Quel bilan pour les 16 ans de pouvoir de Joseph Kabila à la tête de la République démocratique du Congo ? Où en est la gauche dans ce pays si riche et si pauvre en même temps? Le nouveau calendrier électoral déjà contesté peut-il être respecté ? Quel rôle jouent les Etats-Unis et l’Union européenne en coulisse ? Dans cette interview, Tony Busselen* qui suit de près les évènements en RDC apporte des réponses éclairées à ces interrogations et à bien d’autres. (Entretien réalisé le 29 décembre 2017)
Quelle est la situation actuelle en RDC et que peut-on attendre pour l’année 2018?
Ces dernières années ont été tumultueuses en RDC. La vie politique tournait autour des élections postposées et l’on accuse le président Kabila de s’accrocher au pouvoir. En 2016, presque tous les observateurs lançaient des prédictions alarmantes. La jeunesse congolaise était en colère et se trouvait sur le point de chasser Kabila. L’année 2017 a été dominée par les discussions autour de l’application du fameux Accord de la Saint-Sylvestre et sur la question de savoir si, en cas de transition, elle se fera avec ou sans Kabila.
Il est très difficile de prévoir comment la situation évoluera au Congo. Actuellement, le pays vit en permanence dans l’attente d’un évènement qui pourrait faire basculer la situation dans des sens totalement opposés. La semaine passée, la loi électorale a été promulguée ainsi que le budget. Autant d’évènements qui rendent le processus électoral actuel plus probable. Le dimanche 31 décembre, à l’appel du Comité laïc de coordination, une grande manifestation a été organisée à Kinshasa pour demander une renégociation du calendrier électoral. L’opposition radicale, mais aussi le parti de Vital Kamerhe, se sont joints à cet appel. Kamerhe est à califourchon entre l’opposition qui a accepté l’exécution de l’Accord de 31 décembre 2016 l’opposition radicale. Constituée de Moïse Katumbi, Felix Tshisekedi et le G7, cette dernière accuse Kabila d’avoir trahi le même Accord.
En analysant l’évolution des événements, on constate deux grandes tendances :
Primo, l’opposition radicale formée d’abord en décembre 2015 à l’île de Gorée et ensuite en juin 2016 à Genval en Belgique, a perdu nombre de membres et beaucoup de sa crédibilité. Un mois après la signature de l’Accord de la Saint-Sylvestre, Etienne Tshisekedi, figure de proue de ce groupe est décédé. En avril 2016, une partie importante de cette opposition radicale a signé un arrangement particulier pour la mise en œuvre de l’Accord du 31 décembre. C’est d’ailleurs cet arrangement qui forme la base du gouvernement actuel.
Le noyau dur de l’opposition radicale se concentre autour de Moïse Katumbi, l’ancien gouverneur richissime du Katanga, de Felix Tshisekedi, le fils de l’autre et de Pierre Lumbi du G7 (groupe des sept partis qui avaient quitté la Majorité présidentielle en septembre 2015). Quand on regarde bien, ce va-et-vient dans l’opposition s’est déroulé en deux années et demie. En outre, les négociations et les disputes autour de l’exécution de l’Accord de la Saint Sylvestre donnent l’impression que l’opposition radicale est plus intéressée par les postes que par les élections. Certains commentateurs disent que beaucoup d’opposants n’ont pas des moyens financiers pour constituer leurs dossiers de candidature et battre campagne. Ce serait la raison pour laquelle ils veulent une nouvelle transition qui leur permettra d’avoir des postes ministériels et ensuite se faire de l’argent pour battre campagne.
Tout cela ne donne pas beaucoup de crédibilité aux hommes politiques et on peut dire que la population est déçue de la classe politique en général, y compris l’opposition. Même l’Eglise catholique, qui s’est mise dès le début, bien que d’une façon hésitante du côté de l’opposition, lance des appels à l’action appuyés par l’opposition radicale. Mais elle semble en même temps fort divisée.
Secundo : Il y a plusieurs étapes précises dans la préparation des élections qui se sont concrétisées ou sont en train de l’être. La clôture de l’enrôlement des électeurs est prévue pour mi-janvier. Le calendrier électoral a été publié, prévoyant les dates des différentes élections. La présidentielle est prévue pour le 23 décembre 2018.
