Incroyable! Les guerres des États-Unis tueraient bien plus de civils qu’annoncé. C’est ce qu’a révélé en décembre une série d’articles du New York Times qui a eu accès à des documents classés du Pentagone. Mais, journalistes et responsables militaires nous expliquent que ces pertes civiles sont pour beaucoup dues au “biais de confirmation”. Les soldats US pensent tuer des méchants terroristes alors que non… Professeur émérite d’histoire de l’art à la Northwestern University, Stephen F. Eisenmann nous explique ce qui coince avec ces explications et pourquoi plus d’un responsable US pourrait être jugé pour crime de guerre. (IGA)
La récente série d´articles du NY Times révélant les pertes civiles provoquées par les guerres des États-Unis en Irak, en Syrie et en Afghanistan devrait déclencher la fureur de l’opinion publique. Des centaines de pages de documents du Pentagone, jusque-là inédits, réfutent les affirmations antérieurement produites par les planificateurs militaires et les politiciens, selon lesquelles les raids aériens contre les combattants talibans et ceux de Daesh avaient été menés en prenant soin de protéger les populations civiles. En fait, ces raids ont causé des centaines, voire plusieurs milliers de morts civiles, bien plus que ce qui avait été admis antérieurement. Circonstance aggravante à ces esquives et omissions, dans les rares cas où des erreurs ont été reconnues, elles n’ont pas donné suite à des investigations, ou si peu. Aucun responsable militaire ou civil américain n´a été puni, blâmé ou même renvoyé en formation à la suite de ces nombreuses pertes humaines, dont un large pourcentage était des enfants. Et aucune réparation n´a été payée aux familles des victimes ou aux survivants handicapés des suites de leurs blessures.
Ces reportages sont essentiels, mais il y a quelque chose qui me met mal à l’aise. En fait, ce qui m´indigne le plus, c´est l´accent qui est mis sur « le biais de confirmation », c’est-à-dire la tendance psychologique, ainsi résumée par les reporters du Times, « à chercher à interpréter une information de manière à confirmer une croyance préexistante ». Les exemples soulignés dans ces articles incluent l´erreur d´évaluation selon laquelle « les personnes qui se précipitaient vers l´endroit fraichement bombardé …étaient des combattants de Daesh et non des sauveteurs civils », ou que « des hommes sur des motos » étaient des combattants à l´entrainement et non de simples individus se baladant à moto. Selon un autre exemple cité par le Times, une information des services de renseignements concernant un terroriste présumé, conduisant un « véhicule de couleur sombre lourdement armé » avait été utilisée par un « coordinateur d´appui aérien » pour justifier la destruction d´une voiture bleue non armée et de la camionnette blanche qui la suivait. Sept personnes avaient alors été tuées, toutes étaient des civils auxquels Daesh avait ordonné de quitter les lieux. L´une des victimes était un petit enfant dans les bras de sa mère. Dans ce cas, il ne s´agit pas d´une « confirmation biaisée », mais bien d´un homicide.
En Floride (où je réside) l´homicide est défini (stat. §782.07) comme « la mort d´un être humain par action, contrat ou négligence coupable d´un autre, sans justification légale”. Actuellement on enregistre chaque année près de 100 cas d´homicide par négligence en Floride. Il s´agit d´accidents de la route, de maniement négligent d´une arme par un adulte, d´enfants jouant avec des armes à feu et de «34 autres cas d´ homicides par négligence ».
« Un homicide est le meurtre illégal d´un être humain sans préméditation ». Ces homicides sont de deux types : homicide volontaire, sous le coup d´une colère soudaine ou d´une passion; ou homicide involontaire qui est la perpétration d´un acte illégal non constitutif d´un crime, ou d´un acte licite, mais pouvant entrainer la mort, commis d´une manière illégale ou sans la prudence et circonspection requise ».
