L’issue incertaine des discussions sur le nucléaire avec l’Iran tient son économie en otage

Je rentre d’un voyage de six semaines en Iran où j’ai rendu visite à la famille et aux amis. A cette occasion, je me suis inquiété de la situation économique du pays en interrogeant ses principaux acteurs : industriels, banquiers, commerçants, mineurs, fermiers, éleveurs, travailleurs, enseignants et autres.
La plupart de ces acteurs avaient une opinion pessimiste sur la situation économique confrontée à une interminable stagflation sans planification ni politique macroéconomique de relance. Si l’administration ROUHANI est satisfaite d’avoir pu maîtriser ou ralentir l’inflation, le peuple iranien ne peut se réjouir de ce résultat obtenu au prix d’une aggravation de la récession, c’est-à-dire d’une aggravation du chômage et d’une diminution du pouvoir d’achat. Comme me l’a dit un enseignant retraité qui travaille comme chauffeur de taxi, réduire l’inflation en aggravant la récession n’est pas source de jubilation !

Et quel sentiment prévaut face à cette déprimante récession ? La majorité de ceux à qui j’en ai parlé exprimait l’incertitude face à une issue improbable de négociations nucléaires sans cesse remises en cause. Si tous sont d’accord sur l’étendue des dégâts occasionnés par les sanctions économiques, les doutes et incertitudes qui planent sur l’issue des négociations sont encore plus dévastateurs. Cela dans la mesure où les politiques néo-libérales et d’austérité de l’administration actuelle accentuent la récession en coupant dans les budgets sociaux et publics sans offrir aucun projet de développement économique ou industriel.

L’incertitude des marchés associée à un manque de protection gouvernementale des industries nationales de base confrontées aux industries étrangères plus développées rend frileux les entrepreneurs nationaux qui hésitent à investir dans des projets à long terme. Pour les mêmes raisons, le capital financier national se réfugie dans les placements immobiliers parasitaires et improductifs comme l’achat et la vente d’immeubles et de terrains.

Le secteur financier largement dérégulé a fait exploser le nombre de banques de l’ombre ou institutions de crédit appelées « moasesat-e etebari ». Face à une poignée de banques commerciales conventionnelles, le nombre de ces « moasesat-e etebari » a explosé à plus de 900 !

Il y a des signes évidents que grâce à l’intervention de dirigeants corrompus à la recherche de rentes, beaucoup de ces banques de l’ombre ont emprunté des montants énormes à des banques d’état à des taux d’intérêt inférieurs à ceux du marché sous le prétexte d’investissements créateurs d’emploi ou d’industries alors qu’elles se livrent à la spéculation. En fait ces banques de l’ombre sont alimentées non par les capitaux de leurs fondateurs mais par de l’argent public !

Pire encore, cette oligarchie de fondateurs/emprunteurs des banques de l’ombre refuse aujourd’hui le remboursement des sommes qu’elle a empruntées et le gouvernement ne sait ou ne peut rien y faire tant les liens sont étroits et quasi incestueux entre les parties. La croissance parasitaire de ces banques a atteint un niveau qui place le secteur financier au bord de l’implosion, comme cela s’est produit il y a sept ans aux US avant de s’étendre à l’UE.

Il est regrettable que le président ROHANI et ses économistes n’aient pas retenu la leçon du désastre provoqué par l’absence de régulation des marchés financiers dans les pays capitalistes. Les US et leurs alliés sont par contre parfaitement au courant de la terrible menace que fait peser sur l’économie iranienne la prolongation des négociations sur le nucléaire. Ceci peut expliquer pourquoi ils veulent faire trainer les négociations sur 10, 15 ou même 25 ans. Certains disent que cette politique vise à provoquer un changement de régime de l’intérieur grâce aux troubles sociaux que ne manquerait pas de provoquer une catastrophe économique.

Non seulement l’administration ROHANI a plongé le secteur privé dans l’incertitude et la précarité mais il a livré à lui-même le secteur public sans développer ses infrastructures ni lui offrir de perspectives. Cette absence de gouvernance s’exprime entre autres par les dernières priorités budgétaires de 1394 (calendrier iranien).

La loi budgétaire produite par l’organisation de gestion et de planification enfin recréée ne repose sur aucun schéma concret ou structuré d’économie planifiée… Il ne prend pas en compte l’état économique de la nation ni ses perspectives de développement qui sont un prérequis à une telle loi.

