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Des métiers en pénurie pour des chômeurs fainéants ?

Sur La première, ce matin de septembre, quelques commentateurs glosent sur le chômage en Wallonie, et s’étonnent que malgré les nombreux métiers en pénurie, malgré les 40.000 offres d’emploi, il y ait encore « 200.000 » chômeurs dans la Région.(1)  Et de gloser sur le supposé laxisme du FOREM, sur l’opportunité d’obliger les chômeurs à se former aux métiers en pénurie et à accepter les offres, sous peine de suspension de leurs allocations.

Ces commentateurs ne s’interrogent pas sur la raison pour laquelle eux préfèrent venir palabrer façon « café du commerce » à la radio, plutôt que débiter des poutrelles métalliques (l’un des métiers en pénurie). Il ne serait pas absurde de penser que le commun des travailleurs a la même préférence pour les métiers valorisants et confortables. La plupart des jeunes préfèrent devenir journalistes, artistes, architectes, chercheurs, ingénieurs de gestion … plutôt que laborantin, tôlier ou ouvrier de voirie.

Des métiers sans réel avenir

Ensuite, pourquoi se lancer dans une formation de boucher, mécanicien automobile ou camionneur, alors que toute personne un peu sensée sait pertinemment qu’à cause de la transition énergétique et de la protection de notre environnement, il faudra réduire drastiquement notre consommation de viande, la voiture ainsi que le transport de marchandises (surtout routier ou aérien) ?
Veut-on obliger nos jeunes devenus souvent végétariens et sans permis de conduire, à débiter des carcasses ou conduire des semi-remorques … pour perpétuer notre monde finissant ?
Certains des métiers en pénurie devraient surtout le rester ! Il est grand temps de faire le tri, de définir les secteurs où une décroissance est souhaitable, et ceux où les efforts doivent être concentrés.

Les conditions de travail

Parlons des conditions de travail proposées. J’étais hier à une assemblée du personnel Delhaize, faisant le point de la situation et décidant des suites de leur mouvement. Plusieurs bouchers (métier en pénurie) s’inquiètent : ils étaient bouchers dans des magasins Delhaize intégrés ; or les franchisés qui reprennent petit à petit ces magasins expriment l’intention de … sous-traiter leur rayon boucherie. Ces travailleurs qui déjà s’insurgent contre leur transfert forcé (de Delhaize au franchisé), entendent maintenant parler d’un possible « double transfert » (puisqu’ils pourraient être ensuite transférés du franchisé au sous-traitant de boucherie). Sachant que chaque étape de sous-traitance vise à « gagner de l’argent » (pour l’entreprise), essentiellement sur le dos du travailleur, qui voit s’effilocher un peu plus ses conditions de travail.
Le lien est évident. Au lieu de considérer une part du chômage comme une forme de grève, légitime et rationnelle, de travailleurs qui refusent de s’engager dans un emploi dénué de sens, au futur incertain, aux conditions de travail misérables et ingrates (travail de nuit et de week-end, éloignement de la famille, …), les « gloseurs », pourtant supposés perspicaces (sinon pourquoi les laisserait-on bavasser des heures dans les média), se vautrent dans des considérations nauséabondes, suggérant (à mots couverts, on est quand même sur La Première, pas sur CNews), que les chômeurs seraient des « fainéants », que le Forem serait « laxiste », et qu’il leur faudrait à tous un bon coup de pied dans le derrière.

Discrimination et mépris

Dînant avec des bourgeois maugréant sur les chômeurs fainéants, je leur demande si, en tant que chefs d’entreprise, ils engageraient volontiers un chômeur de longue durée. Froid à travers la tablée. Qui voudrait d’un travailleur peu formé, mou sans doute, déjà âgé peut-être. Mais alors, si personne ne veut les engager, pourquoi s’étonner qu’ils restent chômeurs ? Et si, par populisme, il était décidé de leur couper leur allocation de chômage, que feraient-ils ? Du brigandage ? Les rangs des chômeurs sont pleins des victimes des discriminations multiples qu’on continue à tolérer (le tout étant de ne pas le dire ; le faire n’est pas un problème). N’est-il finalement pas heureux que ceux dont personne ne veut se contentent d’une misérable allocation de chômage, sans faire plus de vagues au lieu, par exemple, d’exiger avec force leur juste place dans notre société ?