A moins d’un revirement spectaculaire, tout indique que l’opposition radicale risque de se trouver devant un choix difficile : participer aux élections sans avoir une garantie de pouvoir les gagner ou appeler au boycott avec le risque de se retrouver marginalisée pour quelques années, comme cela a été le cas de l’UDPS après son boycott des élections en 2006. Mais, comme je disais au début, il est très difficile de prévoir le futur au Congo.
Quel rôle jouent les Etats-Unis et l’Union européenne sur la scène congolaise?
La soi-disant communauté internationale, c’est-à-dire les Etats-Unis d’Amérique et l’Union européenne veulent en finir avec Kabila depuis dix ans. Mais ils hésitent entre deux positions. D’une part, ils sont tentés de lâcher l’opposition radicale, qu’ils ont appuyée et encouragée depuis l’île de Gorée, et de composer avec le processus électoral afin d’essayer de l’influencer au maximum. D’autre part, ils pourraient continuer avec la politique de rupture et de sanctions envers le gouvernement congolais.
Fin octobre dernier, Nikki Haley, ambassadrice américaine auprès du Conseil de sécurité de l’ONU était en visite en RDC. Elle a dit clairement à l’opposition radicale qu’une transition sans Kabila n’était pas réaliste. Ensuite lors de son discours à l’ouverture de l’ambassade belge, Reynders a dit, je cite : « Il ne nous appartient pas de faire des choix au Congo. Nous ne soutenons aucun mouvement politique en République démocratique du Congo. Ou, plutôt, nous les soutenons tous. » C’est assez paternaliste mais c’est surtout un pas en arrière car, début avril 2016, le même Reynders avait désapprouvé le choix de Bruno Tshibala comme Premier ministre. A ses yeux, la nomination de M. Tshibala était une violation de l’esprit de l’Accord de la Saint Sylvestre. Ce qui est clairement une prise de position en faveur de l’opposition radicale. D’ailleurs on peut prendre toutes les déclarations de M. Reynders ou de l’Union européenne de ces dernières années. On y trouvera à chaque fois des condamnations et des critiques envers le gouvernement congolais. Mais jamais la moindre critique de l’opposition. Donc, il y a là un léger recul implicite de position.
Depuis quelques temps, l’ingérence extérieure des Occidentaux dans la vie politique congolaise reste définie en fonction de l’évolution des rapports de forces à l’intérieur et pas l’inverse. C’est le prolongement des circonstances dans lesquelles l’Accord de la Saint-Sylvestre a été négocié et signé. C’est-à-dire entre Congolais, sans la présence directe de diplomates ou d’accompagnateurs étasuniens et européens.
Cela peut changer, c’est-à-dire que les Etats-Unis et/ou l’Union européenne peuvent de nouveau opter pour une intervention musclée, par exemple en cas de morts lors des manifestations. En effet, le ministre belge pour la coopération, Alexander De Croo a suggéré dans une interview en septembre qu’il fallait que la communauté internationale prenne les choses en main (en néerlandais il disait « de boelovernemen »). Mais il avouait en même temps que la Belgique se trouvait bien seule quand elle plaidait dans les cénacles de l’Union européenne et ailleurs pour une action plus dure contre Kabila.
Des revirements soudains sont donc toujours possibles aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la RDC. Mais on peut dire que la probabilité d’organiser les élections augmente progressivement.
L’arrivée de Trump au pouvoir a-t-il changé quelque chose dans les relations entre les USA et la RDC?
Je ne le crois pas. L’élection de Trump est le résultat d’une crise profonde dans laquelle se trouve la bourgeoisie étasunienne. Depuis les années 1970, les Etats-Unis visaient le contrôle de ce qu’ils appellent l’Eurasie, le plus grand continent qui n’est pas séparé par l’eau. Avec la chute de l’Union soviétique en 1991, ils avaient pensé avoir gagné. C’est Kissinger lui-même qui disait en 1999, je cite : « Ce qu’on appelle globalisation est en réalité un autre nom pour désigner le rôle dominant des Etats-Unis ».
