(AFP)

Kanaky/Nouvelle-Calédonie : la lourde responsabilité du gouvernement français

Les passages en force du gouvernement français en violation de l'esprit des accords passés en 1988 et 1998 sont à l'origine de la situation insurrectionnelle en cours.

Le 14 mai 2024, l’Assemblée nationale a adopté après le Sénat le projet de loi constitutionnelle permettant de faire voter de dégel du corps électoral calédonien, alors que sa composition définie il y avait permis de ramener la paix civile dans l’archipel1Un projet qui, comme nous l’avons souligné dans notre dernière édition, marque une dangereuse rupture avec l’histoire du territoire durant ces trente dernières années, et qui vise à verrouiller l’appartenance de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie à la France. Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a condamné, « le vote du projet de loi constitutionnel » et « souhaité [son] retrait (…) afin de préserver les conditions d’obtention d’un accord politique global entres les responsables calédoniens et l’Etat français ».2

Alors même que l’Assemblée adoptait à Paris le projet de loi modifiant la composition du corps électoral en Kanaky/Nouvelle-Calédonie, se produisait sur place pour la deuxième nuit consécutive, notamment à Nouméa sous couvre-feu, l’embrasement contre lequel, à de nombreuses reprises, le gouvernement français avait été mis en garde. Comme l’écrit Mediapart : « Emmanuel Macron et sa majorité ont remis le feu à la Nouvelle-Calédonie ». A l’heure où nous écrivons, des milices privées loyalistes font usage de leurs armes et tuent, on déplore au moins quatre morts et l’État d’urgence est déclaré.

L’Elysée déclare maintenant vouloir rouvrir le dialogue et se dit prêt à ne pas convoquer immédiatement le congrès pour modifier la Constitution en révisant la composition du corps électoral.

En finir avec le processus de décolonisation engagé par l’accord de Nouméa par une minorisation définitive du peuple Kanak est la ligne de conduite du gouvernement depuis trois ans. La loi sur le dégel du corps électoral revient à une relance de la colonisation.

Après 30 années de paix civile

La recherche d’une « communauté de destin » entre indépendantistes et anti-indépendantistes a été une des bases des accords de Matignon. Elle a permis un fonctionnement des instances sur le territoire. Au regard de la violence coloniale qui s’est abattue sur les Kanaks durant les années 1980, ce dialogue a été un fait historique exceptionnel. La chercheuse Caroline Graille le note : « Les différentes groupes envisagent désormais le ”vivre ensemble” ». Un paradoxe que les Calédoniens de toutes origines sont en train de s’approprier : il existe un héritage historique douloureux, conflictuel et meurtrier, bâti sur des rapports de domination coloniale, puis sur un processus complexe d’émancipation politique où des groupes ethniques déjà ségrégués par l’histoire coloniale se sont violemment opposés ; cet héritage de clivages sociaux et de différenciations ethnoculturelles coexiste depuis 1988 avec une espérance de “décolonisation réussie”, un “pari sur l’intelligence” proposés par les leaders politiques locaux et nationaux »3

Les accords de Matignon, signés en 1988 prévoyaient un référendum lors de l’année 1998. L’accord de Nouméa, signé en 1998, reportait la tenue entre 2014 et 2018 de cet accord inscrit dans les articles 76 et 77 de la Constitution Française4. La question posée était ainsi formulée « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » Conformément à l’accord, trois scrutins étaient prévus. Les deux premiers montrèrent l’effritement du camp des anti indépendantistes, le « Non » passant de 57% à 53% 5. Aussi, refusant de respecter la période de deuil des kanaks faisant suite aux ravages du covid dans le territoire, le pouvoir décida de maintenir le troisième référendum. Ce dernier ayant été massivement boycotté, et le « Non » fut évidemment majoritaire.6

Afin d’encourager les installations de métropolitains en Kanaky / Nouvelle Calédonie, des conditions d’installation extrêmement avantageuses ont été mises en place. Le traitement indiciaire, augmenté de l’indemnité de résidence et du supplément familial applicable à Paris, a été affecté d’un coefficient de majoration de 1,73 à 1,94 en Nouvelle-Calédonie7.

Ces dispositions modifient les rapports de force en défaveur du peuple colonisé et ne permettent pas de construire un avenir avec ceux et celles nés sur le territoire.

