différentes ethnies qui peuplaient l’Éthiopie. Pour s’intégrer, il fallait toujours adopter la culture de l’empereur, sa religion, son alphabet. Et parfois même changer de nom. Vraiment, pour la grande majorité des Éthiopiens, Sélassié n’était pas un libérateur. Mais il jouissait d’une image trompeuse. Par exemple, Bob Marley a écrit une très belle chanson contre la guerre à partir d’un discours tenu par Sélassié à la tribune des Nations unies en 1963. Se positionnant en chantre de l’anticolonialisme et de l’antiracisme, l’empereur avait tenu des propos vibrants sur la paix et l’égalité des hommes. Dans les faits, Sélassié avait envoyé des troupes éthiopiennes participer aux guerres du Congo et de Corée sur ordre de ses maîtres impérialistes. Et s’il déclarait que le continent africain ne connaitrait pas la paix tant qu’il y aurait dans certaines nations des citoyens de première et de seconde classe, il appliquait l’exact contraire en Éthiopie où en dehors de la classe dirigeante abyssinienne, les citoyens n’avaient aucune reconnaissance. Les rastafaris devaient faire leur propre expérience pour découvrir l’envers du décor. L’empereur leur a offert la ville de Shashamané pour qu’ils puissent s’y établir et accomplir leur rêve d’un retour en terre promise. Mais le rêve a viré au cauchemar. Les rastafaris ont été très mal accueillis. Par les Oromo tout d’abord, qui vivaient là et qui se sentaient spoliés. Par l’Église orthodoxe ensuite qui n’appréciait pas beaucoup les pratiques religieuses des rastafaris. Aujourd’hui encore, une petite communauté subsiste. Mais la désillusion est forte.
Le processus d’amharanisation butait-il sur des oppositions en Éthiopie ?
Évidemment. Vous ne pouvez pas gouverner correctement un empire si vous considérez 60 % de ses habitants comme des étrangers. Mais l’amharanisation de l’Éthiopie provoquait des réactions diverses. Certains rejetaient ce processus et affirmaient leur identité. D’autres essayaient de s’intégrer en se fondant dans le moule. Ce qui pouvait donner lieu à de tristes situations. À l’université d’Addis-Abeba par exemple, des diplômés originaires des provinces de l’empire ne voulaient pas que leur famille assiste à la proclamation des résultats. Ces étudiants essayaient par tous les moyens de se faire passer pour des Amhara. Et ils savaient qu’à la remise des diplômes, leurs proches trahiraient leurs véritables origines par leurs vêtements et leurs manières.
Moi-même, lorsque j’étais enfant, après l’installation de ma famille dans la capitale, j’ai vécu une drôle d’expérience. Mes camarades de classe et les amis avec qui je jouais au foot dans le quartier m’appelaient « Mohamed le Somali ». C’était mon surnom. Un jour, j’ai demandé à mon père si je pouvais changer de nom. « Tu n’aimes pas Mohamed ? », m’a-t-il demandé. Je lui ai répondu que “Mohamed” était très bien, mais que je n’aimais pas « Somali ». Mon père a alors convoqué une réunion familiale, appelant ma mère, mes frères et mes sœurs : « Écoutez, écoutez, Mohamed a quelque chose de très important à vous dire ». J’ai exposé la situation et présenté ma requête. Mais l’une de mes grandes sœurs m’a enguirlandé. « Tu dois être fier de tes origines », a-t-elle lancé. Ensuite, mon père m’a dit de me rendre à la maison d’un général et m’a confié une tâche. Cet officier de l’armée était le père de mon meilleur ami. Ma mission était de calculer combien de temps il fallait pour ouvrir la grille à l’entrée lorsque je tirais la sonnette. J’allais rapidement comprendre que cet objectif n’était qu’un prétexte pour me donner une bonne leçon que je n’oublierais pas.