Or les peuples ont continué à résister à cette domination. Et avec l’évolution des pays émergents et la formation des BRICS, les choses se déroulent depuis une dizaine d’années dans le sens opposé. Poutine s’est rallié à la Chine et l’Eurasie échappe de plus en plus au contrôle des Etats-Unis. La toute-puissance de ceux-ci devient de moins en moins évidente. On peut dire que la guerre de Libye en 2011 a été la dernière d’une longue série d’interventions et d’ingérence depuis la chute du mur de Berlin où les Occidentaux avaient facilement la supériorité.Sans leur domination, les Etats-Unis se trouveront seuls devant une dette colossale et une colère grandissante dans leur pays. Mettre fin à ce déclin est donc une question de vie ou de mort pour la grande bourgeoisie étasunienne.
A la recherche d’une réplique à cette situation, la tension monte au sein de cette bourgeoisie. Mais dans le fond, la différence entre Trump et Obama/Clinton est à chercher au niveau du style et d’approche plutôt que sur le fond. Concernant le but stratégique qui est le maintien de la domination mondiale, il n’y a pas de discussion. Trump est surtout plus imprévisible qu’Obama. Il dit une chose et fait son contraire. Il a dit qu’il s’opposait aux guerres ; mais il a augmenté le budget de défense de 10%, un record dans l’histoire de l’humanité. Un jour, il dit qu’il veut parler avec le président de la Corée du Nord et le lendemain, il le menace d’un feu et d’une violence inouïe. En outre, Trump n’hésite pas à employer la démagogie d’extrême droite, le racisme et l’obscurantisme. Bref, le monde devient plus dangereux.
Ce que cela signifie pour la RDC, on l’a vu lors de la visite de Nikki Haley fin octobre. Tout le monde s’attendait à ce que Haley mette en place un ultimatum dur en accord avec l’attitude agressive anti-Kabila des Etats-Unis. Contre toute attente, après avoir caressé quelques têtes d’enfants, Mme Haley constatait que « chaque jour que les élections sont reportées est égal au viol d’une femme et au recrutement d’un enfant dans un groupe armé ». Mais surtout, Haley rejeta la demande d’une transition sans Kabila, à la grande déception de l’opposition radicale.
Herman Cohen, autorité américaine en matière de Congo, expliquait cette position : « Il aurait été ridicule et contreproductif pour l’ambassadeur Haley de déclarer: ‘’Kabila doit partir au plus tard le 31 décembre 2017’’. Les Etats-Unis auraient perdu toute capacité d’influencer le régime de Kabila. En outre, les États-Unis auraient perdu toute capacité de protéger leurs intérêts politiques et économiques en RDC ».
Et l’expert proche du gouvernement étasunien, Jason Stearns, a expliqué à sur les ondes de RFI ce qui suit: « J’ai parlé avec un diplomate occidental de haut niveau récemment. Il m’a dit : même si on a une alternance au sommet de l’Etat, le président Kabila a un successeur qu’il nomme lui-même, et s’il truque les élections en sa faveur, ça pour nous, c’est du succès !».
Autrement dit, les pragmatiques étasuniens ont fait leur compte. Tous leurs ultimatums, leurs sanctions et leur soutien à l’opposition radicale qui devait chasser Kabila à travers la rue n’ont pas connu le succès. Finalement, par pur opportunisme c’est- à-dire en fonction des intérêts politiques et économiques américains, ils reculent et acceptent des élections à condition que Kabila soit remplacé. C’est un recul temporaire. Si demain, l’un ou l’autre événement leur donne l’occasion de retourner vers le bâton, ils n’hésiteront pas. Si le successeur de Kabila ose mettre la souveraineté de la RDC et les intérêts du peuple congolais au-dessus des intérêts politiques et économiques américains, Washington haussera le ton.
Le Président Kabila ne pourra plus se représenter pour un troisième mandat. Que retenez-vous des 16 ans durant lesquels il a été au pouvoir?
Je me pose beaucoup de questions à propos de Kabila. Ne fait-il pas parfois trop de concessions aux Etats-Unis et à l’Union européenne ? Ne devrait-il pas communiquer davantage ? Ne prend-il pas trop de temps avant de trancher des questions importantes ? Comment se fait-il que les résultats de la lutte contre la corruption se font si longtemps attendre ? On peut aussi constater que certains projets de prestige ne marchent pas comme prévus ou qu’ils traînent ; comme le parc agro-industriel de Bukanga Longo et le câble en fibre optique.
