Sous l’égide de la Chine et de la Russie, les pays du Moyen-Orient enterrent peu à peu les conflits passés et renforcent leur coopération pour contrer les sanctions et les ingérences occidentales. Le projet ferroviaire destiné à relier l’Iran, l’Irak et la Syrie s’inscrit dans ce cadre. Avec, à la clé, une connexion de la région à un réseau plus vaste, celui des nouvelles routes de la Soie. (IGA)
Dans son essai de 1904 intitulé The Geographical Pivot of History, Sir Halford John Mackinder, l’un des théoriciens britanniques les plus éminents dans le domaine de la géopolitique, traite de l’importance de la connectivité terrestre entre les nations .
En plus d’y introduire sa célèbre théorie du Heartland (1), Mackinder soutient que les progrès technologiques concernant les modes de transport, tels que le développement des chemins de fer, ont modifié l’équilibre des pouvoirs dans la politique internationale en permettant à un État puissant, ou à un groupe d’États, d’étendre son influence le long des voies de transport.
La création de blocs, comme par exemple l’Union européenne ou les BRICS (2), vise à améliorer les communications entre les États membres. Un tel objectif a des répercussions positives sur l’économie et contribue à réduire le risque de tensions entre les États parties.
Le coût de pareilles tensions a considérablement augmenté, compte tenu des avantages croissants et des intérêts communs qui ont pu être obtenus grâce au renforcement des liens entre les nations. Par conséquent, le renforcement des connexions au sein d’une région spécifique a un impact positif sur l’ensemble de la zone.
De ce fait, tout projet d’infrastructure entre différents pays ne peut être considéré uniquement d’un point de vue économique; ses effets géopolitiques doivent également être mis en évidence.
Obliger les puissances extérieures à collaborer avec la région
En juillet 2018, Saeed Rasouli, directeur des Chemins de fer de la République islamique d’Iran, a rendu publique l’intention du pays de construire une ligne ferroviaire reliant le Golfe persique à la mer Méditerranée, la liaison ferroviaire Iran-Irak-Syrie. Ce projet ambitieux irait de Bassorah, dans le sud de l’Irak, à Albu Kamal, à la frontière irako-syrienne, et s’étendrait ensuite jusqu’à Deir Ezzor, dans le nord-est de la Syrie.
Il ne fait aucun doute que ce projet renforce les communications entre les pays d’Asie occidentale et accroît, pour d’autres puissances, la nécessité de collaborer avec cette région importante, qui est stratégiquement située dans certaines parties du “Heartland” de Mackinder et du “Rimland” (3) de l’Eurasie de Nicholas Spykman.
En outre, conformément à la théorie de Mackinder, on peut affirmer que ce projet ferroviaire revêt une importance géopolitique pour les trois pays concernés – l’Iran, l’Irak et la Syrie – et pour l’Asie occidentale dans son ensemble.
L’idée d’une liaison ferroviaire entre l’Iran et l’Iraq est apparue il y a plus de dix ans. En 2011, l’Iran a achevé la construction du chemin de fer Khorramshahr-Shalamjah, long de 17 kilomètres, qui visait à raccorder le rail iranien à la ville de Bassorah. Par la suite, en 2014, un protocole d’accord a été signé entre Téhéran et Bagdad portant sur la construction de la ligne Shalamjah-Basra.
Selon cet accord, l’Iran était en charge de la conception et de la construction d’un pont au-dessus de la rivière Arvand, tandis que la partie irakienne s’engageait à construire une ligne ferroviaire de 32 kilomètres entre la frontière de Shalamjah et la gare de Bassorah, à l’intérieur du territoire irakien.
Iran : un pied de nez aux sanctions occidentales
Le 14 août 2018, l’Iran a annoncé son intention d’étendre la voie ferrée de son territoire à la Syrie, et ce avec la participation de l’Irak. Cette initiative a pour objectifs de contrer les sanctions occidentales et de renforcer la coopération économique entre les États parties.