Le lendemain matin, je me rendais donc à la maison du général. C’était une belle villa. Mais je n’avais pas eu le temps de tirer la sonnette que déjà, la grille s’ouvrait pour laisser s’échapper la Mercedes du père de mon ami. Je profitais de ce que la voie était libre pour me glisser dans la propriété et avancer jusqu’à la maison. La porte était encore ouverte. En m’avançant sur le pas, j’ai pu voir qu’il y avait beaucoup de monde à l’intérieur. Notamment des gens de la campagne. Et je comprenais rapidement que ces gens, qui n’étaient pas des Amhara, étaient des membres de la famille du général et de mon meilleur ami. Le personnel de la maison m’a aperçu. Il y a eu un malaise. Ils ont vite poussé leurs visiteurs dans une pièce et ont fermé la porte. Gêné, j’ai rebroussé chemin sans piper un mot. J’arrivais à hauteur de la grille d’entrée où la Mercedes du général m’attendait. « Aujourd’hui, tu as vu notre petit secret Mohamed », m’a lancé le père de mon ami. J’ai simplement acquiescé, sans rien dire. « Dis-moi Mohamed, tu as de la famille à la campagne ? Quand tes proches viennent à Addis, vous leur faites visiter la ville et vous vous baladez dans les magasins ? », m’a-t-il demandé. J’acquiesçais encore. « Et tes tantes et tes cousines, elles gardent leurs robes traditionnelles ?” J’acquiesçais toujours. « Et ce n’est pas un problème pour toi? Tu n’en as pas honte?” Je répondais que non. Le général a alors sorti un billet qu’il a enfoui dans ma main. « Cet après-midi, tu iras avec mon idiot de fils au cinéma. Et tu lui expliqueras qu’il ne faut pas avoir honte de ses origines », conclut le général. Je rentrais chez moi, heureux à l’idée de voir un film. À mon retour, mon père m’a demandé si je voulais toujours changer mon nom. « Non, j’adore mon nom ! », lui ai-je répondu. (Rires)
Voilà qui donne un aperçu des problèmes d’intégration dans l’Éthiopie impériale. Mais j’imagine que tout ne se réglait pas avec deux places de cinéma…
Non. Il faut pouvoir imaginer à quel point les Éthiopiens n’avaient aucun droit en dehors de la classe dirigeante Amhara. De plus, malgré les beaux discours de l’empereur et ses promesses de modernisation, le pays restait très pauvre. Avec une grande disparité. Il y avait d’une part le centre, avec la capitale Addis Abeba et ses environs. C’est là qu’étaient concentrés le pouvoir politique, l’activité économique et la communauté Amhara. Vous aviez ensuite toutes les provinces de la périphérie. Ses territoires avaient été annexés à travers le processus de centralisation de l’empire éthiopien, mais les structures étatiques n’y fonctionnaient pas vraiment. Ainsi, à la fin des années 60, le taux d’alphabétisation était de 7 %. La moitié des écoles se trouvaient dans les deux plus grandes villes du pays, Addis-Abeba et Asmara, la capitale érythréenne. À Addis, on comptait un lit d’hôpital pour 222 habitants. Dans la province d’Arsi, la proportion tombait à un pour 22 260 ![10] L’espérance de vie n’était par ailleurs que de 35 ans.
Oppression et pauvreté… Le cocktail est explosif !
L’explosion a fini par arriver. En 1974, il y a eu d’importantes manifestations des musulmans d’Éthiopie. J’en faisais partie et le mot d’ordre était : « Nous ne sommes pas des étrangers. » Je protestais également au sein du mouvement estudiantin pour réclamer la chute de l’empereur. L’université d’Addis-Abeba était devenue un haut lieu de la contestation politique. Depuis les années 60, on y débattait de la question des nationalités sur fond de théories marxistes et de lutte anti-impérialiste. D’ailleurs, en 1969, la garde impériale avait pénétré le campus et abattu une vingtaine d’étudiants qui manifestaient. Mais la contestation n’avait pas cessé. Elle avait même pris une telle ampleur qu’en 1974, Selassié décidait de fermer l’université. Une université qui portait son nom et qui devait illustrer la modernité en Éthiopie. Chaque année, l’empereur prenait la photo avec les diplômés. Sa fermeture était donc tout un symbole.
Comment les théories marxistes ont-elles investi le campus ?
Les étudiants étaient influencés par les mouvements de libération nationale en Afrique, par le développement de la Chine ou bien encore par la guerre du Vietnam. Les idées progressistes ont commencé à fleurir, c’était inévitable. Et le pouvoir autoritaire de l’empereur est apparu sous une lumière plus crue. L’Éthiopie restait une néocolonie, mais le capitalisme y avait été introduit, graduellement. Les bases d’une économie moderne avaient été posées entraînant une urbanisation et le développement d’un embryon de classe ouvrière. Les contradictions de classe avaient donc commencé à s’exacerber. Dans ce processus, des syndicats et des mouvements estudiantins ont émergé. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de débats au sein de ces mouvements progressistes. Les discussions avaient permis d’établir la liste des défis majeurs que devait relever l’Éthiopie. Avec tout d’abord la question des paysans. Le secteur agricole représentait la partie la plus importante de l’économie éthiopienne. Mais la classe paysanne était divisée en deux. D’un côté, les propriétaires terriens du centre. De l’autre, les paysans de la périphérie qui étaient complètement exploités. Les mouvements progressistes revendiquaient donc que la terre appartienne à ceux qui la cultivent. L’autre enjeu majeur était la question des nationalités. L’Éthiopie devait être reconnue comme un pays multinational où tous les citoyens bénéficieraient des mêmes droits. Enfin, il y avait la question érythréenne. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ancienne colonie italienne avait été annexée par l’Éthiopie. Depuis, les Érythréens menaient une lutte de libération nationale pour obtenir leur indépendance. Cette lutte a d’ailleurs influencé les mouvements progressistes d’Éthiopie.
