Quelles sont les causes profondes de la guerre au Kivu, dans l'Est de la République démocratique du Congo? Nous avons évoqué précédemment le rôle de l’État rwandais, mais qu'en est-il de l'Union européenne et des multinationales? Nous avons interrogé David Maenda Kithoko, cofondateur et président de Génération Lumière, une association écologiste et de solidarité internationale qui agit en France et dans la région des Grands Lacs en Afrique de l'Est.
Qui sont les responsables de cette guerre au Kivu ?
Il faut qu’on les caractérise, on voit le plus les responsables qui vont prendre les armes pour tuer, massacrer, par balles ou par machettes et par viols à la chaîne. Ces gens-là ne sont que des sous-traitants. Et au-dessus d’eux c’est le marché. Quand on regarde cette 2ème guerre congolaise qui dure depuis 1997 jusqu’à aujourd’hui, on voit clairement que les bandes armées sont stationnées là où sont situés les minerais nécessaires à la fabrication d’outils électroniques ou dans des régions très proches.
Quand on fait une cartographie de ces ressources, le coltan va partir du Congo via le Rwanda dans des réseaux assez flous et transiter du Rwanda vers l’extérieur. Il y a aussi l’or et d’autres minerais qui passent par le Rwanda. Kagamé lui-même, dans une réunion avec ses ministres, a déclaré : « Je ne sais pas pourquoi la communauté internationale se plaint de moi alors que je ne fais que faire transiter des produits ? Pourquoi ne se plaignent- ils pas de Dubaï et d’autres pays du monde ? ». Il avoue sa culpabilité en confirmant « je ne suis pas le seul ». Sauf que c’est lui qui est le premier sur cette route, si l’on devait suivre certains minerais. Ils partent ensuite vers des pays où ils peuvent être traités. Ce n’est pas un réseau de petits bandits rwandais qui se seraient mis d’accord avec quelques bandits congolais. C’est un réseau institutionnalisé par le gouvernement rwandais dont le M23 est l’émanation. Ce M23 est la preuve vivante de cette emprise du Rwanda sur les minerais dits stratégiques et les minerais sur le sol congolais. Pour y avoir accès, le Rwanda y mène une guerre depuis 30 ans. Si le Rwanda continue en toute impunité c’est parce qu’il y a une demande de ces ressources minières de plus en plus croissante, voire exponentielle. Tant qu’on ne questionne pas cette demande, cette surconsommation, je crains que cette situation continue. Non parce que le Congo serait en incapacité de gérer, mais parce qu’on le maintient sous asphyxie en lui menant une guerre permanente. Comment un État peut-il s’organiser alors que depuis qu’il existe en tant que tel ne cessent d’alterner des périodes de conflits ?
Quand vous désignez le marché, c’est par exemple celui que veut l’Union européenne ? Dans une tribune, vous pointiez le rôle de l’UE avec sa stratégie numérique.
Absolument, je dis « le marché » pour pointer les acteurs économiques qui sont facilités par des acteurs politiques dont la Commission européenne : elle a signé des accords avec le gouvernement rwandais pour l’acheminement durable de minéraux stratégiques.
Ce qui se produit à Goma, la Commission européenne en est co-responsable, cet accord signé alors qu’il était toujours à l’état de protocole pouvait encore être dénoncé.
Nous avons fait une marche jusqu’au Parlement européen, certains députés ont écrit des lettres pour dénoncer cet accord : ils n’ont jamais eu de retour de la Commission.
Des questions ont été posées publiquement au nouveau commissaire qui a nié ou plutôt minoré l’ampleur de la situation alors que la même année, les Nations unies sortaient un rapport accablant qui dénonçait l’installation de l’armée rwandaise. Entre 3000 et 4000 Rwandais sont installés dans le Nord Kivu afin d’appuyer le M23. Des rapports affirmaient bien avant ces derniers jours que le Rwanda ne se limitait pas à de l’appui. En réalité, le commandement militaire du M23 provient du Rwanda ainsi que son financement et l’appui logistique.