Le concept derrière ce budget est un modèle néo-libéral bâclé qui propose une libéralisation économique sans restriction, le libre-échange et la réduction des dépenses gouvernementales pour encourager la libéralisation et la privatisation de l’économie. (1)

Les priorités de ce budget sont si tordues et irrationnelles qu’elles détruiront l’économie tant du côté de l’offre que de la demande.

Du côté de l’offre, « Le budget néglige les secteurs productifs, les infrastructures et l’environnement. L’accroissement facial de 16% des fonds de développement revient à une diminution objective. L’agriculture reçoit une augmentation dérisoire par rapport aux besoins du secteur. L’industrie reste sous-financée vu l’absence de liquidités et un taux d’intérêt à 22%. La part de la R&D reste à 0,06%, elle est inexistante en matière industrielle. Infrastructures, transports publics et développement urbain sont également sous-financés. (2)

Du côté de la demande, hors les soins de santé, les programmes sociaux ont été rabotés. Si on tient compte de l’inflation, les subsides au logement, à l’éducation, à l’alimentation et aux besoins énergétiques ont été réduits. Ce budget ne prévoit pas non plus le financement de la sécurité sociale ni des fonds de pension.

« L’option d’un statu quo et de la croissance zéro est évident dans ce budget. L’offre est négligée et la demande serait incapable d’y répondre. Ce budget ne tient compte ni des besoins ni des demandes. Pourtant l’économie iranienne accablée par les sanctions économiques aurait bien besoin de mobilisation populaire, d’attentions sociales et de justice mais un budget centré sur les besoins d’une élite reste désespérément aveugle à ces exigences ». (3)

Dans la mesure où le secteur public a traditionnellement joué un rôle majeur dans le développement et l’industrialisation du pays, l’administration ROHANI, en esquivant ses responsabilités, c’est-à-dire en réduisant drastiquement les dépenses publiques, contribue à aggraver la récession et accroître le chômage.

Face à la récession, les coupes dans les dépenses publiques sont irrationnelles au plan macroéconomique dans la mesure où elles accentuent la récession mais elles sont rationnelles du point de vue d’une austérité économique néo-libérale à laquelle semblent souscrire Mr. ROHANI et ses économistes. Selon la philosophie économique de l’école néo-libérale, il convient de provoquer une récession pour combattre l’inflation et créer les conditions d’un sursaut économique, à la manière d’une thérapie de choc infligée à l’économie. De telles conditions entraînent une réduction du coût du travail par le chômage, une dérégulation des règlements du travail, une réduction drastique du secteur public pour laisser la place au secteur privé, une dilution des standards environnementaux et de sécurité, une privatisation des secteurs publics et des services, y compris l’éducation, la santé et tout le reste.

Cette mode néo-libérale, d’austérité et de débrouille s’est substituée à la fin des années 70 à la mode Keynésienne, New Deal et sociale-démocrate des années 45 à 75 qui comptait beaucoup sur les dépenses publiques pour relancer l’activité économique. Le passage du New Deal au paradigme économique néo-libéral a connu son apogée dans les années 80 sous la présidence de Ronald REAGAN et du premier ministre Mme. Margaret THATCHER.

La doctrine de la débrouille, concrétisant la prise de pouvoir du big business s’est imposée avec vigueur depuis les années 80, pays après pays, y compris de nombreux pays européens. Elle est devenue la stratégie économique dominante dans les pays capitalistes avec des conséquences dévastatrices pour la majorité des populations. Cette politique d’austérité s’est aujourd’hui étendue à de nombreux pays moins développés, y compris l’Iran, évolution qui a installé Mr. ROHANI comme messager à la présidence de son pays.

