Alors que l’excellente Zone d’Expression Populaire vient de se voir, une nouvelle fois, interdite de concert à cause d’un morceau intitulé « Nique la France », la porte-parole du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, s’apprête cette semaine à comparaître devant un tribunal pour avoir simplement attribué le sobriquet de « souchiens » aux Français que tout le monde appelle « de souche » depuis des décennies, sans trop s’en émouvoir. Au cœur de ces deux affaires, un même concept plus que douteux : le racisme antifrançais, ou antiblancs.
« On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Les Allemands, de leur côté, cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie, en arborant une étoile sur sa veste pour bien montrer qu’on n’est pas n’importe qui… »
C’est signé Pierre Desproges. C’est un sketch. On trouve ça drôle ou pas, mais ces phrases ont à mes yeux le mérite de bien poser le problème du procès qui est fait aujourd’hui à Houria Bouteldja – je veux parler du procès que lui intente la sinistre AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne) mais aussi du procès médiatique qui l’a précédé puis accompagné, d’Alain Finkielkraut à Mouloud Akkouche et de Marianne au Courrier de l’Atlas. Un procès qui repose sur une même mauvaise foi crasse (permettant d’entendre « sous-chiens » quand il a été dit « souchiens ») mais aussi , et ce sera l’objet de mes réflexions, sur un même concept : celui de racisme anti-blancs.
Le sketch de Pierre Desproges, qu’on le trouve drôle ou pas, montre en tout cas très bien à quel niveau d’abjection on arrive lorsqu’on méconnaît la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’on définit le racisme comme un simple sentiment d’hostilité, et que de ce fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés. Or c’est exactement la même logique qui motive la plainte de l’AGRIF ou les attaques de Finkielkraut, Mouloud Akkouche ou Yann Barthe : Houria Bouteldja est radicale, virulente, agressive, hostile, et elle s’oppose à un système qu’elle qualifie de blanc, par conséquent elle est raciste et mérite à ce titre une réprobation au moins aussi catégorique qu’un Le Pen ! Ces attaques peuvent en somme, sans être déformées, être énoncées ainsi – en mode Desproges :
« On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la décennie 2010, de nombreux Noirs, Arabes et musulmans ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime sarkozyste. Les Français, de leur côté, cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Noirs, des Arabes et des musulmans. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie, en s’appelant Indigènes de la République pour bien montrer qu’on n’est pas n’importe qui… »
Tout fonctionne à l’identique – à ceci près que ce n’est pas un sketch comique, que c’est au contraire énoncé avec le plus grand sérieux par des écrivains ou des intellectuels renommés, qu’un magistrat a jugé cela assez solide pour instruire un procès, et qu’au même motif un maire socialiste (anciennement communiste) vient d’interdire de concert la Zone d’Expression Populaire.
Du racisme anti blanc
S’il retrouve aujourd’hui une nouvelle jeunesse, une certaine agressivité et surtout une force de frappe médiatique et politique régénérée, ce discours n’est pas nouveau – et cela fait d’ailleurs près de dix ans que nous le combattons au collectif Les mots sont importants. Depuis des années, nous rappelons que le racisme anti-blanc est un concept fallacieux et tendancieux, pour la bonne raison que le racisme n’est pas un simple sentiment de haine mais un rapport social de domination, qui peut parfaitement se passer de la haine – et dont les formes les plus hégémoniques se traduisent même par de l’indifférence ou de la sympathie davantage que par de l’antipathie. De ce point de vue, d’ailleurs, l’agressivité qui se déchaîne aujourd’hui contre Houria Bouteldja et contre la ZEP peut être entendue comme un encouragement, même si elle est aussi lourde de menaces : le racisme qui s’exprime ici est un racisme intranquille, inquiet, qui se sent menacé.
Depuis des années, nous rappelons aussi que de son côté, la haine n’est pas forcément raciste, et que toutes les haines ne se valent pas. C’est pourtant de cela qu’on cherche à nous convaincre : qu’aimer c’est bien et haïr c’est mal, que la bonhommie est en toutes choses meilleure que la colère, que toutes les haines sont identiques quels que soient leurs objets, et que par conséquent nous devons mettre sur le même plan et rejeter dans la même indignité la haine de l’oppression et la haine du bougnoule – ou, pour reprendre les termes de Mouloud Akkouche [1], que tous les visages doivent communier dans un sourire béat, en jetant la même opprobre sur le rictus du tortionnaire et sur la grimace de sa victime.
C’est de cette chose insensée et monstrueuse que l’on veut nous convaincre : que toutes les haines se valent, celle des Indigènes de la République contre un système raciste (voire contre ses agents) et celle des blancs, petits et grands, contre lesdits Indigènes : une haine fondée sur un vécu réel et une haine fondée sur des fantasmes et des phobies ; une haine fondée sur une analyse rationnelle et une haine fondée sur un délire idéologique ; une haine fondée sur des principes éthiques (en premier lieu le besoin d’égalité) et une haine fondée sur la peur panique de perdre ses privilèges.