Quand on parle chômage en Belgique, il faut mettre à part la Région bruxelloise, où il y a un vrai problème. Mais on sait que la population de cette Région est particulièrement victime des discriminations à l’embauche (notamment sur base de l’origine ethnique et/ou sociale)(2) ; le lien de cause à effet est évident. Les enfants et petits-enfants de ceux qu’on a fait venir par trains entiers pour faire les tâches que les Belges ne voulaient plus faire, sont discriminés aujourd’hui et forment une bonne partie de ces chômeurs que le bon peuple se plait à mépriser. Travail, pas travail, la constante est le mépris.

Autre grand point noir du chômage : les travailleurs de plus de 50 ans, qui forment la majorité des chômeurs. Là aussi la discrimination est évidente. Peu d’employeurs engagent un travailleur de plus de 50 ans. Pourquoi, alors qu’avec le recul de l’âge de la retraite, ces travailleurs ont encore 40% de leur carrière devant eux ?

Territoires zéro chômeurs

Inspiré par l’exemple français, le ministre de l’emploi veut introduire en Belgique les « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Une bonne initiative sans doute, mais moyennant un nouveau sous-statut pour les travailleurs (qui ne bénéficieront pas d’une grande partie des droits des autres travailleurs) … et moyennant subside pour les entreprises qui seront incitées à faire travailler à moindre coût.
En effet, comme d’autres politiques dites d’ »activation », le principe est de continuer à verser l’allocation de chômage à celui qui maintenant travaille (et coûtant d’autant moins à l’employeur, qui ne verse que la différence entre salaire et allocation de chômage).

La Flandre en pénurie ?

La Flandre, plus que le reste du pays, connaîtrait des difficultés de recrutement. Le chômage y aurait quasiment disparu. Pourtant il y a encore en Flandre plus de 110.000 demandeurs d’emploi indemnisés (et combien qui ont renoncé à demander un emploi ?), 12.000 travailleurs à temps partiel involontaire … et plus de 250.000 travailleurs en incapacité de longue durée (donc malades des conditions de travail et/ou de vie qu’on leur a imposé).
Le plein-emploi devrait être le paradis ? On ne veut certes pas de ce paradis-là.

Flexijobs

En octobre 2023, dans le cadre de la discussion du budget 2024, le gouvernement a décidé d’étendre le système des flexi-jobs à 12 (14 en fait) nouveaux secteurs. Principe du flexi-job : le travailleur qui a au moins un 4/5, peut travailler « en plus » chez un autre employeur. Sur ces heures « en plus », le travailleur ne paie ni sécurité sociale ni impôt (brut = net). Si la situation s’améliore un peu (le travailleur sera dorénavant payé au moins selon les barèmes sectoriels, l’employeur paiera un peu plus de cotisations de sécurité sociale), on reste clairement sur l’incitation à « travailler plus pour gagner plus ». Le travailleur restera dans un sous-statut parce qu’il ne bénéficiera pas des mêmes droits que les autres. Et l’employeur y gagne un incitant fiscal et plus de « flexibilité ». Donc exactement le contraire d’une réduction du temps de travail : plutôt que de mettre au travail ceux qui n’en ont pas, on incite tant les travailleurs que les employeurs à faire travailler plus ceux qui ont déjà un emploi.

Des employeurs toujours gagnants

Donc, lorsqu’il y a du chômage il faut subsidier les emplois, que les pouvoirs publics paient une grande partie du salaire pour inciter les employeurs à engager. Et lorsqu’il n’y a plus assez de chômage (au goût des employeurs), il faut … subsidier les emplois, pour inciter les travailleurs à en faire encore plus. Au final, c’est toujours l’Etat (et donc nos impôts) qui paie … pour nous faire travailler.

