Il existe une autre Belgique que celle des cartes postales et des guides de voyage. La Belgique des sous-sols et des arrière-cours, où se terrent les nouveaux esclaves. Ils sont des milliers, de Charleroi à Anvers, de Bruxelles à Liège ; clandestins, ils alimentent une immense économie souterraine, entretenue par des recruteurs et des marchands de sommeil, profitable à un grand nombre d’entreprises et de particuliers. Migrants le plus souvent, ils ont quitté un village du sud de la Chine, fui un bidonville d’Afrique de l’Ouest ou déserté un ghetto rom d’Europe centrale. Ils sont domestiques, cuisiniers, bûcherons, ouvriers dans le bâtiment ou la confection…
Extrait du livre « Belgique en sous-sol. Immigration, traite et crime organisé », éditions Racine, Bruxelles
ISBN : 978 287 3 865 146
Petites mains, gros trafics
Anderlecht, quartier du triangle. Le polygone bruxellois est un des
centres névralgiques de la confection. Des ateliers en pagaille fourmillent
dans le dédale de rues qui enserrent la gare du Midi. Au fond
d’une arrière-cour cachée par un volet métallique, des ressortissants
syriens exploitent une obscure société textile. Sitôt le bâtiment
cerné par la police judiciaire fédérale (PJF), une vingtaine de petites
mains sont prises dans la nasse. Cette fois, le moniteur relié à
une caméra de surveillance extérieure n’a pas vu venir les policiers
de la section TEH. Échaudés par une malheureuse expérience précédente,
ces derniers se sont déployés de manière à couper la retraite
aux ouvriers prêts à vider les lieux au travers d’une cache aménagée
sous les combles. En pénétrant dans l’atelier, les incontournables
inspecteurs d’organismes de contrôle emmenés par l’auditeur
du travail de Bruxelles, font face à des rangées de machines à coudre.
Sous un plafond bas strié de néons blafards, au milieu des étoffes
et des cintres, s’affaire une ribambelle de piqueurs ahuris. On
se croirait débarqué dans une manufacture thaïlandaise ou laotienne,
alors que le centre de la capitale européenne est à peine à
deux pas d’ici. Derrière sa façade légale, la société emploie également
des chômeurs, des personnes sans permis de travail et des clandestins.
Marocains, Tunisiens, Syriens, Turcs, Afghans, Roumains:
tout un monde d’illégalité absent du registre du personnel.
Un enquêteur de la police fédérale découvre sans surprise que tous
les numéros de série des machines à coudre lui sont déjà connus!
«C’est classique, dit-il dépité. En cas de saisie, les machines sont
vendues. Le patron s’arrange alors pour les faire racheter via un
parent ou un ami dans le but de reprendre son activité une fois ses
ennuis judiciaires terminés. Entre-temps, il organise son insolvabilité.
Le plus souvent via une faillite frauduleuse. Mais comme à
Bruxelles un seul magistrat doit gérer entre 3000 et 4000 faillites par
an, vous comprenez bien qu’il est facile de passer à travers les
mailles du filet. Après quoi, il n’a plus qu’à relancer son business,
en utilisant un homme de paille s’il le faut. C’est exactement ce qui
s’est passé ici: ces machines, j’ai participé à leur saisie voici plusieurs
mois. Retour à la case départ 1…»
En Belgique, comme dans tous les pays européens vraisemblablement,
certains secteurs économiques sont devenus pratiquement
dépendants des emplois clandestins. Pour satisfaire la demande
constante destinée à alimenter une gigantesque économie souterraine,
quantité de travailleurs de l’ombre sont la proie de réseaux
criminels qui ont fait du trafic et de la traite des personnes un
énorme fond de commerce. L’offre intarissable qu’ils proposent
s’adresse en priorité aux secteurs les plus gourmands en maind’oeuvre
illégale. C’est le cas de la confection. Confection clandestine
s’entend, dont les ateliers bruxellois du triangle ou ceux,
anversois, de la Falconplein, sont plus aptes que les fabriques chinoises,
bengalies, indiennes ou pakistanaises, à répondre de façon
rapide et souple à la demande locale. Et pour cause: leur mode de
fonctionnement est semblable (parfois pire) à celui de leurs pendants
asiatiques, à cette différence près qu’il est pratiqué au coeur
de l’Europe, au mépris de toutes les législations en vigueur.