Comment l’Érythrée a-t-elle été annexée ?
Cette bande de terre bordant la mer Rouge avait été colonisée par l’Italie avec l’aval des Britanniques. Après la guerre et la défaite de Mussolini, dans le contexte de décolonisation de l’Afrique, l’Érythrée réclamait son indépendance. Mais les Etats-Unis y avaient installé leur plus grande base de télécommunication. À l’époque, il n’y avait pas encore de surveillance satellite. Mais avec le matériel dont ils disposaient dans un endroit stratégiquement situé comme l’Érythrée, les Etats-Unis pouvaient surveiller ce qui se passait en Afrique, au Moyen-Orient et même dans certaines régions de l’Union soviétique.
Washington a donc empêché l’indépendance de l’Érythrée et a insisté pour que l’ancienne colonie soit rattachée à l’Éthiopie. Avec Sélassié, les Etats-Unis étaient certains de garder le contrôle de leur base de télécommunication. De son côté, l’empereur souhaitait mettre la main sur ce territoire qui garantirait à l’Éthiopie un accès à la mer Rouge. Figure éminente de la politique américaine, John Foster Dulles dirigeait à l’époque le bureau des Affaires étrangères. Quand le cas de l’Érythrée débarqua sur la table du Conseil de Sécurité des Nations unies, il imposa son choix : ” Du point de vue de la justice, les opinions du peuple érythréen doivent être prises en considération. Néanmoins, les intérêts stratégiques des Etats-Unis dans le bassin de la mer Rouge, et les considérations pour la sécurité et la paix dans le monde, rendent nécessaire que ce pays soit rattaché à notre allié, l’Éthiopie. »
Cette décision a débouché sur un long conflit qui n’est d’ailleurs pas tout à fait résolu. Pourquoi la cohabitation entre l’Éthiopie et l’Érythrée n’a-t-elle pas fonctionné ?
Nous avons vu comment en Éthiopie, l’introduction du capitalisme avait conduit par contradiction à l’émergence de mouvements progressistes à partir des années 60. En Érythrée, ce processus était survenu beaucoup plus tôt avec la colonisation italienne dans les années 30. Si bien qu’après la guerre, le contraste était très fort entre l’Éthiopie féodale de Sélassié d’une part et l’Érythrée d’autre part, qui disposait d’un embryon d’économie moderne, de syndicats et de journaux libres. Des idées modernes et progressistes étaient diffusées dans toute l’Érythrée. Elles menaçaient l’autorité de Sélassié et ridiculisaient son image artificielle de dirigeant éclairé.
En 1960, alors que l’empereur était en voyage au Brésil, Girmane Neway, un jeune officier, mena une tentative de coup d’État. Ce fut un échec. À son retour, Sélassié prit des mesures drastiques pour raffermir son autorité. L’Érythrée qui vivait aux côtés de l’Éthiopie au sein d’une fédération fut tout bonnement annexée par l’Empire. Sous la contrainte, le parlement érythréen dû voter sa propre dissolution. Les usines modernes qui avaient été construites à Asmara furent démontées et délocalisées à Addis-Abeba. Littéralement colonisés par Selassié, les Érythréens allaient entrer en résistance pour mener la plus longue lutte de libération du continent africain. Comme je l’ai dit, cette lutte influença les étudiants éthiopiens. La question érythréenne devenant un enjeu majeur du mouvement de protestation en 1974.
Un autre facteur a marqué le contexte tendu des années 70 : la famine. Particulièrement meurtrière à cette époque, elle a d’abord sévi dans la province du Wollo avant de s’étendre au nord du pays. Cette catastrophe a-t-elle ébranlé la légitimité de Selassié ?