L’acceptation de la doctrine économique néo-libérale du président ROUHANI ressort de ses nombreuses déclarations et discours, comme de son livre « National security and economis system of Iran ». Dans son ouvrage, Mr. ROUHANI déplore les législations du travail trop contraignantes pour le monde des affaires. Il prétend que les salaires minimum devraient être réduits et les restrictions au licenciement des travailleurs éliminées afin que les détenteurs du capital aient enfin la liberté de créer de la prospérité. (4). Il écrit qu’un des principaux défis que les entreprises et les employeurs doivent surmonter est l’existence d’un syndicalisme pour enfin conclure que les travailleurs devraient être plus souples vis-à-vis des créateurs d’emplois. De manière peu surprenante, les perspectives économiques de Mr. ROUHANI sont dépourvues de tout projet de développement ou d’industrialisation dans la mesure où lui-même comme ses économistes sont allergiques à tout interventionnisme d’état dans les affaires sauf lorsque ces interventions préparent le terrain à des actions incontrôlées des marchés. Selon cette doctrine, les réponses à la stagnation économique, à la pauvreté et au sous-développement se trouveraient dans les mécanismes débridés des marchés et une intégration sans restriction dans le système capitaliste mondial. Récession, chômage et difficultés économiques ne seraient pas imputables dans les pays peu développés à une mauvaise gestion mais plutôt à un interventionnisme gouvernemental et une mise à l’écart ou une exclusion des marchés capitalistes mondiaux.

Ceci explique pourquoi Mr. ROUHANI estime que la solution aux problèmes économiques de l’Iran se trouve dans une politique de détente et de rapprochement avec les US et ses alliés. L’idée de l’administration selon laquelle le rétablissement de relations avec les US serait la panacée des problèmes économiques ne fait que rendre plus encore l’économie iranienne dépendante de l’issue imprévisible, interminable et improbable des négociations sur le nucléaire.

Cela explique aussi le dilemme de Mr. ROUHANI sur ces négociations : elles l’ont enfermé dans l’illusion qu’une combinaison d’offensives de charme, de sourires et d’amabilités diplomatiques pourrait modifier la politique impérialiste vis-à-vis de l’Iran. De toute façon, la politique des US envers l’Iran ou tout autre pays d’ailleurs repose sur un agenda impérialiste de demandes et d’attentes qui n’ont rien à faire du langage et du décorum diplomatiques.

On aurait pu s’attendre à ce que les incertitudes du marché créées par les négociations sur le nucléaire ait conduit les producteurs iraniens industriels et agricoles à attendre fébrilement une percée dans les négociations et une levée des sanctions brutales contre leur économie. Bien au contraire, mes conversations avec ces agents économiques m’ont appris que s’ils souffrent des sanctions économiques, ils sont conscients, à la lumière des politiques économiques néo-libérales libre échangistes, que la levée des sanctions pourrait aboutir à leur exclusion des marchés domestiques qui seraient ouverts à un déferlement incontrôlé de produits étrangers.

Mahmoud Sedaqat, vice-président de l’association « UPVC Window & Door Profiles Manufacturers » se plaint amèrement du fait qu’alors que sa production est deux fois supérieure aux besoins domestiques, le gouvernement a récemment ramené les taxes à l’importation de 30% à 15%, facilitant ainsi le remplacement des productions locales par des produits importés. Sedaqat insiste aussi sur le fait que cette politique commerciale imprudente et l’absence de protection des producteurs locaux crée une atmosphère de confusion et d’insécurité qui aggrave la stagnation économique. (5)

Mohammed Reza A’le Sara, représentant des producteurs intérieurs de pneus de voitures se plaignait aussi de l’absence de protection du marché intérieur contre ces importations de produits aisément substituables par des productions domestiques de qualité équivalente. Ainsi, 50% du marché intérieur est approvisionné par des produits importés alors qu’une politique gouvernementale de soutien des producteurs iraniens pourrait rendre graduellement l’Iran auto-suffisant en ces matières. (6)

Mohammed Serfi, analyste économique, signalait récemment que le degré de substitution des importations par l’Iran pourrait s’élever à 70%, exprimant ainsi que 70% des importations pourraient être remplacées par des productions domestiques. Mais à cause des orientations imposées par l’administration ROUHANI vers les stratégies de libre échange, on en vient à ignorer les politiques d’industrialisation substitutives aux importations, politiques néanmoins poursuivies par tous les pays actuellement développés à un stade antérieur de leur développement économique. (7)

Critiquant aussi l’absence de stratégie économique de l’administration, Gholan-Hosein Shafe-ei, président de la chambre économique de commerce, déclarait que si la levée des sanctions économiques était absolument indispensable, elle n’était manifestement pas suffisante. Des objectifs macroéconomiques, une planification concertée et des directives gouvernementales intelligentes s’imposaient. En leur absence et en l’absence de stratégies de substitution à l’importation et de promotion à l’exportation, l’Iran risquait de devenir le paradis des producteurs étrangers et l’enfer des producteurs iraniens qui courraient vers la faillite.

