Rien n’est plus relatif que la notion de «bonne» école. Selon votre position sociale, selon vos choix politiques, selon l’époque où vous vivez, selon que vous envisagiez l’école de vos propres enfants ou celle des autres, vous n’attendez pas la même chose du système éducatif. Les bonnes écoles des uns ne sont pas les bonnes écoles des autres et les bonnes écoles d’hier ne sont assurément plus les bonnes écoles d’aujourd’hui…
C’est quoi, une bonne école ?
Au début du XIXe siècle, quand on commença à envoyer les enfants du peuple à l’école, c’était davantage pour qu’on les y éduque que pour qu’on les y instruise. Le capitalisme industriel, stimulé par le développement du machinisme, était en passe de détruire tous les lieux traditionnels de socialisation : la grande famille rurale d’abord, victime d’une urbanisation galopante ; l’apprentissage ensuite, victime de la déqualification du travail ouvrier. Une «bonne école», pour les enfants de la classe ouvrière, était une école où on leur apprenait à vivre en société en leur dictant quelques règles la morale et de religion, en leur enseignant la lecture et l’écriture, le calcul, le système des poids et mesures et des notions élémentaires d’économie domestique.
A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la montée du «péril socialiste» et la menace croissante de guerres entre grandes puissances industrielles, bouleversent les urgences. La «bonne école» devient alors celle qui parvient à inculquer aux futurs travailleurs, aux futurs soldats, l’amour de la patrie et de ses institutions. Pour ce faire, on y fait entrer l’étude de la géographie et de l’histoire qui devront «inspirer le respect et l’attachement pour les principes sur lesquels (notre) société est fondée» (Jules Ferry).
Après la Première Guerre mondiale — dont les cimetières portent le témoignage de l’efficacité qu’eut l’école comme appareil-idéologique d’Etat — les attentes changent derechef. Les nouvelles industries liées aux technologies de l’électricité, de la mécanique, de l’électromécanique… réclament une formation plus poussée pour une partie des travailleurs. Les meilleures écoles sont maintenant celles où l’on envoie les meilleurs enfants du peuple, à la fin de l’enseignement primaire, en vue de les former dans les qualifications techniques nouvelles.
Durant les Trente Glorieuses l’école secondaire se massifie. La sélection méritocratique à l’entrée du secondaire se trouve progressivement remplacée par une sélection plus tardive, basée sur l’échec, qui oriente les «moins bons» élèves du «noble» enseignement général vers un enseignement qualifiant qui, du coup, se transforme en filière de relégation. Mais la croissance de l’échec scolaire et la dégradation de l’enseignement professionnel finissent par menacer la demande explosive de main d’oeuvre qualifiée. Alors que les familles bourgeoises continuent d’envoyer leurs enfants dans «leurs» bonnes écoles, où l’on privilégie le latin, le grec, les «maths fortes», une autre vision des «bonnes écoles» voit le jour : celle de l’enseignement rénové, de la «comprehensive school», du Collège unique, où l’on tâchera d’assurer la gestion de flux scolaires capables de répondre aux niveaux de formations que réclament — et que réclameront de plus en plus, croit-on — les marchés du travail.
Hélas ! La crise arrive. Les budgets de l’éducation s’effondrent et le marché du travail se polarise. Les rêves de démocratisation s’envolent. A la charnière du millénaire, les qualifications prennent l’eau. Le latin et le grec aussi. Cette fois, l’école doit se conformer à un monde instable où les mutations technologiques, sociales, culturelles sont plus rapides que jamais. Adaptabilité, flexibilité, sont les maîtres mots de la modernité. L’école tourne résolument le dos à tout le fatras du passé : l’éducation morale, l’endoctrinement idéologique, la méritocratie et les savoirs classiques. Cette fois, la «bonne école», mondialement redéfinie par l’OCDE et la Banque Mondiale, est celle qui exerce l’élève dans des compétences variées, innovantes et transversales. Et PISA est là pour veiller à ce qu’elle le fasse bien.