Une autre solution n’est pas si difficile à trouver

Il est utile, parfois, de retourner la question. Au lieu de « pourquoi les chômeurs ne prennent-ils pas les emplois proposés », on pourrait se demander « pourquoi les patrons ne les engagent-ils pas ? ». Pourquoi le processus d’engagement (et donc la possibilité de refuser un candidat) est-il laissé à l’employeur ? Déjà qu’ils sont autorisés à faire travailler d’autres personnes pour leur propre profit ; faut-il encore qu’ils puissent faire la fine bouche ? L’employeur pourrait signaler les métiers dont il a besoin, éventuellement poser quelques critères. Le FOREM vérifierait alors si les critères sont nécessaires et justifiés (et non excessifs), si la charge de travail n’est pas trop importante (auquel cas il augmentera le nombre d’engagés), fixerait la juste rémunération et engagerait parmi les chômeurs. L’employeur serait obligé de prendre ceux-là, ou personne.
Pourquoi le sacro-saint droit de propriété doit-il aller jusqu’au droit de sélectionner ses serviteurs et de rejeter les autres dans la misère ?

Le chômage, une bénédiction ?

Nos dirigeants rabâchent qu’il faut diminuer le chômage, augmenter le taux d’emploi pour préserver notre modèle social. Mais, pour augmenter ce taux d’emploi, leur seule recette est justement de … détricoter et détruire ce modèle social.(3)
On comprend surtout qu’on met les chômeurs et les malades au travail, on subventionne les emplois … pour doper les profits capitalistes et faire perdurer un modèle productiviste qu’il faudrait au contraire remettre en question au plus vite.
Si le chômage est un problème, c’est parce que les employeurs ayant le droit insensé de choisir leurs travailleurs, ils se permettent de discriminer, d’en rejeter certains (et donc de les exclure de la société), et d’exploiter au maximum d’autres. C’est le modèle de surconsommation appliqué au travail : les chômeurs sont les déchets, tout comme le gaspillage alimentaire va de pair avec l’agriculture productiviste.
Si le chômage est une bénédiction, c’est parce qu’il illustre l’impasse de notre modèle et en appelle d’urgence un autre.

Notes:

(1) Ce chiffre est faux. Il y avait, selon l’ONEM, fin du 2ème trimestre 2023, 60.735 chômeurs complets indemnisés en Wallonie et 101.869 pour la Région bruxelloise.

(2) Je peux témoigner que les bruxellois ne sont pas des fainéants. Nombre de jeunes travailleurs « allochtones », déboutés de l’emploi classique, travaillent pour des plateformes numériques dans des conditions épouvantables : sous la pluie, à tous vents, pendant de longues heures et pour une rémunération misérable. Parce qu’ils ne veulent pas rester à ne rien faire, ils deviennent les domestiques non déclarés de notre système.

(3) Willy Borsus veut sanctionner les chômeurs qui refusent un emploi | RTL Info , 4 septembre 2023


Source : Drapeau Rouge n°101 de novembre-décembre 2023

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Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.

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2 thoughts on

Des métiers en pénurie pour des chômeurs fainéants ?

  • Michel Regnier

    N’est-il pas opportun d’évoquer aussi le NAIRU – acronyme anglais de : Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment (taux de chômage n’accélérant pas l’inflation) – une des variables d’ajustement du management néolibéral, expliquant comment et pourquoi un taux de chômage trop élevé n’est guère positif, cependant qu’un taux de chômage trop bas peu s’avérer encore plus négatif pour les affidés du Capital ? Voir lien ci-dessous :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Taux_de_chômage_n'accélérant_pas_l'inflation
    Car il est indéniable que le chômeur et la chômeuse ont un important rôle à jouer, tous encensés qu’ils sont par les pouvoirs publics et les grands patrons (paresseux, profiteurs, parasites, peu motivés, incapables, inadaptés etc.) lorsqu’il s’agit d’assurer la docilité des travailleurs et de modérer leurs “exigences”… N’est-ce pas ?

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