La grande majorité du peuple voit trop peu de changements dans sa vie quotidienne et l’opposition surfe sur ce mécontentement.
Mais je m’oppose à un jugement unilatéral. Un ami, expert du Congo, résume le jugement sur Kabila avec une boutade : « Si en 16 ans le Président Kabila n’a pas pu améliorer le sort des simples Congolais, c’est qu’il ne le veut pas ou qu’il ne le peut pas ». Ben, non ! Je ne suis pas d’accord avec lui. Quand on connaît la complexité dans laquelle la RDC a évolué ces 16 dernières années, je trouve cela un peu court. Il faut au moins se poser la question suivante : où est-ce que le peuple congolais se trouverait-il sans Kabila ? Il faut aussi prendre en compte tous les problèmes auxquels le pays a été confronté. Ces problèmes se situent à trois niveaux.
D’abord, la RDC est un pays stratégiquement très important, aussi bien pour sa position géostratégique au centre de l’Afrique que pour ses énormes richesses. Le contrôle sur ce pays est une question cruciale pour les Etats-Unis et l’Union européenne. Ils veulent garder le Congo comme pourvoyeur de matières premières bon marché et dans un état de dépendance. On ne peut pas juger ce qui se passe en RDC sans en tenir compte. On ne peut pas faire comme si ce pays était une île qui vivrait en autarcie.
Ensuite, c’est un énorme pays avec beaucoup de régions isolées, beaucoup de communautés ethniques, sans infrastructures. Un pays qui sort d’une dictature de 36 ans. De surcroît, ces années de dictature ont été suivies par une guerre de 5 ans qui a déchiré ce pays déjà ruiné.
Enfin, on constate que sur cette base économique et la lourde histoire du pays, il existe de nombreuses forces centrifuges et négatives qui rendent difficile la consolidation de la paix et la construction d’un Etat de droit.
Tenant compte de ces trois problèmes, les résultats de la gouvernance du président Kabila sont modestes mais ils existent et ils forment la base pour un futur plus glorieux. Kabila a obtenu la paix et il a réunifié le pays après 5 ans de guerre. Il a ensuite fait échouer plusieurs grandes tentatives de relancer la guerre et de mettre le pays à feu et à sang. La dernière d’entre elles date de 2013. Les différentes vagues de violence qui ont surgi ces dernières années, y compris les exactions au Kasaï, n’ont pas réussi à mettre le pays en lambeaux. Il existe une armée qui, malgré tous les problèmes, évolue vers une certaine cohérence et une meilleure performance. L’ONU a reconnu que cette armée n’employait plus d’enfants-soldats. En outre, elle a admis que les violences sexuelles avaient diminué de 50 %.
Au plan économique, il y a eu une croissance et un contrôle de l’inflation que le pays n’a jamais connu depuis son indépendance jusqu’en 2014, quand la chute des cours des matières premières a frappé. Il est vrai que durant la première moitié de 2017, il y a eu une inflation de 45%, ce qui pose des problèmes pour les familles congolaises. Mais les comparaisons que l’on peut lire partout avec l’inflation de la fin de l’ère Mobutu, où on avait atteint 2000%, sont très exagérées. En plus, depuis septembre, le taux de change s’est à nouveau stabilisé.
En 2001, le budget de l’Etat était de 500 millions de dollars. Ce qui n’est absolument rien pour un pays pareil. Aujourd’hui le budget tourne autour de 5 milliards, ce qui n’est encore rien mais qui est au moins dix fois plus qu’en 2001. Il a réussi à faire démarrer la production dans le secteur minier. Elle commence petit à petit à rapporter des recettes à l’Etat. Il est vrai que les constructions d’infrastructures (routes et autres), ne sont toujours que des gouttes d’eau dans la mer. Ce qui est certain qu’il y a eu plus de constructions durant les 16 ans de pouvoir de Kabila que pendant les trente-six années de la dictature de Mobutu.
En général, on peut constater que Kabila essaye de suivre la voie de la construction d’un Etat et d’une économie nationale forte. Mais, jusqu’à présent, le mouvement kabiliste ne réussit pas à mobiliser le peuple comme acteur de son propre futur. C’est pourquoi, il n’y a pas encore eu un changement qualitatif durable et plus solide.
