Des centaines de milliers de personnes sont contraintes de fuir, une fois de plus, après que plus de la moitié de la population de Gaza s’est réfugiée dans la ville frontalière de Rafah. Cela fait partie de la stratégie sadique d’Israël.
Courez, demandent les Israéliens, courez pour sauver vos vies. Courez de Rafah comme vous avez couru de la ville de Gaza, comme vous avez couru de Jabalia, comme vous avez couru de Deir al-Balah, comme vous avez couru de Beit Hanoun, comme vous avez couru de Bani Suheila, comme vous avez couru de Khan Yunis. Fuyez ou nous vous tuerons. Nous lâcherons des bunkers de 2 000 livres…
Nous lâcherons des bombes bunker d’une tonne sur vos campements de tentes. Nous vous criblerons de balles tirées de nos drones équipés de mitrailleuses. Nous vous pilonnerons avec des obus d’artillerie et de chars. Nos snipers vous abattront. Nous détruirons vos tentes, vos camps de réfugiés, vos villes et villages, vos maisons, vos écoles, vos hôpitaux et vos stations d’épuration. Nous ferons pleuvoir la mort du ciel.
Courez pour vos vies. Encore et encore et toujours. Rassemblez les quelques biens pathétiques qui vous restent. Des couvertures. Quelques casseroles. Quelques vêtements. Nous nous moquons de votre épuisement, de votre faim, de votre peur, de vos maladies, de votre âge et de votre jeunesse. Courez. Courez. Courez. Et quand vous courrez, terrorisés, vers un autre endroit de Gaza, nous vous ferons faire demi-tour et courir vers un autre. Vous serez pris au piège dans un labyrinthe mortel. Aller et venir. De bas en haut. D’un bord à l’autre. Six. Sept. Huit fois. Nous jouons avec vous comme avec des souris prises au piège. Puis nous vous déporterons pour que vous ne puissiez jamais revenir. Ou nous vous tuerons.
Que le monde dénonce notre génocide. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Les milliards d’aide militaire de notre allié américain coulent à flots. Avions de chasse. Obus d’artillerie. Tanks. Bombes. Un ravitaillement sans fin. Nous tuons des enfants par milliers. Nous tuons des femmes et des anciens par milliers. Les malades et les blessés se meurent, sans médicaments ni hôpitaux. Nous empoisonnons votre eau. Nous vous coupons les vivres. Nous vous faisons mourir de faim. Cet enfer, nous l’avons créé pour vous. Nous sommes les maîtres. La loi. Le droit. Les codes de conduite. Ça ne nous concerne pas.
Mais d’abord, nous allons jouer avec vous. Nous vous humilions. Nous vous terrorisons. Nous nous délectons de votre peur. Nous nous amusons de vos tentatives pathétiques de survie. Vous n’êtes pas humains. Vous êtes des animaux. Des Untermenschen [des sous-hommes]. Nous alimentons notre libido-dominandi – notre soif de domination. Regardez nos messages sur les réseaux sociaux. Ils sont devenus viraux. L’un d’eux montre des soldats souriant dans une maison palestinienne avec les propriétaires attachés et les yeux bandés à l’arrière-plan. Nous pillons. Les tapis. Les cosmétiques. Les motos. Les bijoux. Les montres. L’argent liquide. L’or. Les antiquités. Nous rions de votre misère. Nous acclamons votre mort. Nous célébrons notre religion, notre nation, notre identité, notre supériorité, en niant et en éliminant les vôtres.
La dépravation est morale. Les atrocités sont de l’héroïsme. Le génocide est une rédemption.
Jean Améry, résistant belge pendant la Seconde Guerre mondiale, capturé et torturé par la Gestapo en 1943, définit le sadisme “comme la négation radicale de l’autre, la négation simultanée du principe social et du principe de réalité. Dans le monde du sadique, la torture, la destruction et la mort prédominent, et un tel monde n’offre évidemment aucun espoir de survie. Le sadique, lui, veut transcender le monde, accéder à une souveraineté totale en niant ses semblables, qu’il considère comme un ‘enfer’ particulier”.
De retour à Tel Aviv, Jérusalem, Haïfa, Netanya, Ramat Gan, Petah Tikva, qui sommes-nous ? Des plongeurs et des mécaniciens. Des ouvriers d’usine, des percepteurs d’impôts et des chauffeurs de taxi. Des éboueurs et des employés de bureau. Mais à Gaza, nous sommes des demi-dieux. Nous pouvons tuer un Palestinien qui ne se déshabille pas, ne tombe pas à genoux et ne demande pas grâce, les mains liées dans le dos. Nous pouvons faire cela à des enfants de 12 ans et à des hommes de 70 ans.
