Dans son roman historique, Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa écrit que les choses doivent changer, afin de pouvoir rester pareilles. C’est précisément ce qui s’est passé lors des élections américaines du Congrès, le 2 novembre.
L’exportation des emplois, qui a commencé à grande échelle avec l’effondrement de l’Union soviétique, a fusionné les démocrates et les républicains en un seul parti à deux noms. L’effondrement soviétique a modifié les attitudes au sein de l’Inde socialiste et de la Chine communiste et a ouvert ces pays, avec leurs importantes fournitures excédentaires de main-d’œuvre au capital occidental.
Poussés par Wall Street et Wal-Mart, les industriels américains ont déménagé vers l’étranger leur production destinée aux marchés américains afin de gonfler leurs bénéfices et les gains des actionnaires en utilisant une main-d’œuvre à bon marché. Le déclin de la main-d’œuvre industrielle américaine a réduit le pouvoir politique des syndicats et la capacité de ces derniers à financer le Parti démocrate. Le résultat final fut de rendre les démocrates dépendants des mêmes sources de financement que les républicains.
Avant d’en arriver là, les deux partis, malgré leurs similitudes, représentaient des intérêts différents et servaient de frein l’un à l’autre. Les démocrates représentaient le travail et se concentraient sur la fourniture d’un réseau de protection sociale. La sécurité sociale, Medicare, Medicaid, les tickets alimentaires, l’assurance chômage, les subsides au logement, l’éducation et les droits civiques étaient des préoccupations démocrates. Les démocrates étaient impliqués dans une politique de plein emploi et ils acceptaient une certaine inflation afin d’assurer davantage d’emplois.
Les républicains représentaient les affaires. Les républicains se concentraient sur le court-circuitage lu gouvernement central dans toutes ses manifestations, depuis les dépenses pour le bien-être social jusqu’aux régulations dans le monde des affaires. La politique économique des républicains consistait à s’opposer aux déficits budgétaires fédéraux.
Ces différences résultèrent en une concurrence politique.
Aujourd’hui, pour le financement de leurs campagnes, les deux partis dépendent de Wall Street, du complexe militaro-sécuritaire, de l’AIPAC, de l’industrie pétrolière, de l’agrobusiness, de l’industrie pharmaceutique et du monde des assurances. Les campagnes ne consistent plus en débats tournant autour des problèmes. Elles ne sont plus que des concours d’échange de calomnies.
Les électeurs mécontents passent leur colère sur les titulaires des charges et c’est ce que nous venons de voir lors des dernières élections. Les candidats du Tea Party ont vaincu les titulaires républicains lors des primaires, et les républicains ont vaincu les démocrates lors des élections du Congrès.
La politique, toutefois, ne changera pas d’un point de vue qualitatif. Sur le plan quantitatif, les républicains seront plus enclins que les démocrates à démanteler plus rapidement le réseau de protection sociale et plus enclins également à liquider pour de bon les vestiges des libertés civiques. Mais les puissants oligarques privés continueront à rédiger les législations adoptées par le Congrès et le président les signera. Les nouveaux membres du Congrès découvriront rapidement que pour réussir à se faire réélire, il faut se plier à la volonté des oligarques.
Cela pourrait sembler brutal et pessimiste. Mais voyons plutôt les faits. Dans sa campagne pour la présidence, George W. Bush avait critiqué les aventures étrangères du président Clinton et avait émis le vœu de mettre un terme au rôle de l’Amérique en tant que gendarme de la planète. Une fois en place, Bush a continué la politique d’hégémonie mondiale via moyens guerriers des néoconservateurs, la mise en place de régimes fantoches et l’intervention financière dans les élections d’autres pays.
Obama promettait le changement. Il exprimait le souhait de fermer la prison de Guantanamo et de ramener les troupes dans leurs foyers. En lieu et place, il a relancé la guerre en Afghanistan et a entamé de nouvelles guerres au Pakistan et au Yémen, tout en continuant la police de Bush consistant à menacer l’Iran et à encercler la Russie de bases militaires.
Les Américains sans emploi, sans revenu, sans maison, sans perspective et sans espoir de carrière pour leurs enfants, sont furieux. Mais le système politique ne leur propose aucune façon de provoquer un changement. Ils peuvent changer les larbins élus des oligarques, mais ils ne peuvent changer la politique de ces mêmes oligarques.