L’année dernière, plusieurs rapports ont été publiés sur les richesses de la famille Kabila. Comment voyez-vous cela en tant que marxiste ?
Avant de répondre sur le fond, je fais remarquer que ces rapports ne sont pas écrits par des marxistes ou des gens qui veulent le socialisme en RDC. Selon le site du magazine Forbes, Michael Bloomberg, propriétaire de l’agence de presse Bloomberg qui a lancé le premier rapport sur les richesses de Kabila a vu sa fortune passer de 40 milliards en 2016 $ à 47,5 milliards$ en 2017.
Il est donc clair que ces rapports sont rédigés avec le but de faire spéculer les gens sur les richesses de Kabila et de le nuire politiquement. Le rapport de Congoresearchgroup, par exemple, tient sur 30 pages. Curieusement, il consacre seulement une page et demie à la question: “Ces richesses sont-elles légales?”. Les rédacteurs commencent par : « Il n’y a rien de mal ou d’illégal en soi que des membres de la famille d’un président ou des députés possèdent des entreprises, investissent et accumulent des richesses. Cependant, il existe plusieurs lois au Congo qui contrôlent l’activité commerciale ». Suit alors une série de citations de lois suivies par des spéculations comme quoi, « il n’est pas certain que les députés Zoé Kabila et Jaynet Kabila aient déclaré leurs biens ». « L’Observatoire du Code d’Ethique professionnelle semble ne pas examiner les déclarations annuelles des biens des fonctionnaires, membres du parlement et chef d’Etat ». Il n’y a que deux faits durs qui sont mentionnés : « Selon le Code minier, une personne et ses sociétés ne peuvent détenir plus de 50 permis de prospection. Kwango Mines, à elle seule, en possède 53. Kwango est contrôlée par Excel Holding qui est elle-même dirigée par Jaynet Kabila ». Et deux, « le fait que la Garde présidentielle soit employée pour protéger des sociétés ou mines appartenant à la famille présidentielle ». Naturellement, il faudrait clarifier ces faits et y remédier s’ils sont avérés.
Revenons au fond de la question. Je me souviens que dans une interview en 2006, à la question « qu’allez-vous faire si vous perdez les élections ? », Kabila avait répondu : « respecter les résultats des élections, et je peux toujours me lancer dans les affaires pour servir mon pays ». Il est clair que Kabila n’est pas un marxiste. Mais l’idée que « pour faire avancer économiquement un pays pauvre et ruiné comme la RDC il faut des hommes d’affaires » est parfaitement acceptable du point de vue du marxisme.
Dans ses premières thèses sur la question coloniale, Lénine écrivait déjà en 1920 qu’il fallait faire une distinction entre les nations opprimées et les nations opprimantes. Dans les colonies, les communistes devraient conclure une alliance avec la démocratie bourgeoise des colonies en sauvegardant leur indépendance, disait-il. Lors du développement du mouvement marxiste dans les anciennes colonies, dans des pays comme la Chine, le Vietnam et ailleurs, les marxistes ont toujours distingué la bourgeoisie nationale de la bourgeoisie compradore. Mao disait sur cette dernière qu’elle « sert directement les impérialistes étrangers, qui, en retour soutiennent et entretiennent cette classe ». La bourgeoisie nationale, par contre, est «opprimée par l’impérialisme et limitée dans son expansion par les éléments féodaux. En ce sens, elle constitue une partie des forces révolutionnaires », ajoutait-il.
A travers l’histoire de la Chine, du début du 20ème siècle jusqu’aujourd’hui, cette bourgeoisie nationale a joué des rôles différents selon les différentes étapes. Avant et même au début de l’existence du Parti communiste chinois, c’est Sun Yat Sen, un important représentant de la bourgeoisie nationale qui dirigeait la lutte contre l’impérialisme. C’était un homme progressiste et un démocrate. Au courant des années 1920 et 1930, une grande partie des jeunes issus de cette bourgeoisie nationale rejoint le Parti communiste pour y devenir des cadres. Pendant 3 décennies, les communistes chinois ont jeté les bases d’une économie vraiment indépendante de l’impérialisme et au service du marché intérieur. Depuis 1978, la bourgeoisie nationale a de nouveau été mise à contribution pour faire avancer les forces productives et aller vers un pays socialiste et moderne en 2050.