Une rupture

Le pouvoir cherche à rendre irréversible la colonisation. La nomination de la cheffe « loyaliste » Sonia Backes comme secrétaire d’Etat (qui s’entoure dès sa prise de fonction d’un soutien d’Eric Zemour)8 marque que l’État a choisi d’être explicitement partisan. Le ministre de l’Intérieur a engagé le rapport de force, multipliant les visites sur place pour imposer son calendrier et la fin du gel du corps électoral et par la modification de la constitution.

Face à cette irresponsabilité du pouvoir, trois anciens ministres ont invité à dessaisir Gérald Darmanin du dossier pour le confier au Premier ministre, et proposé d’accepter la proposition d’une « mission de dialogue » avancée par les indépendantistes.

Sur place, les autorités ne font rien pour calmer la situation. Le philosophe Hamid Mokaddem, en poste à l’Institut de la Formation des Maîtres de la Nouvelle-Calédonie rapporte : « Lefranc haussaire – surnom du Haut-Commissaire de la République – ne sécurise pas les populations ni n’assure l’ordre, mais fait des déclarations de guerre en pointant du doigt une jeunesse délinquante “caillassant et tirant à coup de fusil contre les forces de l’”. Ensuite, il accuse les autorités coutumières de la tribu proche de Nouméa, Saint-Louis. Le 14 mai il s’en prend maintenant aux autorités politiques indépendantistes. M. Darmanin refuse de comprendre que la Nouvelle-Calédonie n’est pas un quelconque territoire des outre-mer de la République et administre la Nouvelle-Calédonie comme si celle-ci était une portion indivisible de la souveraineté nationale. »

Mobilisations exceptionnelles

Cette politique a pour conséquence une montée des tensions en Nouvelle-Calédonie, des mobilisations multiples et puissantes dans tout le pays, des grèves et blocages, des arrestations de manifestants, et la menace d’un embrasement du pays.

Les indépendantistes dénoncent le retour de la « colonie de peuplement », Jean-Fidel Malalua, vice-président du syndicat indépendantiste USTKE, durcit le ton : « Avant, on disait destin commun et vivre ensemble. Maintenant, il faut inclure ça dans “Ici, c’est chez nous ! Ici, c’est Kanaky !” »9

Après avoir mené le territoire dans une impasse, Emmanuel Macron a décidé de reprendre le dossier des mains de son ministre de l’Interieur10. Il a fait savoir que si la loi est adoptée, elle ne serait pas soumise immédiatement au Congrès et dit ainsi vouloir accorder quelques semaines pour renouer le dialogue avec les diverses composantes.

Le Congrès de Nouvelle-Calédonie vient d’adopter une résolution demandant le retrait du projet de loi. Maintenir la loi de révision constitutionnelle, ce n’est pas favoriser le dialogue, c’est l’empêcher, ce n’est pas faire baisser les tensions, c’est les aggraver.


Source : Histoire coloniale


Notes

  1. Modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie ↩︎
  2. « Nouvelle-Calédonie : après le vote du projet de réforme constitutionnelle à l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron met en demeure indépendantistes et loyalistes de trouver un accord » Le Monde ↩︎
  3. « Passions identitaires et communauté de destin : une utopie calédonienne ? » Caroline Graille openedition.org ↩︎
  4. Titre XIII – DISPOSITIONS TRANSITOIRES RELATIVES A LA NOUVELLE-CALÉDONIE ↩︎
  5. Ministère de l’Intérieur 1ere consultation 2e consultation ↩︎
  6. « Nouvelle-Calédonie : la faute d’Emmanuel Macron » Mediapart ↩︎
  7. emploipublic.fr ↩︎
  8. Paul Barcelonne et Hadrien Bect, « Un soutien d’Éric Zemmour devient conseiller spécial de la secrétaire d’État à la Citoyenneté [archive] » Accès libre, sur Franceinfo, 7 septembre 2022 (consulté le 8 septembre 2022)↩︎
  9. « En Nouvelle-Calédonie, l’impasse institutionnelle ranime le spectre de la guerre civile des années 80 » Libération 12 mai ↩︎
  10. « Nouvelle-Calédonie : Emmanuel Macron cherche l’apaisement et demande au gouvernement de relancer les négociations » Le Monde 12 mai 2024 ↩︎

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