La Belgique a hérité d’un gouvernement d’ultra-droite où l’élément dominant
est le parti séparatiste flamand NVA qui est surtout un parti néolibéral radicalissime. Herwig Lerouge analyse les maîtres à penser de Bart De Wever. Attention, ça ne sent pas bon ! (MICHEL COLLON)
Le 9 décembre 2008, le dirigeant du parti nationaliste flamand N-VA, Bart De Wever a tenu un discours devant des étudiants de l’UCL à Louvain-la-Neuve sur le thème « Éthique économique, sociale et politique ». Il y dévoile que son nationalisme flamand n’est qu’un moyen pour créer une Flandre on ne peut plus conservatrice, réactionnaire, de droite.
De Wever :
« Franchement, la réforme de l’État est une matière assez morne qui m’attire peu. La réforme de l’État n’est qu’un moyen et non pas un but en soi. C’est un moyen pour aboutir à un gouvernement efficace, mais aussi pour créer une autre société. Je m’occupe surtout de la formation d’idées concernant la société flamande souhaitable. J’ai publié un livre [1] dans lequel je parle à peine de la réforme de l’État, mais bien plus de l’optique conservatrice par rapport à quelques thèmes ».
On connaît déjà assez bien les contours économiques et sociaux du programme de De Wever pour la Flandre. Les deux organisations syndicales viennent de le rappeler : la FGTB distribue massivement un tract qui montre que la régionalisation de l’impôt des personnes physiques comme des sociétés, deux points essentiels du programme N-VA, conduirait à plus d’inégalités et à l’appauvrissement. Le programme du parti nationaliste est dénoncé : il brise le système de sécurité sociale, nuit aux allocataires sociaux. La CSC, en congrès à Ostende, a exprimé les mêmes critiques.
Ces visées antisociales font partie d’une conception de société globale on ne peut plus à droite et rétrograde. De Wever a trouvé sa source d’inspiration chez Edmund Burke, homme d’État anglais du 18e siècle, grand adversaire de la Révolution française et fondateur du conservatisme. Depuis 200 ans, Burke est une source d’inspiration pour l’extrême droite et même pour les fascistes. Il existe au Canada une organisation fasciste violente appelée Edmund Burke society. Les néoconservateurs américains, autour de Bush junior, se réclament tous de Burke. Même la N-VA ne semble pas trop apprécier ces liaisons dangereuses. Le député N-VA Ben Weyts a déclaré à propos de De Wever :
« On lui a collé cette étiquette et elle colle plus fort que je ne le voudrais. Il a pensé trouver avec Burke un nouveau créneau sur le marché. Je ne sais pas s’il est »
Dans une tribune du Standaard [2], le chef de la N-VA a expliqué en quoi il a fait de Burke son maître à penser. De Wever admet que Burke s’est trompé sur une question : la démocratie, les Droits de l’Homme n’ont pas conduit à la barbarie. De Wever garde cependant de son maître Burke la conviction qu’ « une société est quelque chose d’essentiellement organique, pas quelque chose qu’on peut fabriquer ».
De Wever :
« La principale critique de Burke sur la Révolution française portait sur le renversement brutal de l’ordre établi, à partir de l’illusion qu’on pouvait créer une société complètement nouvelle sur base de la raison. Selon Burke, la société n’est pas un produit de la raison humaine, mais un ordre né de manière organique, coloré par l’ “esprit de religiosité” et l’ “esprit de gentleman”. Les traditions et institutions constituées comme la famille, l’école ou l’Église sont au-dessus des aspirations de l’individu ou de la masse. La recherche collective de ce qu’on appelle Liberté, Égalité, Fraternité signifiera inévitablement la fin de l’humanité dans la barbarie et le conflit. La vraie liberté, pas la liberté de faire ce qu’on veut, mais la liberté de faire ce qu’il vous appartient de faire, on l’atteint par l’obéissance aux traditions et institutions : accepter cet héritage, bien le gérer, l’améliorer quand c’est possible et le retransmettre ensuite. »
Le philosophe et historien italien {{{Domenico Losurdo}}} [3] (interviewé à la fête de l’Humanité en 2007 [4] ) connaît bien Burke. Il a analysé pourquoi Burke attaque la Révolution française tandis qu’il admire la Révolution américaine. Losurdo a déclaré :
{« Avant la Révolution française [5], la Révolution américaine [6] disait vouloir affirmer le principe de l’égalité entre les hommes. Mais […] tout le monde sait que les Peaux-Rouges ont été exterminés. […] Si nous prenons les premières décennies de l’État qui surgit de la Révolution américaine, presque tous les présidents des États-Unis étaient propriétaires d’esclaves : Washington, Jefferson, l’auteur de la Déclaration d’indépendance, Madison, un des principaux auteurs de la Constitution des États-Unis. Et […] l’esclavage a duré aux États-Unis jusque [… en] 1865.
