Après quelques raids nocturnes contre les effigies de Léopold II, c’est au tour de celles du roi Baudouin, désormais, d’être visées. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue historique, il serait malaisé de contester que la monarchie, en tant que jonction des élites industrielles, financières, militaires et politiques, représente une continuité coloniale et néocoloniale, de Léopold II à Baudouin.
Le champ de vision ne doit pas se limiter au seul homme appelé Léopold II. Léopold était-il vraiment le seul responsable de cette politique de terreur qui sévit dans l’État libre du Congo et de son tribut qui, selon des démographes sérieux, est estimé entre 3 et 6 millions de morts ?
Léopold n’aurait jamais pu bâtir son État libre du Congo sans le soutien décisif et la collaboration de l’élite belge. Très hésitant au départ, car redoutant les réactions agressives des grandes puissances voisines qui voyaient d’un mauvais œil l’insatiable appétit colonial du souverain belge, le soutien de Bruxelles ne tarda toutefois pas à dépasser le simple signe d’acquiescement. Le despote se constitua une petite armée privée grâce à des officiers belges détachés qui exercèrent leur commandement sur des mercenaires et de la piétaille congolaise. Bruxelles masqua l’opération en les mettant à la disposition de l’« Institut géographique militaire », après quoi ils furent transférés au Congo.
Le soutien financier des autorités belges, de la Société Générale et de toute une série de banquiers fut tout aussi décisif : sans des prêts consentis en 1887, 1889 et 1890, il ne serait pas revenu grand-chose de cette économie s’appuyant sur un pillage massif. En 1890 déjà, les autorités belges arrachaient un accord stipulant qu’un jour la Belgique pourrait acquérir le Congo. La campagne sanglante pour le caoutchouc tant convoité allait éveiller l’appétit du capital privé, qui devint carrément insatiable quand il apparut clairement que le sous-sol du pays regorgeait de richesses fabuleuses, ce qui fit conclure au géologue Jules Cornet, sidéré, que le Congo était « un scandale géologique ».
Grâce à un vol de terre colossal, au cours duquel des terres en friche furent saisies, Léopold put distribuer de gigantesques concessions au capital privé, ce qui aboutit en 1906 à la fondation, entre autres, de l’Union Minière (cuivre) et de la Forminière (diamant). À l’époque déjà, des banquiers comme Lambert, Empain, Nagelmackers ainsi que la Deutsche Bank avaient déjà investi des sommes énormes dans le riche filon colonial.
L’imbrication entre la monarchie, le capital privé et les élites politiques se poursuivit également après la reprise du Congo en 1908 : il est très significatif que deux des douze gouverneurs de la Société Générale, le holding qui supervisait la gestion des joyaux coloniaux de la couronne, représentaient la monarchie. Ce réseau sortit de l’ombre en 1960, quand, contre toute attente, ce fut le nationaliste convaincu Patrice Lumumba qui devint le Premier ministre du Congo.
Dans mon livre « L’assassinat de Lumumba », je publie une lettre adressée par le roi Baudouin aux adversaires de Lumumba : Tshombe, Mobutu et leur entourage belge. Dans cette lettre, datée de fin octobre 1960, le roi s’en prend à Lumumba en des termes inhabituellement cinglants et il fait l’éloge de Tshombe. À cette époque même, soutenu par les militaires belges et le capital, Tshombe avait scindé la riche province minière (cuivre) du Katanga de l’autorité centrale. La lettre est une réaction à une note adressée quelques jours plus tôt à Baudouin par un officier belge de l’entourage de Tshombe, note dans laquelle il était mentionné qu’on allait tenter de tuer Lumumba. Littéralement, il était dit qu’on voulait le « neutraliser, si possible physiquement ». La lettre de Baudouin peut difficilement être perçue autrement qu’une approbation implicite du projet de meurtre. Dans les termes euphémistiques des experts de la commission parlementaire sur Lumumba, il est question d’une réaction « accablante ».
On peut s’imaginer que les officiers belges qui, le 17 janvier 1961, ont supervisé de la première à la dernière minute le martyre et l’exécution de Patrice Lumumba, n’avaient pas oublié cette réaction du souverain.
(Ludo De Witte est l’auteur de « De moord op Lumumba », Van Halewyck, 1999 (en français : L’assassinat de Lumumba, Éditions Karthala, Paris, 2000). Le livre va être réédité la semaine prochaine (en néerlandais), avec une nouvelle introduction qui survolera les vingt années écoulées sur le plan de la décolonisation de l’espace public. Ludo De Witte est également l’auteur de L’ascension de Mobutu, disponible sur notre boutique en ligne.)
Traduit du néerlandais par Jean-Marie Flémal
Source: Investig’Action