La bobine s’effile
Par confection, on entend textile d’habillement, l’un des grands soussecteurs
de l’industrie textile belge. Héritière d’une tradition qui
remonte au Moyen Âge, cette industrie – passée à la postérité grâce
à la renommée de ses filatures – est implantée entre Escaut et Lys,
dans une sorte de fashion valley qui s’étend de Mouscron à Termonde.
De nos jours, elle survit avec difficulté face à la très rude
—————-NOTES—————-
1 Frédéric Loore, «Traite des être humains: des esclaves pour voisins», dans La Libre Match,
novembre 2005.
——————————————
Des esclaves pour voisins
concurrence internationale. Sur les 54 000 travailleurs qu’occupaient
encore les usines textiles en 1990, seuls 34000 subsistaient
en 2005, majoritairement en Flandre (30 500 emplois pour 900
entreprises contre 3500 en Wallonie et à Bruxelles répartis entre 90
sites de production). En dépit de la conjoncture défavorable, le
secteur parvient tout de même à générer quelque 27000 tonnes de
marchandises annuellement, pour un chiffre d’affaires de 6,3 milliards
d’euros1. La confection se taille une part conséquente de ce
marché (2,6 milliards €), bien qu’elle aussi ait dû payer un tribut
très élevé, en termes d’emplois perdus, à la montée en puissance
de la grande distribution et à la rivalité avec les pays émergents, au
premier rang desquels la Chine2. Depuis la fin des années soixante,
plus de 70000 salariés ont été sacrifiés à cette évolution, leur nombre
passant de 90000 à un peu plus de 17000 aujourd’hui3. C’est
principalement le personnel ouvrier qui a fait les frais de ce douloureux
ajustement aux réalités de l’économie mondialisée.
Pour tenter de s’adapter à ce marché hyperconcurrentiel dominé
par les grandes enseignes et leur cortège de prix cassés, les fabricants4
belges ont entrepris de délocaliser leur production il y a une
quinzaine d’années. En 1993, 56% d’entre eux n’avaient pas encore
franchi le pas; en 2006, ils n’étaient plus que 16%5. Le refrain est
archiconnu: le coût de la main-d’oeuvre trop élevé en Belgique ne
permet pas aux entreprises de soutenir la comparaison avec leurs
rivales installées en Asie, en Afrique du Nord ou en Europe de l’Est.
Mais si, de ce fait, l’activité légale du secteur de l’habillement a considérablement
périclité ; une autre, totalement occulte, lui a succédé.
Elle prospère aujourd’hui dans les caves et les greniers, au fond
——–NOTES————–
1 FEBELTEX (organisation patronale qui représente le secteur textile en Belgique), rapport
annuel 2005-2006. www.febeltex.be.
2 «La Chine menace l’emploi en Belgique», dans Le Soir du 23.07.2004.
3 CREAMODA (organisation patronale et porte-parole du secteur confection-habillement),
www.creamoda.be; «Kledingsector slankte vorig jaar 3% af», dans Gazet Van Antwerpen,
30.01.2007.
4 Par fabricants, on entend généralement les sociétés qui signent et commercialisent le
vêtement.
5 Selon CREAMODA, depuis la levée des quotas d’importation en 2005, 22% des articles
confectionnés sur le marché belge viennent de la Chine qui est devenue le principal fournisseur;
suivent au niveau extracommunautaire, l’Inde, le Bangladesh, l’Afrique du Nord
(Tunisie) et l’Europe de l’Est; «Les vêtements belges fabriqués toujours plus loin», dans L’Écho,
30.01.2007; « Les fringues belges perdent une taille», dans La Libre Belgique, 30.01.2007;
«Belgische Kleren vaak in Azïe gemaakt», dans De Standaard, 30.01.2007.
