La frappe aérienne contre Qassem Suleimani marque une escalade dans la politique US des assassinats

Théoriquement, les États-Unis ne peuvent pas assassiner n’importe qui, n’importe comment, n’importe où dans le monde. Le gouvernement Reagan avait toutefois créé un espace juridique pour permettre l’assassinat ciblé de terroristes. Barack Obama en a d’ailleurs allégrement profité à grands coups de drones. L’assassinat du général iranien Qassem Suleimani dépasse cependant largement ce cadre, entame encore un peu plus les règles du droit international et pourrait constituer un dangereux précédent, comme l’explique Luca Trenta. (IGA)

 

Lors d’une frappe aérienne survenue aux premières heures du 3 janvier, le gouvernement étasunien a tué le général iranien Qassem Suleimani, commandant de la Force Al-Qods, l’aile d’élite des Gardiens de la révolution islamique iranienne.

 

Il s’agit de l’évolution la plus récente et la plus spectaculaire du conflit par procuration qui oppose les États-Unis et l’Iran. Une grande partie de ce conflit a eu pour théâtre l’Irak, notamment lors de la récente attaque contre l’ambassade US. Le gouvernement Trump a explicitement accusé l’Iran d’être derrière cette attaque. De leur côté, les autorités iraniennes, dont le ministre des Affaires étrangères Javad Sharif, ont accusé les États-Unis d’avoir commis un acte de “terrorisme international” en tuant Suleimani. Les autorités iraniennes ont décrit cet acte comme une “escalade extrêmement dangereuse et stupide“.

 

Bien qu’il soit trop tôt pour dire quelles seront toutes les conséquences de cette dernière opération US, le meurtre du général iranien annonce certainement une escalade de la politique d’assassinats et de meurtres ciblés menée par les États-Unis. Ce meurtre crée également un dangereux précédent en matière de politique internationale.

 

Dans un communiqué, le ministère US de la Défense a justifié la frappe par drones en disant que Suleimani “développait activement des plans pour attaquer les diplomates et militaires américains stationnés en Irak et dans toute la région“. Le ministère a rappelé que la Force Al-Qods est considérée comme une organisation terroriste étrangère par le gouvernement des États-Unis. Il a également souligné que l’attaque était justifiée pour protéger le personnel étasunien à l’étranger et prévenir de futures attaques.

Suleimani était aussi, clairement, un responsable de la diplomatie iranienne. Il n’est pas clair qu’il constituait une menace imminente pour les ressortissants étasuniens. Aucun détail n’a été donné sur cette préoccupation. Traditionnellement, la nature de la cible et de la menace était des éléments cruciaux lorsque le gouvernement US décidait d’entreprendre des assassinats ciblés et des frappes préventives.

 

Justifier l’attaque: de Reagan à Obama

 

Depuis le milieu des années 1970, un décret interdit aux agences gouvernementales US de se livrer à des assassinats. Cependant, tout en maintenant cette interdiction, le gouvernement de Ronald Reagan a travaillé pour créer l’espace juridique et politique dont il avait besoin afin de tuer des terroristes quand il le jugeait opportun. Les avis juridiques de la CIA et du Pentagone à l’époque suggéraient que le recours à la force dans la lutte contre le terrorisme était tout autre chose et sortait donc du cadre de l’interdiction des assassinats.

 

Un élément clé de la justification du gouvernement Reagan, comme l’indique clairement la directive 138 sur les décisions de sécurité nationale, était que ces mesures étaient préventives et prises en état de légitime défense contre des cibles qui représentaient une menace imminente pour les intérêts et le personnel des États-Unis.

 

Dans ce qui allait constituer un précédent important pour le meurtre de Suleimani, des membres du gouvernement Reagan avaient également fait valoir que non seulement des terroristes, mais aussi des dirigeants d’États soutenant le terrorisme pouvaient être visés.