Sous le président ROUHANI, les agriculteurs ont au moins autant souffert que les industriels. Depuis son élection il y aura bientôt deux ans, son administration a augmenté le coût de l’énergie de 50 à 80%, ce qui a drastiquement accru les coûts de production agricole et industrielle. En outre, le gouvernement a modifié les modes de production et de distribution des engrais, transférant cette tâche du secteur public au secteur privé, ce qui a augmenté les coûts. Le gouvernement n’a pas non plus instauré une politique efficace d’assurance ou d’aides face aux catastrophes naturelles et intempéries comme les sécheresses, inondations et autres catastrophes climatiques. Associé à une politique de libre échange néfaste qui a facilité l’importation de nombreux produits agricoles, ces façons de faire ont ruiné de nombreux fermiers et placé le secteur agricole en récession.

Avant la nouvelle politique néo-libérale de l’administration ROUHANI, l’Iran voyait les sanctions économiques comme une occasion de devenir auto suffisant en s’appuyant sur les nombreux talents et ressources domestiques susceptibles de produire le plus possible de produits industriels et de consommation. Il y est parvenu et cela s’est traduit par d’importants progrès en matière de recherche fondamentale et appliquée, de technologies et d’industrialisation.

Ainsi, avant le choix de l’option néo-libérale qui torpille les capacités agricoles et manufacturières du pays, l’Iran était devenu autonome en de nombreux domaines comme tout l’électro ménager et la domotique, les produits pharmaceutiques et l’agroalimentaire, le cuir et les textiles, le papier, les matériaux de télécommunication, de construction, la sidérurgie, le matériel de chantiers et tant d’autres.

Aucune des sanctions économiques prises en rétorsion contre la révolution de 1979 n’ont empêché l’Iran de poursuivre son développement économique et son industrialisation. L’option malencontreuse de l’administration ROUHANI d’une tradition d’autarcie imposée vers une stratégie mal préparée d’ouverture à l’extérieur a plongé des dizaines de milliers de producteurs industriels et agricoles dans une atmosphère de marché et d’incertitude. Comme nous l’avons déjà dit, cette confusion est née d’une absence de protection des producteurs domestiques contre des importateurs plus compétitifs liée à des négociations interminables et imprévisibles sur le nucléaire.

La priorité anormalement exclusive accordée à ces négociations a monopolisé toutes les énergies de l’administration aux dépens de tout le reste et notamment de la politique économique. Plus vite ces problèmes redeviendront prioritaires face au jeu impérialiste malhonnête des négociations nucléaires, mieux ce sera.

Plutôt les négociations sur le nucléaire seront prises pour ce qu’elles sont réellement – un prétexte de la part des US et de ses alliés pour transformer l’Iran en un état vassal et le traiter comme tel – plus vite la situation se débloquera. Jusqu’ici, les négociateurs iraniens ont entériné les concessions consenties au cours des discussions, en interrompant les progrès réalisés en matière de sciences et technologies nucléaires sans pour autant voir les sanctions levées de façon significative du point de vue iranien. Il reste à voir s’ils parviendront à faire accepter un tel marchandage au peuple iranien ou s’ils auront à affronter de violentes réactions lorsque le caractère décevant et inégal des accords leur sera révélé.

{ {{Ismael Hossein-Zadeh}} est professeur émérite en économie à la Drake University. Il est l’auteur de « Beyond mainstream explanations of the financial crisis » (Routledge 2014), « The political economy of US militarism” (Palgrave-Macmillan 2007) et “the soviet non-capitalist development: the case of Nasser Egypt” (Praeger publishers 1989). Il a également contribué à “Hopeless: Barack Obama and the politics of illusion”.}

Références

1; Hooshang Amirahmadi, “Iran’s neoliberal austerity-security budget”:
<[http://www. payvand.com/news/15/feb/1076.html->http://www. payvand.com/news/15/feb/1076.html]>

2; ibid

3; ibid

4; As excerpted by Keith Jones, “Iranian president declares country open for business”, in
<[http://www.wsws.org/en/articles/2014/01/27/iran-j27.html->http://www.wsws.org/en/articles/2014/01/27/iran-j27.html]>

5;Mahmood Sedaqat, Kayhan, Mordad 25, 1393 (16 août 2014 )

6; Interview with A’le Sara.

7; Mohammed Serfi, “Gentlemen, the pary is over”

{{Traduit de l’anglais par Oscar GROJEAN pour Investig’Action.}}

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