C’est là me semble-t-il que réside l’intérêt spécifique du procès d’Houria Bouteldja et, au-delà, de l’offensive actuelle sur le « racisme antiblanc » : ils nous invitent à comprendre le sérieux et la légitimité de la colère des opprimé-e-s. Ils constituent en cela une leçon, non seulement pour les fascistes qui envoient des menaces ou saisissent les tribunaux, non seulement pour leurs penseurs organiques ou leurs supplétifs « progressistes », mais aussi pour nous-mêmes. Je pourrais en effet multiplier les exemples de ce vice de pensée et de comportement qui consiste à s’aveugler sur un rapport de domination et à renvoyer dos à dos dominants et dominés, et cela bien au-delà de l’AGRIF, de Finkielkraut ou de Mouloud Akkouche, chez des gens a priori plus respectables.
La fabrique de l’ordre blantriarcal [2]
J’ai par exemple assisté, récemment, à la projection d’un film intitulé Ici on noie les Algériens, consacré au massacre d’Octobre 1961 et à sa non-reconnaissance par l’Etat français : le débat public qui a suivi le film a été constamment recadré par des invitations à « prendre du recul », « éviter la haine » et « dépasser la colère » [3]. Comme tout le monde je sais d’expérience combien il est pénible, quand on a subi une offense, de s’entendre dire qu’il faut prendre du recul ou de la hauteur, et je perçois de ce fait assez bien à quel point il est odieux de balancer ce genre d’injonctions à celles et ceux qui subissent une offense quotidienne, massive, systémique – par exemple les homosexuels, les trans’, les femmes, les féministes, les prostituées, les musulmanes voilées, et plus largement les musulmans, les Arabes, Noirs et autres indigènes de la République.
Toujours dans des cercles proches, on entend encore souvent des camarades gauchistes ou islamogauchistes disqualifier les rassemblements féministes non-mixtes en expliquant qu’ils constituent un « sexisme à l’envers ». Beaucoup de ces camarades débonnaires ne saisissent pas davantage la différence pourtant évidente qu’il y a entre quatre femmes qui parlent des hommes et disent « Tous des salauds » et quatre hommes qui parlent des femmes et disent « Toutes des salopes ». Et ce sont à peu près les mêmes qui tournent en ridicule le principe d’une « Fierté LGBT » en demandant, tout contents de leur trouvaille :
« Est-ce que moi je vais défiler dans la rue pour dire que je suis fier d’être hétéro ? ».
Un dernier exemple, particulièrement abject et pourtant advenu dans un cercle proche : j’ai vu un jour une femme brutalisée physiquement (huit jours d’arrêt de travail) parler avec véhémence de son agresseur, et un autre homme, très mâle, très hétéro, très riche, très blanc et très athée, lui répondre, glacial, qu’il la trouvait « bien agressive », « pleine de ressentiment » et « vraiment pas raisonnable », avant de finalement lui adresser un rappel à l’ordre sarcastique sur sa religion :
« Je croyais que l’Islam était la religion du pardon ! ».
Tous ceux qui parlent ainsi, tous ceux qui se comportent ainsi, que ce soit à l’extrême droite ou que ce soit parmi nous, sont de facto les chiens de garde de l’ordre blanc, et/ou de la domination masculine et/ou de l’ordre hétérosexiste. Qu’ils se présentent comme de vilains sionistes ou comme de gentils islamogauchistes, ils travaillent à la fabrique de cet ordre social que nous sommes censés combattre. Tous à leur manière font la même chose que l’AGRIF et que Mouloud Akkouche… ou que Pierre Desproges ! Tous incarnent, à leur manière et dans leurs microcosmes politiques respectifs, une même tendance fâcheuse dont ont bien parlé Martin Luther King et Christine Delphy : cette tendance qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus polie, patiente, civilisée. C’est sur cette tendance, fort répandue loin de nous mais aussi tout près de nous, parmi nous, que nous sommes interpellés, même si dans l’immédiat l’heure est au soutien sans faille à Houria Bouteldja, à Saïdou et à la ZEP, contre les petites cliques de fachos qui les attaquent ou les menacent mais qui ne sont, hélas, que l’avant-garde belliqueuse d’un système raciste beaucoup plus vaste et beaucoup plus puissant.
P.-S.
Une rencontre-débat a lieu mardi 13 Décembre à 19h30 au Vieux Saumur, 10 rue de Belleville à Paris (métro Belleville) avec Houria Bouteldja, Omar Alsoumi (ancien président de Génération Palestine), Saïd Bouamama (sociologue et militant), Danièle Obono (militante antiraciste et altermondialiste), Omar Slaouti (militant NPA) et le Collectif Angles Morts (auteur de Vengeance d’État. Villiers-le-Bel : des révoltes aux procès).
Notes
[1] Qui assimile le visage parait-il « grimaçant » de Houria Bouteldja à celui, également « grimaçant », d’Alain Finkielkraut
[2] Merci, pour le néologisme blantriarcat, à LKR.
[3] Injonction adressée par les organisateurs de la projection-débat, mais reprise à son compte aussi par plusieurs membres de l’assistance.
Source: Les mots sont importants