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d’impasses et d’arrière-cours. Car il serait faux de croire que le phénomène
des délocalisations a réduit à néant la production locale.
Une installation à l’étranger entraîne en effet de multiples complications
pour un certain nombre de confectionneurs. Tout
d’abord, cela a un coût non négligeable (prospection, contacts
commerciaux, voyages, etc.); ensuite, il y a toujours un risque à s’aventurer
dans un pays où les lois et la culture sont sensiblement différentes,
sans parler des procédures administratives souvent lourdes
auxquelles il faut s’astreindre. Enfin, dernière entrave: le délai d’approvisionnement.
En moyenne, une commande de 10000 pièces
effectuée en Afrique du Nord exige entre quatre et six semaines d’attente
jusqu’à sa fourniture en Belgique. Une commande équivalente,
passée cette fois en Chine, demande huit semaines avant d’être livrée
par conteneur au port d’Anvers. Toutes durées qui peuvent être préjudiciables
en cas de retard de livraison, de rupture de stock inopinée
ou d’achat au coup par coup. Or, dès lors que l’activité dans le
secteur de l’habillement n’est plus saisonnière, mais bat son plein
tout au long de l’année ou presque, il est vital pour les fournisseurs
d’alimenter leur clientèle à flux tendu. Principalement la grande distribution,
les chaînes succursalistes et franchisées, qui ne peuvent
se permettre de se retrouver à court d’articles, surtout pendant les
périodes de soldes ou de réassortiment. Seule une production de
proximité, réactive et flexible à souhait, peut répondre à pareille exigence
tout en rencontrant un autre impératif: le moindre coût.
Cette transformation du marché a favorisé le développement de la
confection clandestine, avec pour effet immédiat d’entraîner une
explosion du nombre des travailleurs victimes de la traite1.
Lorsqu’on déambule dans une artère commerçante à la recherche
de la bonne affaire, on ne se pose pas toujours la question de
savoir comment certaines marques ou chaînes commerciales parviennent
à afficher des prix aussi concurrentiels. Les habitués des
marchés qui animent chaque jour nos centres-villes, ne se demandent
pas non plus de quelle façon des commerçants arrivent à
vendre des articles cinq euros, voire un euro parfois, tout en réalisant
malgré tout un bénéfice. Grosso modo, il existe deux manières
d’atteindre pareil résultat : l’une se pratique au grand jour; l’autre,
——–NOTES————–
1 Rapport 2003 du Centre pour l’égalité des chances, p. 28.
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à l’abri des regards. Sachant bien sûr que le cheminement qui
conduit à ce qu’un jeans ou un chemisier se retrouve derrière la
vitrine d’un magasin ou sur l’étal d’un maraîcher consiste en diverses
phases de création, fabrication, diffusion.
Dans sa version légale, ce processus adopte généralement deux
formes possibles. Premier exemple: un fabricant établi en personne
morale, propriétaire d’un atelier de création et de stylisme,
élabore un modèle destiné à une nouvelle collection. Il travaille
ensuite à la commande, fournissant tantôt un détaillant, tantôt
une chaîne de magasins appartenant à une même enseigne, ou plus
rarement la grande distribution. De façon à écraser ses coûts, il choisit
de sous-traiter sa production à l’étranger. Second exemple: le
fabricant dispose d’un ensemble de magasins franchisés, via lesquels
il écoule sous sa propre marque les vêtements qu’il fait confectionner
par des sous-traitants étrangers.
Circuits parallèles
À côté de ces circuits officiels, il en existe donc un autre auquel participent
des entreprises de toutes tailles, basé sur la mise en concurrence
d’ateliers hors-la-loi employant une main-d’oeuvre en situation
irrégulière et, par le fait même, facilement exploitable. En livrant
une concurrence intenable aux entrepreneurs soucieux de respecter
les dispositions légales qui encadrent leur profession, ces fraudeurs
accentuent le marasme dans lequel est plongé le secteur de
la confection en Belgique. Ce système opaque fonctionne sur le principe
de la sous-traitance en cascade, avant tout destiné à brouiller
les pistes. Lorsqu’on le démonte, on trouve à l’intérieur deux grands
types d’ateliers: les semi-clandestins et les clandestins.