Non seulement l’Union européenne est co-responsable de cette situation, à savoir l’invasion d’un État par un autre, mais il est également possible que les armes qui se trouvent dans les mains du M23 soient des armes financées par l’UE, ce qui est encore plus condamnable, car ces armes-là ont potentiellement été utilisées pour commettre des crimes de guerre. Rappelons aussi que le M23 a tué des membres des forces de la paix des Nations unies au Congo.
Là, il y a un parallèle avec Israël et la complicité d’autres États qui peuvent également être incriminés…
Absolument, et je l’assume, il va falloir que la Commission européenne réponde à ces questions parce qu’elle était au courant par le biais de multiples actions menées par la société civile et par de nombreuses lettres et questions posées par des députés. Elle s’est tue, elle a persisté dans cet accord macabre dont on voit les résultats sur le terrain aujourd’hui.
Le fait que l’Union européenne n’ait pas suspendu cet accord a peut-être même donné des ailes à un régime sanguinaire au Rwanda qui a dû se dire « nous sommes couverts » ! Si l’UE avait arrêté ça, le Rwanda aurait été contraint de réaliser que la communauté internationale observe et désapprouve un certain nombre d’accords signés.
Il faut le répéter, tout cela a été rendu possible par l’Union européenne qui finance l’armée rwandaise, maintient des intérêts capitalistes dans d’autres coins de l’Afrique et n’est là que pour satisfaire son besoin supposé de « transition écologique » basé sur l’extraction minière. Pour assurer l’approvisionnement des minerais, on ferme les yeux sur les crimes contre l’humanité dont le régime de Kigali se rend chaque jour coupable.
En effet c’est connu depuis des années, il y a plusieurs films qui dénoncent ces minerais du sang. Par rapport aux multinationales, est ce qu’il y en a des plus responsables que d’autres ? (1)
Il n’y a aujourd’hui aucune multinationale condamnée ou incriminée comme responsable de cette situation. La traçabilité est floue, pour être plus précis, elle est rendue floue. Car si c’est clair et transparent on peut mettre des normes. Les multinationales n’ont aucune crainte que ce soit normé, ce qui augmenterait les coûts. Il s’agit pour elles de donner quelques millions pour corrompre certains et faire la guerre et faire-faire la guerre à leur place. C’est moins cher que de faire face à un État fort qui exigerait des expertises avant d’ouvrir une mine, demanderait de payer des taxes, etc.
Dans une interview pour Reporterre vous revendiquez l’écologie décoloniale. Quand on a vécu en Afrique centrale mais aussi aux Comores, les constats sont implacables, mais comment expliquer ces analyses à des personnes qui n’ont pas vécu de situations croisées de désastres écologiques et de colonialisme ?
C’est assez complexe mais je leur parle des outils qu’ils ont chaque jour dans leur quotidien : de quoi est composé le smartphone, l’ordinateur, le nombre de métaux nécessaires. On explique ensuite les dégâts que leur production entraîne mais je ne les laisse jamais dans un sentiment de culpabilité car poser la question sans-cesse du consommateur, ce n’est pas correct. Je réponds souvent en leur disant que le client est soumis à des manipulations, du marketing. Énormément d’argent est utilisé pour qu’on se retrouve à consommer des choses sans s’en rendre compte, à être boulimique d’appareils dont on ne peut ensuite absolument plus se passer.
Dans votre smartphone, vous trouvez quelques grammes de coltan et d’autres minerais. Pour extraire ce coltan, il a fallu tuer des gens, détruire la forêt et je leur explique l’importance de cette forêt. La force que je retrouve dans l’écologie décoloniale, différente de l’écologie que j’appelle abstraite, c’est que ça parle de la vie des gens, du sens, de l’empoisonnement des terres, de la nourriture, ça parle du monde au quotidien. Ce n’est pas quelque chose d’abstrait qui n’appartiendrait qu’à ceux qui ont la capacité de pouvoir analyser le CO2 dans l’air.