Aux États-Unis, meurtres et homicides sont normalement jugés par les tribunaux d´État et non par les tribunaux fédéraux. Les seules exceptions sont les cas dans lesquels un agent fédéral a été tué, quand le crime est commis en territoire fédéral ou au cours d´un braquage de banque.
Dans le Code Unifié de Justice Militaire, le crime (article 119) d´homicide est défini de la manière suivante :
«1. Toute personne sujette à ce chapitre qui, avec l´ intention de tuer ou d´infliger des dommages corporels graves, tue illégalement un être humain dans le feu d’une colère soudaine causée par une provocation adéquate, est coupable d’homicide involontaire.
2.- Toute personne sujette à ce chapitre qui, sans intention de tuer ou d´infliger des dommages corporels graves tue un être humain –
3. par négligence coupable ; ou (2), qui commet ou tente de commettre une infraction … est coupable d’homicide involontaire et sera puni selon la sentence rendue par une cour martiale.”
L´homicide n´est pas un crime spécifiquement défini en droit international. Mais on y trouve clairement définis des “crimes de guerre” qui correspondent à l’homicide tel que défini ci-dessus. Ces crimes de guerre sont ainsi définis dans l’article 8 du Traité de Rome instituant le Tribunal Pénal International:
(IV) Lancer intentionnellement une attaque en connaissance du fait qu´une telle action pourra causer des morts ou des blessures dans la population civile ou endommager des biens civils.
(V) Attaquer ou bombarder de quelque manière que ce soit des villes, villages habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires.
(Les États-Unis, ainsi que la Chine, Irak, Israël, Libye, Inde, Qatar et Yémen, ne sont pas signataires de la Charte de Rome, bien qu´ils coopèrent parfois avec le TPI)
Les récents articles du NY Times rapportent cas après cas des situations dans lesquelles les militaires US ont lancé des attaques avec la certitude de causer « des morts et des blessés dans la population civile ». Ces attaques résultaient d’une « négligence coupable » ou d’un « manque de prudence et de circonspection » et elles étaient dépourvues de justification légale. Selon la loi locale, fédérale, militaire et le droit international, les planificateurs et l’exécuteur de ces bombardements sont coupables d´homicides involontaires ou de crimes de guerre.
Certes, je ne suis pas juriste, et l’applicabilité du langage simple de ces lois devrait être testée devant un tribunal. Mais les rédacteurs et les éditeurs du New York Times ne sont certainement pas non plus des psychologues, pas plus que le Capitaine Bill Urban, porte-parole du Commandement Central, qui reconnait, avec les journalistes, que «le biais de confirmation constitue un vrai problème ».
L´expression « biais de confirmation » a été inventée par le Britannique Paul Cathart, psychologue de la connaissance, dans les années 1960, à la suite d´une série d´expériences en logique déductive. Il a demandé aux participants d´identifier la règle la plus simple sous-jacente à la série 2-4-6. La plupart ont échoué, en supposant que la règle concernait les nombres pairs, ou augmentés de deux. Alors qu´en fait c´était tout simplement des nombres croissants, comme auraient pu l´être 1,14,32. Il démontrait ainsi que les participants s´efforçaient de confirmer leur impression initiale – d´où la « confirmation biaisée ». Et à partir de là, le concept a décollé. Il a été testé par rapport aux théories heuristiques, à la probabilité bayésienne, au traitement de l’information, à l’analyse coûts-avantages et même à la psychologie évolutive. Il est encore utilisé aujourd´hui pour expliquer les fake news, la défiance envers les vaccins, le comportement des marchés boursiers e maintenant, dans le NY Times, des homicides ou crimes de guerre.
