À la suite de la publication dans son journal d’un dossier intitulé « Les dérives de l’antiracisme », Naceuriddine Elafrite, en sa qualité de directeur de la rédaction du Courrier de l’Atlas, appelait de ses vœux une mise au point et s’engageait à publier « tout argumentaire contre [ce] dossier et tout droit de réponse. » On comprend l’embarras de la rédaction : le dossier en question ne donnait à voir qu’une énumération d’associations, personnalités, mouvements et forces politiques qui ne mériteraient, selon les journalistes, que la condamnation générale (et, aux dires du directeur de publication, une bonne dose d’autocritique). Le dossier réalisait ainsi une double opération : d’une part identifier une ligne politique au travers d’un spectre d’opinions très variées pour mieux les disqualifier en bloc, et d’autre part, désigner ce « bloc » sous la qualification générale de « dérive de l’antiracisme ». Cette désignation permettait de discréditer non seulement les personnes et les mouvements attaqués, mais aussi l’ambition même de lutte contre le racisme, et d’accréditer les nouvelles croisades contre le « communautarisme » ou le « relativisme » qui se seraient infiltrés dans la lutte contre les discriminations.
Étant moi-même, en tant que porte-parole du Parti des indigènes de la république, prise à partie de manière répétée par ce dossier, je me permets de répondre à l’invitation de Naceuriddine Elafrite en exerçant mon droit de réponse.
Voilà bientôt 7 ans qu’existe l’organisation à laquelle j’appartiens. Cette existence, c’est aussi le fruit d’un travail militant qui s’évertue à mobiliser tout un champ de la population qui, précisément, a longtemps été exclu de la vie politique : les descendants de colonisés. Cette existence s’est également construite au prix d’une diabolisation et d’une invisibilisation systématiques. Dès lors écrire, comme le fait Hanane Harrath, que j’ai « été invitée près de vingt fois dans l’émission Ce soir (ou jamais !) », c’est plus qu’une erreur factuelle (depuis mon entrée en politique, j’ai été invitée sur ce plateau pas plus de dix fois), c’est falsifier la réalité pour mieux passer sous silence l’omniprésence médiatique de toutes les figures qui s’attaquent de front aux mouvements antiracistes : Alain Finkielkraut ou encore Caroline Fourest. Dans ce même article, il est dit que, ayant fait usage du mot « Souchien », j’aurais reçu « quelques plaintes ». Il n’y a pas eu plusieurs plaintes mais une seule, et il aurait peut-être été professionnel de dire qu’ elle émanait d’une association pour laquelle Le Pen passe pour un affreux gauchiste : l’AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne). Ce que j’ai par contre obtenu, c’est un large soutien à l’occasion d’une pétition intitulée « Solidarité avec Houria Bouteldja : une accusation qui nous insulte tous [1] ».
Enfin, s’attaquer de manière si malveillante à l’Appel qui a initié notre dynamique, c’est jeter l’opprobre sur ces sept années de lutte contre les lois d’exception (que ce soit celle dite « contre le voile à l’école » ou celle dite « antiburqa »), sept années de soutien aux mouvements de résistance à l’impérialisme, sept années de mobilisation contre le traitement inégalitaire dont sont victimes les habitants des quartiers populaires – de l’usage de l’état d’urgence pendant les révoltes de 2005 jusqu’aux dénonciations anonymes rémunérées accablant les habitants de Villiers-le-Bel) ; c’est fouler au pied sept années de contribution active à la construction d’une autonomie politique à même de peser dans les rapports de force et de contrer l’offensive raciste.
En tant que signataire de l’Appel des indigènes de la république et porte-parole du Mouvement des indigènes de la république (devenu le Parti des indigènes de la république), il me faut rectifier les lectures biaisées qu’en offre Le Courrier de l’Atlas.
En premier lieu, alors qu’il est question de « ces intellectuels qui déraillent », Yann Barte, auteur de l’article, prétend que « ce texte caricatural affirmait que les Français issus de l’immigration vivaient une situation semblable à celle des indigènes des colonies ». L’appel est pourtant clair et bien différent de ce que Y.B. en retient : « Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans s’y réduire, la politique coloniale. » De même, Barte prétend que nous aurions ainsi déclaré une guerre « contre la laïcité et le féminisme qui y étaient décrits comme une "gangrène". » Il faut noter que « gangrène » apparaît deux fois dans l’appel. Une fois dans l’expression « la gangrène coloniale s’empare des esprits », puis sous cette forme, « [cette offensive réactionnaire] est parvenue à imposer sa rhétorique au sein même des forces progressistes, comme une gangrène. » L’auteur de l’article instrumentalise notre Appel et s’autorise à dire que nous comparions la laïcité et le féminisme à une gangrène dans la mesure où nous disions effectivement que ladite offensive réactionnaire était « frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté et du féminisme ».
L’analyse que les indigènes de la république et moi-même avons portée depuis le lancement de l’Appel, c’est que l’on ne saurait comprendre le racisme sans l’envisager comme un système d’idées et de pratiques forgées sous la colonisation et l’esclavage. Le racisme a-t-il disparu avec la colonisation et l’esclavage ? La réponse va de soi : si le racisme a survécu aux indépendances et aux abolitions, il est dès lors évident que le traitement des populations issues de la colonisation prolonge la politique coloniale. Il se trouve aussi que cette survivance – le racisme contemporain – face aux luttes des anciens colonisés ou des populations issues de la colonisation, a dû se régénérer en éliminant les « sales Arabes », « bicots » et autres « bougnoules » de ses formules dédiées, pour les remplacer par « voileurs de femmes », « barbus » et autres « polygames » sévissant dans « les territoires perdus de la république ».