Les premiers ont une personnalité juridique (physique ou morale)
tout ce qu’il y a de plus réglementaire. Mais derrière la vitrine légale,
la réalité est tout autre. Sont employés là des travailleurs belges ou
européens (Français, Hollandais) d’origine étrangère, dont quelquesuns
seulement (souvent les associés ou les membres de la famille
de l’exploitant) sont déclarés; les autres – pour la plupart des allocataires
sociaux émargeant au chômage ou au CPAS –, travaillent au
noir. Les étrangers en séjour précaire ou illégal fournissent le reste
de la main-d’oeuvre. Ces ateliers occupent le niveau supérieur de
l’organisation, au sommet de laquelle se situent les donneurs d’ordre,
c’est-à-dire la marque cliente ou un grossiste intermédiaire.
Ceux-ci se rendent intouchables à la faveur d’une lacune législative
qui leur assure une impunité quasi totale (voir chapitre III «L’État
gruyère»). Au demeurant, il n’est pas rare que les semi-clandestins
sous-traitent eux aussi tout ou partie de leur fabrication, notamment
auprès d’autres ateliers qui n’ont, eux, aucune existence officielle:
les clandestins. Appelés ainsi en raison de l’opacité totale qui entoure
leurs activités. Ils sont le point aveugle de l’industrie du vêtement.
Les uns spécialisés dans la découpe des pièces de tissus, les autres,
dans l’assemblage de celles-ci, on les trouve essentiellement dans
la partie basse du réseau de sous-traitance. Là où croupit tout un
peuple d’illégaux laborieux et où «les atteintes aux droits de l’homme
au travail sont les plus fréquentes et les plus graves», indique l’OIT1,
qui constate encore: «En Europe, les travailleurs immigrés représentent
une part importante, et en constante augmentation, de l’emploi
total. Le pourcentage d’immigrés est particulièrement important
dans les activités d’assemblage et de couture de vêtements. De nombreux
ateliers clandestins fournissent, dans des délais et à des prix
records, des vêtements à des acheteurs peu scrupuleux (…)
Malheureusement, les moyens mis en oeuvre ne sont pas à la mesure
de l’ampleur prise par ce phénomène aussi bien à Paris, Rome ou
Bruxelles qu’à Amsterdam.» À l’image de celles décrites dans l’histoire
de Phitsong Ly, les conditions de vie et de travail rencontrées
dans ces basses-fosses, de même que les salaires2 que l’on y pratique,
n’ont rien à envier aux rites féodaux que l’on pensait abandonnés
en Occident. Ces ateliers purement clandestins ont toutefois tendance
à disparaître au profit des semi-clandestins.
——–NOTES————–
1 «Les pratiques de travail dans les industries de la chaussure, du cuir, des textiles et de
l’habillement», rapport 2000 de l’Organisation internationale du travail, réunion tripartite
Genève, p. 67-70.
2 Les barèmes officiels en vigueur, index compris, depuis le 1er octobre 2006 dans le secteur
de la confection vont de 9,02 € brut à 12,52 € brut de l’heure pour un ouvrier. Le coût
salarial global pour un patron d’atelier est de 15,41 €brut pour une société de 10 à 19 travailleurs.
Source: CREAMODA, commission paritaire n° 109 de la confection. À titre comparatif, les salaires
dans le circuit illégal, pour les ateliers semi-clandestins et clandestins confondus, sont payés
soit à la pièce selon les modèles (de 0,60 € à 2,80 €), soit au forfait à l’heure (de 2 € à 6 €) ou
au mois (de 400 € à 800 €), sachant bien sûr que ces salaires varient suivant le rythme journalier
et la fluctuation irrégulière des commandes. Pour le travail à la pièce, il y a une rétrocession
de l’ouvrier ou le versement d’un complément en liquide de la part de l’employeur
selon l’activité réelle. Dans tous les cas de figure, les congés payés n’existent pas.