La situation de l’Amérique est très pénible. Suite a Internet et à sa grande vitesse, la parte des emplois industriels a été suivi d’une perte d’emplois dans les services professionnels, tels l’ingénierie informatique, qui constituait un échelon de carrière pour les diplômés universitaires américains. La classe moyenne n’a aucune perspective. Déjà, la main-d’œuvre américaine et la distribution des revenus ressemblent de plus en plus à celles d’un pays du tiers monde, avec les revenus et la richesse concentrés dans quelques mains en haut de l’échelle et le reste de la population employée dans des emplois des services du pays. Ces dernières années, précisément, la création d’emplois nouveaux s’est concentrée dans des occupations à bas salaire, comme serveuses, barmen, services de soins de santé ambulatoires et employés à la venter au détail. La population et les nouveaux entrants dans la main-d’œuvre continuent à s’accroître plus rapidement que les possibilités d’emploi.
Changer tout cela requerrait plus de réalisations qu’il n’en existe de la part des décideurs politiques et cela entraînerait une crise plus profonde encore. Cela pourrait peut-être se faire en utilisant la fiscalité pour encourager les sociétés américaines à produire aux États-Unis mêmes les marchandises et les services qu’elles vendraient sur les marchés américains. Toutefois, les sociétés mondiales et Wall Street s’opposeraient à un tel changement.
Les pertes de recettes fiscales dues aux pertes d’emplois, aux renflouements des banques, aux programmes d’encouragement et aux guerres ont provoqué une multiplication par trois, voire quatre des déficits budgétaires américains. Le déficit est aujourd’hui trop important pour être financé par les excédents commerciaux de la Chine, du Japon et de l’OPEP. Par conséquent, la Banque centrale américaine pratique des achats massifs du Trésor et autres dettes. La poursuite de ces achats menace la valeur du dollar et son rôle en tant que devise de réserve. Si le dollar est perçu comme perdant ce rôle, la prise de distance vis-à-vis des dollars mêmes va ruiner les restes des revenus de retraite américains de même que la capacité du gouvernement américain à s’autofinancer.
Pourtant, cette politique de destruction se poursuit. Il n’y a pas de retour à la régulation de l’industrie financière, tout simplement parce que l’industrie financière ne le permettra pas. Les guerres au-dessus de nos moyens se poursuivent, parce qu’elles servent les profits du complexe militaro-sécuritaire et qu’elles permettent de promouvoir les officiers de l’armée à des grades plus élevés, avec de bien meilleures retraites encore. Certains éléments du gouvernement veulent envoyer des troupes américaines au Pakistan et au Yémen. La guerre contre l’Iran est toujours à l’ordre du jour. Et la Chine est diabolisée en tant que cause des difficultés économiques des États-Unis.
Les tireurs de sonnette d’alarme et les critiques sont mis au rancart. Le personnel militaire qui ose apporter des preuves de crimes de guerre est arrêté. Les gens du Congrès réclament qu’on les exécute. Le fondateur de Wikileaks se terre et les néoconservateurs pondent des articles réclamant son élimination par des équipes de tueurs de la CIA. Les organes médiatiques qui parlent de ces fuites ont apparemment été menacés par le patron du Pentagone, Robert Gates. Selon Antiwar.com, le 29 juillet, Gates « a insisté sur le fait qu’il n’exclurait pas de s’en prendre au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, ou toute la pléthore d’organes médiatiques qui ont parlé de ces fuites ».
Le contrôle des oligarques s’étend aux médias. L’administration Clinton a permis à un petit nombre de sociétés géantes de concentrer les médias américains dans quelques mains. Ce sont les patrons des sociétés publicitaires, et non plus les journalistes, qui contrôlent les médias américains ; et la valeur des sociétés géantes dépend des licences de diffusion du gouvernement. L’intérêt des médias ne fait plus qu’un aujourd’hui avec celui du gouvernement et des oligarques.
Au-dessus de tous les autres facteurs qui ont rendu les élections américaines vides de sens, les électeurs ne peuvent même pas recevoir des médias des informations correctes sur les problèmes auxquels eux-mêmes et le pays sont confrontés.
Puisqu’il est plus que probable que la situation économique va continuer à se détériorer, la colère va gagner en ampleur. Mais les oligarques détourneront cette colère de leurs propres personnes et la réorienteront vers les éléments vulnérables de la population domestique et vers les « ennemis à l’étranger ».
Paul Craig Roberts a été l’un des rédacteurs en chef du Wall Street Journal et il a également été secrétaire adjoint au Trésor américain. Son dernier ouvrage, HOW THE ECONOMY WAS LOST (Comment on a perdu l’économie), vient d’être publié par CounterPunch/AK Press. On peut le joindre à l’adresse: PaulCraigRoberts@yahoo.com
Source: www.investigaction.net
Traduit de l'anglais par Jean-Louis Flémal pour Investig'Action
source originale : counter punch