Bien que des désaccords persistent sur le sujet, c’est sur cette base, selon des sources de première et seconde main, que le gouvernement Reagan a tenté de tuer le leader libyen Muhammar Kadhafi lors d’une frappe aérienne sur son QG et sa maison en 1986. Kadhafi a survécu au bombardement. Alors que les membres du gouvernement Reagan niaient maladroitement que Kadhafi était une cible explicite, ils espéraient également, comme le gouvernement Trump aujourd’hui, que la frappe aurait un effet dissuasif.

Au lendemain du 11 septembre, l’assassinat de terroristes et de terroristes présumés est devenu un incontournable de la politique du contre-terrorisme US. Le nombre de frappes de drones a considérablement augmenté, particulièrement au cours du premier mandat de Barack Obama.

 

Cependant, lors de son deuxième mandat, Obama a fait un effort certes tardif et peu convaincant pour mieux aligner la politique antiterroriste US sur les normes juridiques internationales relatives à l’usage de la force en cas de légitime défense. Cet effort reposait en partie sur l’argument selon lequel les terroristes ciblés représentaient une menace imminente pour les États-Unis. Dans cet effort, cependant, le gouvernement Obama a adopté une norme d’imminence très étendue. Cette justification juridique a créé des précédents internationaux que d’autres États (comme la Turquie et le Pakistan) ont été plus qu’heureux de suivre.

 

La frappe qui a tué Suleimani va même toutefois bien au-delà des dernières politiques étasuniennes et semble rendre explicite une opinion qui était restée quelque peu implicite durant les années Reagan. La pratique étasunienne avait largement établi que l’interdiction des assassinats ne s’appliquait pas aux acteurs terroristes non étatiques qui représentaient une menace imminente. Suleimani était en charge de la guerre par procuration non déclarée que se livrent les États-Unis et l’Iran. Ce n’était donc pas une guerre déclarée, quelque chose qui aurait fait de Suleimani une cible légitime (comme dans le cas du général Yamamoto pendant la Seconde Guerre mondiale). Bien qu’il fut une personnalité militaire, Suleimani était clairement un responsable diplomatique. Par conséquent, son assassinat semble relever du champ de l’interdiction. Ou au moins, son assassinat  conteste explicitement cette fameuse interdiction.

 

La politique de Trump

 

La justification publiée par le ministère de la Défense offre un compte rendu détaillé des actions passées de Suleimani:

 

Il avait orchestré des attaques contre des bases de la coalition en Irak au cours des derniers mois – y compris l’attaque du 27 décembre – qui ont provoqué des morts et des blessés parmi les membres du personnel américain et irakien. Le général Suleimani a également approuvé les attaques contre l’ambassade des États-Unis à Bagdad.

 

Mais il n’y a aucune preuve détaillée de la raison pour laquelle il représentait une menace imminente. Cela peut sembler être un point mineur, mais il est au cœur de la justification légale de la frappe aérienne. Tout indique qu’il n’a pas été tué parce qu’il représentait une menace imminente, mais plutôt en représailles aux événements récents et pour dissuader d’éventuelles attaques futures.

 

D’ailleurs, Agnes Callamard, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, a déjà laissé entendre que les États-Unis pouvaient avoir agi illégalement dans cette affaire. Dans un tweet, elle a déclaré: “Les assassinats ciblés de Qassem Suleimani et d’Abu Mahdi Al-Muhandis sont plus que probablement illégaux et violent les lois des droits de l’homme; en dehors du contexte d’activités hostiles, l’usage de drones ou d’autres moyens pour commettre des assassinats ciblés ne sont pratiquement jamais légaux.

 

Jusqu’à présent, le gouvernement Trump a refusé d’expliquer et de justifier sa politique d’assassinats ciblés. Cette dernière opération sape encore plus les normes internationales et étasuniennes en la matière. Et il est certain qu’elle créera des précédents internationaux plus dangereux pour les assassinats ciblés.

 

 

Source originale: The Conversation

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Source: Investig’Action

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