———————————
On l’a déjà mentionné, les uns et les autres se concentrent dans
le quartier du triangle, localisé aux abords de la gare du Midi à
Bruxelles, et dans celui de la Falconplein, à Anvers. Situé sur le territoire
de la commune d’Anderlecht, le triangle accueille une majorité
de grossistes. À l’origine, une série de grandes marques et autres
confectionneurs réputés y étaient implantés et représentés au travers
de la communauté juive. Au fil du temps, celle-ci a abandonné
son leadership au bénéfice de sa concurrente indopakistanaise qui
n’a cessé d’y prospérer jusqu’à tenir le haut du pavé. Actifs dans l’import-
export de vêtements, ainsi que dans les commerces de textile
et de cuir (gros et détail), les Indopakistanais ont développé un
vaste réseau commercial qui déborde des frontières du Royaume.
En Belgique, partant du triangle et de la Galerie Agora, voisine de
la Grand-Place de Bruxelles, il s’étend jusqu’à la côte où de nombreux
magasins bordent le littoral entre Blankenberge et Ostende.
À l’étranger, ses ramifications atteignent le Royaume-Uni (Londres,
Leicester, Manchester), la France (le quartier parisien du Sentier,
haut lieu de la confection) et l’Allemagne. Mais depuis 2005, leur
position dominante paraît menacée par l’arrivée de Chinois venus
tout droit du Sentier. C’est en tout cas ce qu’indique un rapport de
l’OCRIEST, l’organe français en charge de la lutte contre l’immigration
irrégulière. La bataille commerciale engagée entre les deux
communautés pour le contrôle du négoce de gros dans le quartier
est un gage d’avenir supplémentaire pour les nombreux ateliers de
confection et de façonnage qui s’y pressent. À l’échelle de l’agglomération
bruxelloise, le nombre de ces ateliers et entreprises apparentées
est difficilement quantifiable. Nous pensons tout de même
pouvoir avancer le chiffre évolutif de 450, présents en majorité sur
le territoire anderlechtois, mais également dans les communes de
Molenbeek, Bruxelles-Ville, Laeken, Saint-Gilles, Jette et enfin la
zone de Schaerbeek-Saint-Josse avec sa fameuse rue de Brabant,
point de chute bien connu du commerce parallèle. Cette estimation
laisse songeur, dès lors que pour l’ensemble du pays, l’unique donnée
disponible fait état de la présence d’environ 500 façonniers1
——–NOTES————–
1 Chiffre basé sur l’enregistrement des entreprises dans la nomenclature 18 (Industrie
de l’habillement et fourrures; fabrication d’autres vêtements) du code NACE (Nomenclature
générale des activités économiques dans la Communauté européenne). Tous les façonniers
légalement installés n’y sont cependant pas repris. Source CREAMODA.
——————————–
dûment recensés. C’est dire l’importance de l’activité souterraine
au regard du nombre d’ateliers non déclarés, mais aussi compte
tenu de ceux qui se donnent des apparences de légalité pour
mieux se rendre insaisissables en changeant régulièrement de
dénomination commerciale, de gérance, voire carrément d’objet
social.
À Anvers, le point focal de la confection se situe du côté de la
Falconplein. À la fin des années nonante, l’endroit était particulièrement
réputé pour être le lieu phare de la contrefaçon textile en
Belgique, sur laquelle les organisations criminelles avaient la haute
main. Entre autres, la mafia géorgienne et son patron, Abraham
Melikhov, surnommé le «parrain de la Falconplein». Condamné pour
fabrication de vêtements contrefaits, Melikhov l’a également été pour
trafic d’êtres humains, prostitution et fraude aux naturalisations (voir
chapitre IV «Passeports pour le crime»).