Ensuite, quand on amène cette réflexion, c’est un appel pour une manière d’habiter la terre différemment, c’est un horizon avec beaucoup d’analyse critique de ce qui existe aujourd’hui. On peut changer par un certain nombre d’actions politiques et quitter ce sentiment de fatalité que l’on peut ressentir quand tout semble tellement éloigné de nous. Les personnes d’origine africaine, ça leur parle parce que ça évoque des expériences qu’elles connaissent, des expériences de vie, de territoires, peut être fantasmés mais dont on leur parle souvent. Et plus globalement la manière dont je leur explique les choses est vraiment une écologie qui réclame justice et les gens sont sensibles à la question de la justice.
Dans la marche qu’on a faite cet été, on nous avait dit que l’est de la France nous serait une terre hostile par rapport à nos revendications. On est passé de communes en communes et nous avons été agréablement surpris par l’accueil car on mettait en avant cette question de justice et cet horizon d’habiter la terre autrement.
Pouvez-vous expliquer davantage le sens de cette marche et les pistes d’actions politiques que vous proposez dans l’association ?
L’objectif de cette marche était de sensibiliser avec comme mot d’ordre d’éviter que l’on revienne à la situation de 2001 où la guerre était beaucoup plus intense et touchait d’autres régions. La dissolution de l’assemblée par Macron l’été passé ne nous a pas aidés car ça occupait beaucoup l’esprit des citoyennes et citoyens. L’objectif était d’arriver au Parlement européen avec une proposition de résolution et pousser les parlementaires à se positionner. On s’y est pris de manière accessible et simple.
On a parlé de la question de la réparation des outils : ça paraissait un peu anodin, mais à travers ce sujet, on venait questionner cette société qui consomme sans arrêt, change de smartphone à chaque saison. Et les multinationales vivent de ce renouvellement illimité de matériel. On parlait de la réparation des outils en disant qu’il faudrait créer un nouveau droit en Europe et l’idée est vraiment de ne pas être dans une forme d’opposition avec les populations mais de faire alliance avec elles en disant « nous appelons à un nouveau droit, le droit à la réparation ». Avec cette approche, vous questionnez le modèle de ces multinationales qui nous font la guerre personnellement depuis que j’existe. Je suis né dans cette guerre et aujourd’hui, j’ai bientôt 30 ans.
Plus vous allongez les durées de vie de ces outils, moins vous en consommez et moins ces entreprises vont en fabriquer. Imaginons des jeunes au collège, ils sont peut-être 4 millions en France. Si ces 4 millions d’individus arrêtent d’acheter un smartphone tous les deux ans, gardent leur appareil du collège jusqu’à l’université et au Master parce qu’ils peuvent le réparer, parce que la réparabilité est imposée aux fabricants, ça vient questionner le modèle d’affaires. Cela fait moins d’argent à la corruption et moins de pression sur l’environnement.
Dans l’association, on a aussi amené l’idée de création d’espaces de réappropriations, de socialisation, pour que les gens se rencontrent. C’est difficile de réparer, qu’est-ce qui se trouve dans la carte mère, il y a de l’or, du coltan, d’où ça vient, pour extraire de l’or qu’est-ce qu’il faut ? 1 gramme d’or nécessite 2 tonnes de roche à creuser ! Cela sensibilise les gens et ils comprennent tout de suite les liens qu’ils ont avec les Congolais qui sont en train de souffrir le martyre dans la guerre et dont le territoire est décimé pour extraire des ressources, ça c’est un point.
L’autre point, c’était de questionner la transition écologique telle qu’elle est désignée par l’UE.
Il faut démonter et visibiliser cet alibi qu’est la transition écologique ! Quelle serait cette transition, en tous cas cette manière de protéger la terre, qui consiste à creuser de plus en plus de trous et y jeter des produits toxiques ?
C’est paradoxal ! Cela revient à reproduire ce que faisaient les colons : on finançait au Congo des officiers qui étaient chargés de mater toute résistance pour extraire du caoutchouc. C’est pareil pour les mines de cuivre et autres. Et comme ces nations-là ne sont plus directement sur le territoire, alors on finance des officiers coloniaux d’un nouveau genre, qui sont des bases armées des États voisins possédant eux-mêmes une armée capable de dompter la population, d’expulser les habitants de leur territoire pour extraire de manière plus paisible. Quand la population est dans un état de soumission au point qu’elle n’oppose même pas une once de résistance – je le dis parce que je viens de Goma – C’est parce que tout le monde sait que le M23 est une machine à tuer, les gens ne vont pas sortir manifester en connaissance de cause !