Notre appel se contentait de relever ce dévoiement des discours laïcs et antisexistes dans l’actuelle offensive raciste.
Dans cette perspective, le Blanc n’est pas « génétiquement » oppresseur. Une telle affirmation ne correspond en rien à tout ce que nous avons pu écrire ou dire. À l’inverse de l’idée que voudrait nous attribuer Le Courrier de l’Atlas, il est question pour nous d’employer le terme « Blancs » qu’en vertu du privilège que leur procure le traitement des populations issues de la colonisation qui, elles, sont identifiées comme non-blanches : ne pas être discriminés à l’embauche comme à l’avancement, au logement comme dans l’accès aux instances politiques ou médiatiques, face à la police comme face à la justice, voilà des critères sociaux qui délimitent les Blancs comme une catégorie qui bénéficie du racisme par opposition à celles et ceux qui en sont les victimes.
Aussi, nous nous inscrivons en faux contre l’accusation de « différentialisme », portée aussi bien contre les indigènes de la république que contre Dominique Wolton ou d’autres associations et individus mis dans la catégorie de l’antiracisme par Le Courrier. Nous serions différencialistes si nous considérions que des différences de nature existaient entre les Blancs et les non-Blancs. Or ce n’est pas le cas : il existe une différence de traitement qui produit une inégalité entre des groupes sociaux. C’est exactement ce qu’entendait Wolton lorsque, pour défendre mon emploi du terme « souchien », il disait : « Ça permet de voir qu’il n’y a pas une catégorie de Français quelles que soient ses origines ».
Considérer qu’on est soi-même victime d’une oppression, qu’on est victime d’un système raciste, que ce système avantage un groupe d’individus contre un autre, ce n’est en rien essentialiser ces groupes, c’est faire le premier pas pour entrer en lutte contre un tel traitement d’exception. Yann Barte accuse pourtant l’antiracisme tel qu’il peut être défendu par les indigènes de la république de constituer un « enfermement » dans la position de « victime ». Il faudrait rappeler que « l’enfermement » est d’abord le fruit de l’oppression, des quartiers de mise au ban jusqu’à nos propres corps, qui sont perçus par la société blanche comme des corps d’exception (Barkat). « Le Noir est enfermé dans son corps », disait Fanon, « le Noir est enfermé dans sa noirceur ». Si seule la lutte peut nous libérer de l’enfermement de la « noirceur », alors il faudra commencer par nous dire victimes et à désigner le groupe qui nous opprime.
Enfin, comble de la diffamation, l’article en question laisse clairement entendre que le Parti des indigènes de la république compterait parmi les mouvements traversés par une « obsession du complot juif-sioniste ». Cette accusation est extrêmement grave. Elle constitue elle-même une dérive qui assimile soutien aux mouvements de résistance – à l’occupation, à la colonisation et aux projets impérialistes – à de l’antisémitisme. Ce raccourci a déjà été largement dénoncé [2].
Ce que donne à voir, un peu malgré lui, ce dossier fallacieux du Courrier de l’Atlas, c’est bien une recomposition du mouvement antiraciste. Dans les années 1980, on a clairement vu se mettre en œuvre une confiscation de la lutte antiraciste, dépossédant les premiers concernés (qui était le sujet agissant du fameux slogan « Touche pas à mon pote » ?) et institutionnalisant des instruments de la lutte, ingérés jusqu’au sein des partis au pouvoir : il s’agissait de désarmer une génération qui reprenait, au cœur de la métropole, le flambeau des luttes de libération que leurs parents avaient pu mener sous le joug colonial. Cette incorporation sournoise de nos luttes dans l’appareil d’État est toujours en cours : pour preuve, la constitution de Ni putes ni soumises, ses financements, son rôle idéologique et son accaparement de l’espace médiatique [3]. Mais ce qui se fait jour parallèlement, et cela selon la démonstration même de ce dossier inique, c’est une nouvelle ligne de démarcation entre les fruits de l’incorporation étatique et des critiques – sous des registres divers – de la stratégie d’intégration. Le spectre mis au pilori par Le Courrier de l’Atlas se compose de chercheurs, de figures intellectuelles, d’associations comme de partis, etc. Ces composantes s’égrainent sur différents front (le mouvement de solidarité à la Palestine, les violences policières ou encore un travail de mémoire), créent des alliances avec d’autres luttes spécifiques (les groupes féministes, par exemple), ont des niveaux d’institutionnalisation divers et se déploient sur un arc de forces aussi divers et varié que celui que peuvent offrir les organisations qui s’inscrivent dans la course électorale. Cette recomposition est le signe d’un raffermissement du mouvement antiraciste, d’une plus large mobilisation et d’une nouvelle vitalité, dont Le Courrier de l’Atlas ne semble pas se féliciter – bien au contraire, c’est ce sursaut possible qu’il s’attache à disqualifier, en n’hésitant pas à en intimider les acteurs et à diffamer les représentants des mouvements concernés.
Houria Bouteldja Porte-parole du PIR (Parti des Indigènes de la République)
[1] http://www.politis.fr/Solidarite-avec-Houria-Bouteldja,15421.html
[2] Collectif, Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française ?, La Découverte, 2003 ou encore Alain Badiou et Eric Hazan, L’antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, La fabrique éditions, 2011.
[3] http://www.mouvements.info/Ni-Putes-Ni-Soumises-un-appareil.html
Source: Les Indigènes de la république