Au fil de deux siècles d’histoire, les attentes éducatives de notre société ont profondément changé. Sans pourtant jamais se départir d’une orientation fondamentale : ces attentes ont toujours été dictées par le souci de préserver ou de reproduire les conditions d’existence de cette société.
Maintenant si, d’aventure, on fait partie de ceux qui ne souhaites pas voir perdurer des rapports économiques et sociaux qui concentrent 90% des richesses entre les mains de 10% des habitants de la planète, qui épuisent les ressources de cette même planète, qui engendrent guerres, famines et appauvrissement culturel, alors, bien évidemment, on peut aussi concevoir l’école autrement. Non comme appareil de reproduction sociale, idéologique, économique… mais comme levier de transformation de cette société.
Certes, il ne suffira pas que l’enseignement soit (plus) démocratique pour que la société le devienne. Contrairement à ce qu’espérait Condorcet, les inégalités et les injustices ont bien d’autres sources que celles passant par les inégalités scolaires et les injustices de l’éducation. Cependant, si l’on veut changer le monde, alors il faudra tout de même que les acteurs du changement aient acquis ce que l’école ne leur a jamais apporté en deux cents ans : la capacité de comprendre le monde dans toutes ses dimensions. Cela passe par une riche formation générale et polytechnique.
Pourquoi polytechnique ? Parce que le développement des technologies détermine grandement l’évolution de nos sociétés ; il oriente l’organisation et la division du travail, parfois en entrant en contradiction avec les formes existantes ; il définit le cercle des possibles, celui où doit s’inscrire toute action de transformation sociale. On ne peut donc pas appréhender — et encore moins changer — les rapports économiques et sociaux sans comprendre d’où proviennent les richesses, sans avoir appris, sur le plan théorique comme sur le plan pratique, ce que sont une chaîne de production, un robot, une machine-outil programmée ou manuelle, comment fonctionne une exploitation agricole, comment s’organisent les transports, comment on produit et transporte l’énergie, comment sont gérés des hôpitaux, des crèches, des travaux publics, comment on construit des maisons, comment fonctionnent des moteurs de voiture,…
« L?homme », disait Benjamin Franklin, « est un animal fabricateur d?outils » (a toolmaking animal ). Le propre de notre espèce n?est en effet pas d?utiliser des outils, mais de les fabriquer et, plus encore, de les concevoir. Pendant des millénaires, en fait jusqu’au début du XIXe siècle, l’homme-producteur avait vécu dans une relative harmonie avec les techniques. Malgré la division du travail et à défaut d?être toujours les propriétaires des outils, les travailleurs en restaient les «maîtres» : ils maniaient l?outil, lui imprimaient leur rythme, en comprenaient souvent le fonctionnement et la fabrication… Ce constat est vrai pour le serf ou le paysan pauvre du moyen-âge, pour l?ouvrier et pour l?artisan des villes de la Renaissance, même pour l?ouvrier des premières manufactures.
Ce n’est qu’avec l’apparition de la fabrique mécanisée à partir de la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle que s’opère ce que Marx a appelé l’aliénation du travailleur envers la machine.
Avant le machinisme et l’avènement du capitalisme industriel, la socialisation et la formation professionnelle des jeunes s’effectuaient conjointement (dans la famille rurale et/ou en apprentissage). Il s’agissait d’une éducation complète, qui permettait d’appréhender tous les aspects des rapports techniques de production où l’on allait oeuvrer. Avec l’entrée dans l’ère de l’éducation scolaire, au XIXe siècle, cette dimension «polytechnique» de l’éducation disparaît. Désormais la technologie n’y sera plus présente que sous la forme étroite de spécialisations professionnelles qui, au lieu d’ouvrir le regard sur la société, enferment le travailleur dans l’ignorance des processus généraux.
Il est grand temps d’inventer une école qui renoue avec cette vision polytechnique. Une école qui allierait, dans une démarche unique, formation générale et technologique, enseignement théorique et enseignement du travail. Une école où, comme disait Anatole Lounatcharski, «il ne s'agit pas de former un bon tourneur ou un bon ouvrier du textile, mais d'apprendre à l'homme à connaître le travail.»
Source: Le Drapeau Rouge