Le projet ferroviaire partirait du port Imam Khomeini sur le Golfe persique (situé dans la province iranienne du Khuzestan, dans le sud-ouest du pays) jusqu’au point de passage de Shalamjah, à la frontière irakienne. De là, la voie ferrée traverserait la province irakienne de Bassorah, franchirait Albu Kamal à la frontière syrienne, pour aboutir au port méditerranéen de Lattaquié.
Selon les déclarations de sources officielles iraniennes, cette voie ferrée permettrait de contribuer aux efforts de reconstruction de la Syrie, renforcer le secteur des transports et faciliter le tourisme religieux entre l’Iran, l’Irak et la Syrie. L’Iran prendrait en charge les coûts du projet sur son propre territoire, tandis que l’Irak apporterait sa contribution jusqu’à la frontière syrienne.
En mars 2019, lors de la visite de l’ancien président iranien Hassan Rouhani en Irak, Téhéran et Bagdad ont signé un protocole d’accord sur le projet. Cependant, malgré cela, la partie irakienne a été confrontée à des défis économiques et à un manque de fonds, ce qui a entraîné un retard dans la construction du chemin de fer.
Syrie : contourner les forces d’occupation US
Le projet ferroviaire peut être divisé en trois sections : la première section relie le port Imam Khomeini au point de passage de Shalamjah, à la frontière irakienne. Selon le ministre iranien des Routes et du Développement urbain, Mehrdad Bazrpash, la ligne ferroviaire en Iran est désormais achevée et a atteint le point zéro de la frontière.
Le deuxième tronçon reliera le point de passage de Shalamjah, à Bassorah (dans le sud de l’Irak), puis s’étendra jusqu’à Bagdad, la province d’Anbar et, enfin, la frontière syrienne. Selon l’accord, le financement de cette section relève de la responsabilité du gouvernement irakien. Le début de cette phase est attendu prochainement.
Le troisième tronçon, situé à l’intérieur de la Syrie, comprend deux routes : La route nord s’étend entre al-Qaim, en Irak, et Albu Kamal, en Syrie, puis se dirige vers l’ouest, en direction du port syrien de Lattaquié. L’itinéraire sud va du point de passage d’al-Qaim à la frontière irako-syrienne jusqu’à Damas, en passant par Homs.
Il convient de noter que, bien que la route la plus courte vers Damas passe par al-Tanf, c’est le corridor Homs-Damas, plus long, qui a été retenu, en raison de la présence des forces d’occupation américaines illégales dans cette région. Cela permet également aux chemins de fer de traverser un plus grand nombre de villes syriennes.
Renforcer l’indépendance de l’Iran, l’Irak et la Syrie
Bien que la ligne ferroviaire entre l’Iran et l’Irak ne s’étende que sur 32 km et coûte environ 120 millions de dollars – répartis à parts égales -, son importance va bien au-delà de sa distance parcourue. Elle servira d’unique liaison ferroviaire entre les deux pays et jouera un rôle crucial dans l’amélioration des communications de l’ensemble de la région, en reliant l’Irak aux lignes de l’initiative chinoise Une Ceinture, Une Route, et ce via l’Iran.
Une fois achevé, le projet permettra à l’Irak de se connecter facilement au vaste réseau ferroviaire iranien, qui s’étend jusqu’à la frontière orientale de l’Iran. Cette liaison permettra à Bagdad de se connecter à l’Afghanistan, au Pakistan, à la Chine, au Caucase, à l’Asie centrale et à l’Extrême-Orient.
En outre, à l’avenir, le projet fera de l’Irak une voie de transit pour le commerce entre les pays arabes de la région du golfe Persique et de l’Asie centrale, ainsi qu’avec la Russie. D’ailleurs, dans le cadre du Corridor international de Transport Nord-Sud (INSTC), l’Iran et la Russie viennent de signer un accord pour la création d’une ligne de chemin de fer reliant les villes iraniennes d’Astara et de Rasht.