Bien qu’Anvers et Bruxelles en soient les épicentres, le phénomène
de la confection clandestine s’étend à d’autres zones critiques en
Belgique. Les régions de Charleroi, Liège et Verviers sont concernées
au sud du pays; celles de Denderleeuw et Dendermonde au nord.
Où qu’ils se trouvent, les ateliers sont ordinairement tenus par des
ressortissants étrangers ou par des Belges d’origine étrangère.
Jusqu’au démantèlement de la filière thaïlandaise-laotienne en
1997, les patrons en étaient issus pour une partie, les autres appartenant
au milieu turc. Depuis lors, les trafics de main-d’oeuvre sont
passés sous le contrôle de ce milieu, dont la domination est uniquement
contestée par son rival marocain. Les velléités de quelques
personnes d’origines italienne et arménienne à vouloir se payer une
tranche du gâteau demeurent relativement marginales. S’agissant
des Turcs, leur communauté n’est pas tout à fait homogène, puisque
si les exploitants d’ateliers proviennent en général des régions de
Silopi et de Mydiat, implantées dans la zone kurde; d’autres appartiennent
à la diaspora araméenne, dont le territoire ancestral recouvrait
partiellement l’actuelle Turquie. Nombreuses sont d’ailleurs
les communautés se revendiquant de cette diaspora, à avoir trouvé
refuge dans l’ouest du pays.
Quant aux travailleurs serviles exploités dans ces ateliers dits
«ethniques» – en dehors des «locaux» qui améliorent l’ordinaire
du chômage ou du CPAS – ils sortent des rangs innombrables des
réfugiés clandestins. Cette force de travail, en permanence renouvelée
par les flux migratoires, est potentiellement estimée à 3000
individus en Belgique, dont un bon millier rien qu’à Bruxelles.
Mais là encore, il n’existe aucune statistique officielle qui puisse être
comparée à celle fournie en 2000 pour les Pays-Bas. Des sources
syndicales et associatives faisaient alors état de la présence de
15000 travailleurs illégaux outre-Moerdijk1. Quoi qu’il en soit, dans
la capitale, et par ordre d’importance décroissant, toutes ces petites
mains sont recrutées dans les communautés suivantes: turque
(essentiellement des Kurdes), nord-africaine (les Marocains surtout),
polonaise, asiatique (Thaïlandais et Laotiens), irakienne, indopakistanaise,
roumaine et slave (l’ex-bloc de l’Est). Dans la métropole
anversoise, le gros de la main-d’oeuvre illégale provient des anciens
pays satellites de l’URSS, des Géorgiens notamment. En banlieue,
le quartier de Borgherout voit surtout défiler des Nord-Africains.
Entre tous ces pauvres diables, s’établit une hiérarchie honteuse
fondée sur la qualification des uns et des autres, suivant qu’ils sont
coupeurs, piqueurs-finisseurs, repasseurs ou simples manutentionnaires
affectés au balayage de l’atelier ou au ramassage des chutes
de tissus.
Les Syriens font le tri
Un autre pan de l’industrie textile interlope ne laisse pas d’inquiéter
: le tri de vêtements de seconde main. Cette friperie douteuse
exploite elle aussi sans vergogne des hommes et des femmes tant
et plus, dans des conditions inhumaines. Le business consiste simplement
dans l’achat à bon compte de vêtements collectés par des
associations caritatives, pour les exporter ensuite vers les pays
du tiers monde, moyennant un prix de revente supérieur à celui
d’achat de l’ordre de 500 à… 2000%! La Fédération internationale
des travailleurs du textile n’hésite pas à parler de «fléau du siècle
dans l’industrie du textile, de l’habillement et de la chaussure».
Et elle observe: «Ce commerce crée des problèmes énormes sur
tous les continents, entraînant des dizaines de milliers de pertes
——–NOTES————–
1 «Les pratiques de travail dans les industries de la chaussure, du cuir, des textiles et de
l’habillement» réunion tripartite, rapport 2000 de l’Organisation internationale du travail,
p. 70. Ce chiffre est supérieur à celui des travailleurs légalement occupés dans le secteur.