Le numérique devient le cœur de la catastrophe écologique disait M Amiech. Cela s’explique aussi par le lobbying des multinationales du numérique qui veulent informatiser tous les domaines de la vie.
Oui, c’est pour ça que souvent je pointe du doigt l’hypocrisie sémantique : on va parler de dématérialisation, c’est un langage très courant dans le service public, mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?
Tout est fait pour oublier la matérialité et par conséquent le sang de millions de Congolais disparaît par cet univers fantasmé qui serait très propre, virtuel, sans conséquences matérielles palpables. Pourtant si ! Au Congo, on sait ce que sont les conséquences concrètes, matérielles, du numérique : c’est 30 ans de guerre, entre 6 et 10 millions de morts et 10 millions de morts, ça fait 10% de la population congolaise. Voilà ce qu’ils cachent derrière cette histoire de matérialité, des hectares et des hectares de forêt du poumon de la terre en train d’être détruits au nom de l’industrie numérique et électronique.
Il faut combattre à tout prix l’interprétation ethnique de ces conflits, cette interprétation-là arrange Kagamé mais aussi les multinationales puisqu’on ne parle pas de leur responsabilité : on va parler de 450 groupes ethniques qui seraient en train de s’entre-tuer parce qu’ils ne s’aiment pas. C’est aussi absurde que ça mais c’est un narratif qui est souvent repris dans les médias et dont on a du mal à se défaire parce qu’il y a du colonialisme dans le regard des médias.
Le traitement des médias est-il correct ?
Sincèrement, il y a un regard raciste ! C’est le cas de beaucoup de médias en ce qui concerne les conflits en Afrique et particulièrement à propos du Congo. Il suffit de deux trois petites recherches pour se rendre compte que c’est aberrant de parler de guerre ethnique mais la plupart des médias ne se lassent pas de mettre ça en avant continuellement. Selon ce qu’ils montrent, vous n’avez qu’un adversaire classique connu : des Noirs, des Africains sauvages qui s’entretuent. Je pense que même pour des médias dits progressistes, ce racisme-là est intériorisé.
Comme s’agissant d’Israël et la Palestine ?
Tout à fait, on ne va jamais parler des questions d’autodétermination des peuples. Mon indignation est forte, j’essaye d’organiser, avec d’autres, des fronts diplomatiques, sensibiliser et questionner et en même temps on doit se battre encore contre un narratif qui nous rabaisse aux arguments du primitif ! Dans une interview, quelqu’un m’a demandé si la situation s’expliquait par la culpabilité de la communauté internationale de ne pas être intervenue au Rwanda. Peut-être qu’il y a de ça, mais pourquoi ne pas m’interroger sur le fait que l’UE a signé des accords avec le Rwanda pour protéger les intérêts des multinationales et garantir l’envoi des minerais de manière durable ?
Ce n’est pas un hasard que ces conflits restent pendant trente ans au même endroit. Et pendant ces trente ans, il y a de plus en plus de demandes sur ces minerais. Et parallèlement, dans le budget national du Rwanda, plus d’un milliard de dollars provient des activités minières, soit un quart du budget du pays. Le Rwanda était le premier exportateur de coltan alors qu’on sait très bien qu’il n’en possède pas ou très peu et qu’il ne peut pas être exporté au niveau international. En 2004, le Congo a dû acheter des minerais au Rwanda. Quand on fouille un peu dans le budget congolais, on trouve qu’en 2004 c’est entre 240 et 400 millions d’achat de minerais au Rwanda. Cette question, elle est économique : il faut un embargo sur tous les minerais estampillés Made in Rwanda.
(1) parmi les films consacrés à ce sujet : https://bdper.plandetudes.ch/uploads/ressources/3467/DP_Sang_portables.pdf
https://www.ccu.be/projects/caoutchouc-rouge-rouge-coltan/
Source : investig’action