Mais, même après l’abolition formelle de l’esclavage, […] la suprématie blanche, l’État racial n’a pas disparu aux États-Unis. Dans les années 60 du 20e siècle, il y avait encore beaucoup d’États des États-Unis où les rapports sexuels et matrimoniaux entre Blancs et Noirs étaient un crime. […] Quant à la Révolution française, […] elle a provoqué la grande révolution des esclaves noirs à Saint-Domingue […]. Ensuite, l’esclavage a été aboli dans presque toute l’Amérique latine par Bolivar. »
Ainsi, la Révolution française a fait avancer le principe d’égalité, pas la Révolution américaine.}
Et Burke n’était pas pour l’égalité. Il a attaqué de front le concept universel de l’homme, le principe que tous les hommes sont égaux. Losurdo analyse :
{« Et c’est surtout la Révolution d’octobre qui a commencé, après la Révolution française, à développer un concept universel d’homme. Burke essaye de déconstruire le concept universel d’homme de deux façons. D’abord en disant qu’il n’y a pas de sens à parler des Droits de l’Homme en tant que tels : il dit qu’il préfère parler des droits de l’Anglais. Au principe français révolutionnaire des Droits de l’Homme, il oppose le principe des droits de l’Anglais. En second lieu, au plan international, il oppose les peuples civilisés aux peuples barbares. […]
Lorsqu’il parle des travailleurs, il utilise une catégorie prise à l’Antiquité classique qui est très significative parce qu’elle désignait alors l’esclave. Pour travailler la terre, aux côtés de l’instrumentum mutum (la charrue), il y avait l’instrumentum semivocale (le bœuf) et enfin l’instrumentum vocale, c’est-à-dire l’esclave. Burke parle des travailleurs salariés en utilisant l’expression latine instrumentum vocale, c’est-à-dire un instrument de travail qui a la particularité de parler, mais un instrument ! »}
Pour tous les réactionnaires depuis lors, Burke a eu ce grand mérite d’attaquer le concept universel d’homme. Losurdo : « La réaction européenne et même le nazisme ont souvent fait référence à Burke. Burke — disent précisément les auteurs réactionnaires et nazis — a eu le mérite de déconstruire le concept universel d’homme, l’idée d’égalité. » L’idéologue Spengler, grand inspirateur des nazis, l’a admiré. Losurdo précise : « Quant aux raisons politiques de la popularité d’Edmund Burke dans l’Allemagne de l’époque, c’est Spengler qui en fournit la meilleure explication, en louant Burke d’avoir déconstruit la figure de l’homme en tant que tel […] : »
L’historien israélien {{{Zeev Sternhell}}} explique comment, parallèlement au mouvement des Lumières du 18e siècle, s’est construite, depuis les écrits d’Edmund Burke, une culture politique des « anti-Lumières »[7]. Les anti-Lumières révèrent partout les traditions. Ils conçoivent l’homme comme inscrit dans la nature et les sociétés comme des arbres. Chez les anti-Lumières, montre Sternhell, il n’y a pas de contrat social, mais un donné qui partout s’impose à l’individu et devant lequel il doit s’incliner.
« Mais si les Lumières françaises […] produisent la grande révolution intellectuelle de la modernité rationaliste, le mouvement […] contre les Lumières [… fait naître] une autre modernité, fondée sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes — l’histoire, la culture, la langue —, une culture politique qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des hommes. […] On déplore la disparition de l’harmonie spirituelle qui faisait le tissu de l’existence de l’homme médiéval […] On regrette le temps où l’individu, dirigé jusqu’à son dernier soupir par la religion, laboureur ou artisan ne vivant que pour son métier, à tout instant encadré par la société, n’avait d’existence que comme un rouage d’une machine infiniment complexe dont il ignorait la destinée. Ainsi, courbé sur la glèbe sans poser de questions, il remplissait sa fonction dans la marche de la société humaine. Le jour où, de simple pièce d’un mécanisme sophistiqué, l’homme est devenu individu possédant des droits naturels, est né le mal moderne. […] L’objectif [des anti-Lumières] reste la »
Il ne s’agit pas d’un débat académique. En partant de Burke et Herder, il suit la descendance intellectuelle des anti-Lumières directement dans des figures telles que Charles Maurras, le parrain du fascisme français, et Oswald Spengler, dont le livre, qui a eu beaucoup d’influence, Le déclin de l’Occident a aidé à miner la République de Weimar. Au début du vingtième siècle, écrit Sternhell, les anti-Lumières sont « descendues dans la rue » avec des conséquences catastrophiques pour
Pour Zeev Sternhell, les partisans des Lumières, dans leurs différentes versions, sont fédérés par l’objectif commun de « libérer l’individu des contraintes de l’histoire, du joug des croyances traditionnelles et non vérifiées ». Leurs opposants, de J.-G. Herder jusqu’à Samuel Huntington, partagent, quant à eux, un projet social et politique autre, fondé « sur le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes — l’histoire, la culture, la langue —, une culture politique qui refuse à la raison aussi bien la capacité que le droit de façonner la vie des ».
Voilà où De Wever va chercher son inspiration.
{{{Notes}}}
[1] Bart De Wever, Het kostbare weefsel. Vijf jaar maatschappijkritiek, Pelckmans, 2009
[2] De Standaard, 16 août 2003.
[3] Domenico Losurdo est professeur de philosophie de l’histoire à Urbino en Italie. Il a beaucoup étudié la philosophie allemande et l’histoire politique du libéralisme dont il a écrit une histoire critique. Il y fait un bilan historique de l’époque contemporaine, à partir de la Révolution américaine et de la Révolution française jusqu’à la révolution d’Octobre et aux révolutions contre le colonialisme et contre l’impérialisme. Il y parle notamment d’Edmund Burke, le grand inspirateur de Bart De Wever.
[4] Entretien avec Domenico Losurdo, par Valère Staraselski, à la fête de l’Humanité 2007 (http://www.comite-valmy.org/spip.php?article484).
[5] 1789.
[6] 1775-1783.
[7] Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : Une tradition du 18e siècle à la guerre froide (édition revue et augmentée), Folio histoire, no 176, Gallimard, 2010, ISBN 978-2-07-031818-6, pp. 28-29.
Source: Revue d’Etudes Marxistes