——————————–
d’emploi dans les secteurs du textile1.» En Belgique, cette activité
est aux mains de ressortissants syriens (ou de Belges d’origine
syrienne), dont la particularité est de n’exploiter pratiquement que
du personnel en situation illégale, de sexe masculin, issu du monde
islamique: Émiriens, Palestiniens, Koweitiens, Algériens, Irakiens,
Iraniens, Égyptiens et Marocains. La plupart sont musulmans pratiquants;
il est d’ailleurs fréquent qu’un coin de ce qu’on ose à peine
nommer le lieu de travail soit réservé à la prière. De façon beaucoup
plus marginale, des femmes originaires de l’Est (Ukrainiennes,
Roumaines), sont également occupées comme personnel d’appoint.
Les opérations de tri se déroulent dans des hangars reconvertis
en entrepôts clandestins, identiques à ceux démantelés à Bruxelles
et dans l’arrondissement de Termonde-Dendermonde. Difficilement
décelables, ils ont en plus la faculté de se déplacer rapidement
sitôt repérés. Le travail harassant que l’on y effectue consiste à trier,
presser et empaqueter, debout, entre 10 et 11 heures par jour, dans
le froid l’hiver et par une chaleur étouffante l’été, des masses de vêtements
de seconde main. Les quotas de production imposés aux
manutentionnaires peuvent atteindre 400 kilos la journée, pour
un salaire ne dépassant pas 25 euros2. De sérieuses interrogations
pèsent sur la destination finale des fonds énormes générés par ce
commerce très rentable. De quoi sont exactement victimes les malheureux
illégaux mis au travail dans ces entrepôts, parmi lesquels
plusieurs sont quelquefois en possession de pièces d’identité en provenance
de pays scandinaves? D’un «simple» trafic d’êtres humains
à grande échelle alimenté par des documents frauduleux ou, comme
se le demandent plusieurs observateurs de terrain, d’une entreprise
destinée en partie au financement des mouvances islamiques radicales?
L’enquête approfondie permettant de répondre à ces questions
reste à mener.
La confection clandestine figure sans nul doute parmi les secteurs
d’activités illicites les plus difficiles à démanteler. Outre l’omerta
qui y règne, les ateliers sont de véritables caches, aménagées de
——–NOTES————–
1 «Vêtements de seconde main, programme d’actions», FITTHC (Fédération internationale
des travailleurs du textile, de l’habillement et de la chaussure), www.itgwf.org.
2 Jugement du tribunal correctionnel de Bruxelles, 44e chambre, 27.06.2003; Rapport
annuel 2004 du Centre pour l’égalité des chances; «Un entrepôt clandestin démantelé», dans
Le Soir, 28.01.2000.
———————————-
manière à rendre invisibles les travailleurs (de quelques-uns à
quelques dizaines) qu’elles dissimulent à l’abri d’un sous-sol, d’une
annexe ou d’une porte de garage. Se sentant détectés, les patrons
d’ateliers peuvent du reste tout faire disparaître en l’espace d’une
nuit sans laisser la moindre trace. Et au cas où ils ne voient rien venir,
les caméras de surveillance et les guetteurs de rue sont là pour donner
le signal de la fuite organisée. Mais pourquoi s’entourer d’un tel
luxe de précautions? Pas simplement pour camoufler des rouleaux
de tissus achetés sans factures. Le secret vise bien sûr à masquer les
plantureux bénéfices brassés par toute cette économie souterraine,
de même que l’origine et l’agencement des filières d’immigration
illégale. Plus encore peut-être, le recours à la clandestinité s’explique
dès lors que la traite économique a partie liée avec le crime
organisé ou même avec le terrorisme. En effet, la présence d’illégaux
dans un atelier n’est pas exclusivement à rattacher à l’activité
négrière qu’on y entretient; s’y greffent de temps à autre un trafic
d’êtres humains ou de faux papiers, une arnaque aux mariages
blancs, un soutien à une groupe d’activistes religieux, etc.