Il n’y a aucune contrainte juridique. Pas de code moral. Il n’y a que le frisson enivrant d’exiger des formes de soumission de plus en plus grandes et des formes d’humiliation de plus en plus abjectes. Nous nous sentons peut-être insignifiants en Israël, mais ici, à Gaza, nous sommes King Kong, de petits tyrans sur leurs petits trônes. Nous marchons sur les décombres de Gaza, avec la puissance des armes de guerre, capables de pulvériser en une fraction de seconde des immeubles et des quartiers entiers, et nous disons, comme Vishnu, “Maintenant, je suis la Mort, le Destructeur des Mondes”.
Mais nous ne nous contentons pas de tuer. Nous voulons que les morts-vivants rendent hommage à notre divinité.
Voilà ce qui se joue à Gaza. C’est ce qui s’est passé durant la guerre sale en Argentine, lorsque la junte militaire a fait “disparaître” 30 000 de ses propres citoyens. Les “disparus” ont été soumis à la torture – qui ne peut qualifier de torture ce qui arrive aux Palestiniens de Gaza ? – et humiliés avant d’être assassinés. C’est le jeu auquel se sont livrés les centres de torture et les prisons clandestines du Salvador et de l’Irak. Voilà ce qui faisait la réputation de la guerre en Bosnie, dans les camps de concentration serbes.
Cette maladie qui détruit l’âme nous traverse comme une onde électrique. Elle contamine chaque crime commis à Gaza. Elle contamine chaque mot qui sort de notre bouche. Nous, les vainqueurs, sommes glorieux. Les Palestiniens ne sont rien. De la vermine. Ils seront tous oubliés.
Le journaliste israélien Yinon Magal, dans l’émission “Hapatriotim” sur la chaîne israélienne Channel 14, a plaisanté en disant que l’assassinat de 30 000 Palestiniens constituait la ligne rouge de Joe Biden. Le chanteur Kobi Peretz a demandé si c’était le nombre de morts en une journée. Le public a applaudi et ri.
Nous plaçons des boîtes “piégées” qui ressemblent à des boites de conserve dans les décombres. Les Palestiniens affamés sont blessés ou tués lorsqu’ils les ouvrent. Nous diffusons des cris de femmes et des pleurs de bébés à partir de quadcoptères pour attirer les Palestiniens et leur tirer dessus. Nous annonçons des points de distribution de nourriture et massacrons les Palestiniens à coups d’artillerie et de snipers.
Nous sommes l’orchestre de cette danse macabre.
Dans sa nouvelle “Un avant-poste du progrès”, Joseph Conrad raconte l’histoire de deux commerçants européens blancs, Carlier et Kayerts. Ils sont affectés à un bureau isolé au Congo. Leur mission consiste à diffuser la “civilisation” européenne en Afrique. Mais l’ennui et l’absence de contraintes transforment rapidement les deux hommes en véritables monstres. Ils échangent des esclaves contre de l’ivoire. Ils se disputent les réserves de nourriture qui s’amenuisent. Kayerts tire sur Carlier, son compagnon désarmé, et le tue.
“C’étaient deux individus parfaitement inoffensifs et incompétents”, écrit Conrad à propos de Kayerts et de Carlier, “…dont l’existence n’est rendue possible que par la puissante organisation des foules civilisées. Peu d’hommes prennent conscience que leur vie, l’essence même de leur personnalité, leurs capacités et leurs audaces ne sont que l’expression de leur croyance en la sécurité de leur environnement. Le courage, le sang-froid, la confiance, les émotions et les principes, toutes les grandes et les plus insignifiantes pensées n’appartiennent pas à l’individu, mais au groupe, au groupe qui croit aveuglément à la vertu inébranlable de ses institutions et de sa morale, à la puissance de sa police et de son opinion. Mais le contact avec la sauvagerie pure et simple, la nature et l’homme primitifs, fait naître dans le coeur un trouble soudain et profond. Au sentiment d’être seul de son espèce, à la perception claire de la solitude de nos pensées, de nos sensations – à la négation des habitudes, qui sont sécurisantes, s’ajoute la confirmation de l’inhabituel, qui est dangereux ; des suggestions de choses floues, incontrôlables et répugnantes, dont l’intrusion déconcertante stimule l’imagination et met à l’épreuve les nerfs civilisés des sots comme des sages”.
Rafah est le trophée au bout de la route. Rafah est le grand champ de bataille où nous massacrerons les Palestiniens à une échelle jamais égalée dans ce génocide. Regardez-nous. Ce sera une orgie de sang et de mort. Elle prendra des proportions bibliques. Personne ne nous arrêtera. Nous tuons au paroxysme de l’excitation. Nous sommes des dieux.
Source: blog de Chris Hedges
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