En fait, l´expérience originale de Mason a montré qu´un nombre important de ses sujets était capable de déduire rapidement la règle sous-jacente à la série de trois chiffres, et que la plupart des autres y étaient parvenus à la seconde tentative. Les recherches subséquentes ont prouvé que beaucoup de personnes sont pleinement capables de remettre en question leurs croyances initiales. En réalité, beaucoup sont même impatients de le faire, notamment si elles en sont récompensées. En d´autres termes, si un colonel expliquait à un sergent que ce qu´on attend de lui est qu´il empêche les frappes de drones contre des civils innocents, il est probable que de telles attaques diminueraient et cesseraient même peut-être complètement. La « confirmation biaisée » en tant que telle – la tendance psychologique supposée innée à obéir à sa première impression – n’existe tout simplement pas. La prise de décision se fait toujours dans un contexte spécifique et dépend de facteurs sociaux, historiques, idéologiques et institutionnels bien précis.
Dans certains cas, le « biais de confirmation » peut se révéler un atout précieux. Les psychologues de la connaissance Klayman et Ha estiment qu´un biais « positif » peut être une méthodologie utile et même nécessaire pour obtenir une prise de décision rapide, notamment en cas d´urgence. Si un homme d´âge mûr tend soudainement son bras gauche, serre sa poitrine et s´écroule sur le sol, il est bon que quelqu´un vérifie sa respiration, lui donne une aspirine et appelle les secours d´urgence. En l´absence de toute autre information, que pouvons-nous faire, sinon tirer parti de notre expérience et de nos connaissances antérieures ? Mais la « confirmation biaisée » ne peut en aucun cas justifier les actions des responsables militaires et civils de Washington, ni des opérateurs de drones de la Base Aérienne de Creech dans le Nevada. S´ils voulaient appliquer le « biais de confirmation » dans leurs prises de décision, ils devraient renoncer totalement aux attaques de drones ! Comme l´indique le NY Times, il y a littéralement des centaines de rapports du Pentagone concernant des raids aériens meurtriers contre les populations civiles d´Irak, d’Afghanistan, de Syrie et d’un peu partout. La confirmation biaisée, ou positive, appliquée correctement par les planificateurs et opérateurs de drones devrait les mettre en garde contre la possibilité de commettre des crimes de guerre.
En fait, les preuves de crimes de guerre et d´homicides commis par les militaires US au Moyen-Orient, en Amérique Centrale et en Asie du Sud-Ouest sont énormes. Au Vietnam quelque 600 000 civils ont été tués par les Forces armées américaines, la plupart par des bombardements aériens. Les sanctions américaines contre l´Irak entre 1990 et 1999 ont tué près de 500 000 enfants. Actuellement en Afghanistan, en conséquence des sanctions US, la sous-nutrition affecte environ 60 % de la population. Selon l´étude de l´Institut Watson de l´Université Brown, intitulé « The Cost of War Project », toutes les guerres engagées après le 11 septembre se sont soldées par la mort d´environ 300 000 civils, sans compter les morts provoquées par les déplacements de population et les maladies. En d´autres termes, la mort de civils au cours des deux dernières décennies, par attaques de drones, bombardements et autres actes de guerre, était la conséquence, non seulement prévisible, mais même attendue, des politiques engagées. Ces morts n´étaient donc pas le résultat de « biais de confirmation », mais tout le contraire. Elles ont été le produit de l´impérialisme, de l´indifférence et d´agressions racistes. Elles constituent des actes conscients d´homicides, c’est-à-dire des crimes de guerre, passibles des sanctions les plus sévères que notre système judiciaire – local, national, militaire et international – puisse prononcer.
Stephen F. Eisenman est professeur émérite d’histoire de l’art à la Northwestern University et l’auteur de Gauguin’s Skirt (Thames and Hudson, 1997), The Abu Ghraib Effect (Reaktion, 2007), The Cry of Nature : Art and the Making of Animal Rights (Reaktion, 2015) et de nombreux autres ouvrages. Il est également cofondateur de l’association à but non lucratif pour la justice environnementale, Anthropocene Alliance. Avec l’artiste Sue Coe, il prépare actuellement la publication de la deuxième partie de leur série pour Rotland Press, American Fascism Now.
Source: Confirmation Bias – CounterPunch.org
Traduit de l’anglais par N. Guardiola pour Investig’Action