Loin d’être sous contrôle à l’heure qu’il est, le phénomène prend
de l’ampleur. Paradoxalement, il demeure invisible. Il ne s’agit que
d’une illusion, car il est bien là, sous nos yeux. Mais veut-on seulement
le voir?
TABLE DES MATIÈRES
Liste des abréviations 7
Préface 9
Prologue 11
Première partie Traite et trafic d’êtres humains 15
I Une réalité qu’il faut oser regarder en face 17
De Bangkok à Bruxelles, la route de l’esclave 18
Stolipinovo sur Sambre 24
Svetlana dans l’enfer des bordels anversois 27
Traite des êtres humains, d’hier à aujourd’hui 31
Le code renforcé 32
II Des esclaves pour voisins 35
Petites mains, gros trafics 35
La bobine s’effile 36
Circuits parallèles 39
Les Syriens font le tri 43
Tu bâtis, je trafique 45
État des lieux 46
Les années «Félix» 48
Destination Schengen 51
La filière polonaise 53
Les nouveaux négriers 57
Opération Tam Tam 59
Fraude abyssale 60
Enseigne hawala 63
Les autres tentacules de la pieuvre 66
Snakeheads 69
III L’État gruyère 73
La forteresse… des quatre vents 73
En principe 74
Permis de frauder en cinq exemplaires 76
Trop de lois tue la loi 78
Façadisme et trompe-l’oeil 80
Des policiers noyés dans le trafic 80
Inspecteurs sociaux à contre-emploi 82
Le blues du traducteur 86
Maquis administratif 87
Politique-fiction 88
Mesures cosmétiques et outils gadgets 92
Deuxième partie Le crime organisé 95
IV Le temps des mafias 99
«Dossier Sofia», le monstre du Loch Ness
des Affaires étrangères 103
Justice en panne 105
Rome à la rescousse 107
Circulez, y a rien à voir ! 109
«Affaire Van Kaap», l’État noyauté? 111
Trafic à la carte 113
Étranges affaires au Palais d’Egmont 116
Un Parlement très peu diplomate 118
Rat noir et mafia rouge 120
Les tsars d’Odessa 123
Passeports pour le crime 125
L’Europe des alias 126
V Jeu dangereux 131
Les «espions» venus du froid 132
Vers un nouveau monde souterrain 135
Nid de «poules» 138
Trafic d’influences 139
Les hommes de l’ombre 142
Barbouzeries, terreur et compagnie 144
Ombre chinoise 146
Bangalore dans nos serveurs 149
Les ambassadeurs de l’extrémisme 150
Vous avez demandé les Renseignements? 153
Conclusion 157
Pour en finir avec le syndrome de l’autruche 157
Orientation bibliographique 161
Remerciements 164
Frédéric Loore est journaliste indépendant. Il a débuté sa carrière à la Dernière-Heure, puis au Matin. Spécialisé dans les enquêtes au long cours, il a écrit dans de nombreux journaux et magazines tels Le Soir, La Libre Belgique, De Morgen, Le Journal du Mardi, Le Soir Magazine, La Revue Nouvelle, La Libre Match. Ses articles ont également été publiés en France dans Marianne, Le Parisien, VSD, Paris Match, Science&Vie. Il est l’un des auteurs de « Uranium appauvri, la guerre invisible », paru en 2001 chez Robert Laffont.
Jean-Yves Tistaert a officié plus de dix ans à Bruxelles Capitale comme inspecteur social spécialisé dans la main d’oeuvre étrangère liée à l’immigration issue des pays non membres de l’Union Européenne. Son approche analytique et pluridisciplinaire de terrain a fait de lui une personne ressource, reconnue dans cette matière et les phénomènes qui en découlent, tels la Traite des êtres humains et le crime organisé. Il est actuellement responsable d’une « Task Force » d’enquêtes et de recherches au sein d’une police administrative communale.