La sécheresse est un phénomène naturel. Mais la famine n’est pas une fatalité. Si vous êtes bien organisé, vous pouvez tenter de surmonter au mieux les problèmes de récolte. Mais dans l’Éthiopie féodale de Sélassié, la sécheresse ne pouvait que conduire au drame. Alors que l’agriculture était le secteur économique le plus important, la paysannerie entretenait toutes les classes sociales d’Éthiopie dans un rapport d’exploitation extrêmement dur. Les paysans étaient déconsidérés et souffraient de conditions de travail très pénibles. Les bénéfices des récoltes étaient accaparés par la couronne, l’église, les chefs militaires, les hauts fonctionnaires, etc. « Ne reste au paysan qu’un minimum de réserves pour tenir d’une récolte à l’autre, souligne Pascal Bureau. Un minimum suffisant lorsque les pluies ont été bonnes. Mais, au moindre caprice de la nature, c’est la famine, l’exil ou l’endettement. En particulier quand les paysans cèdent à vil prix leurs outils et leurs semences à des maîtres qui contrôlent les réserves de grains, et n’assurent les soudures qu’au prix fort. Pour récupérer leurs instruments de travail, les paysans doivent ensuite payer deux, trois fois le prix auquel ils les avaient d’abord vendus. »[11]
Vous imaginez, dans ces conditions, quel impact la sècheresse peut avoir sur les paysans. En 1973, la famine touchait la province du Wollo. Dans un premier temps, Sélassié a tout bonnement ignoré l’affaire. Mais la nouvelle que des enfants décharnés agonisaient au bord des routes a fini par remonter jusqu’à Addis-Abeba. L’opinion publique était choquée. Sous sa pression populaire, Sélassié a décidé d’un geste aussi inutile que ridicule: il a exempté les paysans d’impôts. Mais ces derniers avaient déjà tout perdu. Comment auraient-ils pu, de toute manière, payer la moindre taxe ? Cet épisode a écorné un peu plus l’image de Sélassié. La famine de 1973 a également nourri le mouvement de contestation qui avait fait de la paysannerie un enjeu central.
Le mouvement de contestation puisait sa source dans la société civile avec les étudiants et les syndicats. Mais c’est l’armée qui a destitué l’empereur, le 12 septembre 1974. Pourquoi ?
L’armée était l’institution la mieux organisée dans l’Éthiopie impériale. Beaucoup mieux organisée que les syndicats ou les mouvements estudiantins qui devaient composer avec la répression. Mais l’armée était aussi traversée par des contradictions susceptibles d’alimenter un élan révolutionnaire. En effet, ses officiers supérieurs venaient de l’aristocratie et de la petite bourgeoise proche de l’empereur. Ils étaient pour la plupart d’origine Amhara. Par contre, ceux qui portaient les fusils et les petits officiers venaient des autres ethnies et de la classe paysanne.
Les mouvements de protestation ont fait résonner jusqu’au sein de l’armée les questions sur l’égalité des nationalités et la condition des paysans. Si bien que les contradictions sont devenues plus fortes au sein du corps militaire. Sont venues s’ajouter des plaintes de la deuxième division qui campait en Érythrée. Les soldats étaient malheureux là-bas. Ils disaient vivre comme des chiens, entourés par l’ennemi. Ils se plaignaient de ne jamais voir leur famille. Surtout, ils avaient pris conscience que la confrontation militaire avec la résistance érythréenne serait interminable et qu’il valait mieux chercher une solution politique.
L’armée partageait-elle les revendications de la société civile ?
L’ensemble des fantassins réclamait également l’égalité des nationalités et des religions, oui. Mais au départ, l’armée n’avait pas l’intention de renverser Sélassié. Dans les différentes garnisons du pays, des comités ont été mis sur pied. Les revendications y ont été rassemblées, tout comme les idées de changements. Chaque comité a ensuite envoyé un représentant auprès de l’empereur pour négocier.
Afin de contenir la révolte qui venait de toutes parts, Sélassié a engagé quelques réformes. Il a également sorti de son chapeau un nouveau gouvernement piloté par un jeune Premier ministre qui devait marquer une rupture avec les anciens responsables. Durant quelques mois, les débats étaient plus ouverts que par le passé. Et la presse était davantage libre. Mais plutôt que d’apaiser les tensions, cette tentative désespérée n’a fait que galvaniser la colère du peuple éthiopien. La chute de Sélassié était devenue inéluctable.
Source: Investig’Action
Notes:
[1] Le Point Afrique, 11 août 2016.
[2] Jacques Bureau, Éthiopie. Un drame impérial et rouge, Editions Ramsay, 1987
[3] J. Bureau p94
[4] John Markakis, Ethiopia. The Last Two Frontiers, James Currey, 2011
[5] Getachew Metaferia, Ethiopia and the United States: History, Diplomacy and Analysis, Algora Publishing, 2009
[6] Voir Getachew Metaferia, ibid.
[7] Gérard Prunier, L’Éthiopie contemporaine, CFEE-Karthala, 2007. p119
[8] Kwame Nkrumah, Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, Ed. Présence Africaine, 2009
[9] Marcus Garvey, The Marcus Garvey and Universal Negro Improvement Association Papers, Vol. IX, University of California Press, 1995.
[10] Jacques Bureau, ibid.
[11] Jacques Bureau, ibid.
Mohamed Hassan est un ancien diplomate éthiopien, spécialiste du monde arabe et de la Corne de l’Afrique. Grégoire Lalieu est journaliste, membre du collectif Investig’Action depuis 2009. Retrouvez La Stratégie du chaos (en e-book) et Jihad made in USA sur notre boutique.