La ligne ferroviaire contribue également à la promotion du tourisme religieux entre les trois pays, qui abritent plusieurs sanctuaires chiites importants. En septembre 2022, plus de 21 millions de personnes en provenance du monde entier, dont 3 millions d’Iraniens, se sont rendues en Irak, dans la ville sainte de Karbala, pour le pèlerinage annuel d’Arbaeen. Avec une liaison ferroviaire, ce chiffre est susceptible d’augmenter de manière significative, ce qui entraînera une augmentation des recettes pour le trésor irakien.
De plus, le projet permet de contourner les sanctions occidentales et les pressions extérieures exercées sur les trois pays, en particulier sur l’Iran et la Syrie. Il renforce l’indépendance de ces nations et réduit la probabilité que des puissances étrangères s’immiscent dans les relations économiques.
L’Irak, future plaque tournante du commerce régional ?
Malgré les accords signés, le projet ferroviaire Téhéran-Bagdad-Damas a suscité des réactions mitigées en Irak, ce qui a entraîné un manque d’enthousiasme pour la poursuite de la liaison ferroviaire. Le mois dernier encore, le ministère des Transports a publié une clarification concernant la liaison ferroviaire avec l’Iran, soulignant que le projet ne concernait que le « transport de passagers ».
Les hommes politiques irakiens ont exprimé leur crainte que la liaison ferroviaire avec l’Iran n’entrave le projet de canal sec de leur pays, lequel vise à relier le port de Faw, dans la province de Bassorah, aux frontières turque et syrienne.
Ils estiment que le grand port de Faw est stratégiquement positionné comme le point le plus proche pour le fret maritime vers l’Europe, ce qui pourrait apporter des avantages économiques et des opportunités d’emploi. Ces inquiétudes découlent de la crainte que le port Imam Khomeini en Iran ne gagne en importance, ce qui diminuerait celle du port de Faw.
En réalité pourtant, il y a là pour l’Irak l’occasion de relier l’Iran au canal sec, ce qui renforcerait l’importance stratégique des deux projets et consoliderait la position de l’Irak en tant que plaque tournante du commerce régional. Dans un avenir proche, les communications et la coopération entre ces voisins seront cruciales pour contrecarrer les efforts extérieurs visant à entraver l’interdépendance économique des trois pays.
Les nouvelles routes de la Soie, clés de la paix au Moyen-Orient ?
Le projet de liaison ferroviaire tripartite revêt une importance considérable, car il relie ces pays au sein d’un réseau plus vaste, semblable à la route de la Soie historique qui a facilité le commerce entre l’Est et l’Ouest pendant des siècles.
Le projet ferroviaire a la capacité d’initier une transformation majeure en Asie occidentale, pour peu qu’il se concrétise et s’étende à des pays comme l’Arabie saoudite, la Jordanie et le Liban.
Leur participation permettrait non seulement de réduire les tensions entre les États de la région, mais aussi d’obtenir des résultats économiques positifs, de stimuler le tourisme (en particulier le tourisme religieux) et de renforcer les liens interrégionaux.
En reliant les principaux acteurs d’une région géopolitiquement stratégique, la liaison ferroviaire Téhéran-Bagdad-Damas pourrait jeter les bases d’un nouveau paradigme en Asie occidentale, lequel favoriserait l’interconnexion, la stabilité et la prospérité.
Comme en témoignent les récents accords de rapprochement entre, d’une part, l’Iran et l’Arabie saoudite et, d’autre part, la Syrie et l’Arabie saoudite, la région baigne dans une atmosphère de collaboration et recherche de manière active le développement économique plutôt que le conflit. Avec la Chine et la Russie – deux puissances à l’avant-garde des plus grands projets d’interconnexion de l’Eurasie (4) – qui jouent un rôle d’intermédiaire et influencent bon nombre de ces initiatives diplomatiques, il faut s’attendre à ce que les chemins de fer, les routes et les voies navigables se mettent à relier des pays qui ont été en désaccord pendant des décennies.
(1) Région centrale
(2) Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud
(3) Croissant intérieur
(4) Le projet Une ceinture Une Route et Le Corridor international de Transport Nord-Sud
Source : The Cradle
Traduit de l’anglais par CV pour Investig’Action