Tout cela est naturellement beaucoup plus compliqué. Il y a eu dans les différentes périodes plusieurs expériences négatives et positives qui sont débattues sérieusement au sein du Parti communiste chinois et entre marxistes. Et il est vrai que cette bourgeoisie nationale n’a nulle part dans le monde pu obtenir une indépendance durable en se basant uniquement sur ses propres forces. Mais ce que je veux dire c’est que la bourgeoisie nationale est une notion existante et importante pour les marxistes quand on parle du Tiers Monde.
La bourgeoisie nationale remplit le vide en Afrique et joue aujourd’hui un rôle progressiste. Un rôle souvent discutable à plusieurs égards, mais important dans la lutte pour l’indépendance et le progrès.
Prenons la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), à laquelle appartiennent des pays comme l’Afrique du Sud, l’Angola, la RDC, le Zimbabwe, la Namibie et la Tanzanie. Cette SADC est en Afrique l’une des organisations régionales qui se bat le plus pour l’indépendance. Si le Commandement des USA pour l’Afrique (Africom) n’a pas encore pu installer son quartier général en Afrique, c’est surtout grâce à la résistance de la SADC. Il y a une logique puisque ces pays ont été les derniers à obtenir des victoires dans la lutte anticoloniale souvent armée.
Il est vrai que la lutte politique à l’intérieur de cette bourgeoisie nationale est souvent compliquée. La souveraineté et l’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme qu’ils défendent n’atteint jamais le niveau des pays socialistes comme Cuba, la Chine et le Vietnam. Et les marxistes ne peuvent donc jamais s’identifier à cette bourgeoisie nationale. Il suffit de suivre les sagas autour de la famille Dos Santos, de Mugabe ou de Zuma.
Mais en même temps, je crois qu’il serait faux de partir de ces histoires pour mettre la bourgeoisie nationale dans le même sac que la bourgeoisie compradore. Ce n’est que l’impérialisme qui en profite et celui-ci n’hésite d’ailleurs pas à présenter tous les dirigeants africains sans distinction comme les vrais ennemis à renverser. Pendant ce temps, il peut continuer de piller et de contrôler la situation au niveau géostratégique et à faire en sorte que pour les peuples, rien ne change fondamentalement.
Sur beaucoup de sites et de médias, on constate énormément d’acharnement et de haine contre la personne de Kabila. D’où vient cette haine selon vous ?
La première raison est naturellement la misère et les frustrations que vivent les Congolais. Les jeunes ne voient pas de perspectives. Il n’y a pas de travail. Ces sentiments sont renforcés par le fait qu’une bonne frange de la population est confrontée à deux mondes différents. La réalité en Europe et celle au Congo sont tellement différentes. Il y a la diaspora qui, en majorité voudrait bien retourner au pays, mais qui est effrayée et frustrée par le manque de perspectives qu’elle y voit. Il y a beaucoup d’Occidentaux qui ont le cœur à la bonne place et sont en colère lorsqu’ils voyagent entre les deux mondes. Sans oublier Internet et les médias sociaux qui présentent le confort des Européens aux jeunes congolais qui vivent au pays dans la misère, le chômage…
Pourtant, ces deux réalités ne sont que les deux faces du même système : une économie globale dont les germes remontent au développement du capitalisme vers le 18ème siècle. Un système qui a vraiment commencé à se répandre sur le monde entier avec la colonisation et qui jusqu’aujourd’hui n’a fait qu’augmenter l’exploitation.
Nous vivons dans un monde où 8 individus possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Et cette évolution ne s’arrête pas, au contraire. En 2016 ces huit premiers milliardaires du monde avaient ensemble une fortune de 426 milliards $. En 2017 c’était déjà 10% de plus : 468,4 milliards $. Comment peut-on penser qu’un tel système n’a rien à voir avec la réalité au Congo ?
Faute d’une conscience presque totale de cela, on regarde vers celui qui se trouve à la tête de l’Etat et on dit : « c’est lui qui incarne le mal et on doit le chasser ». Dans l’article sur les vrais pilleurs de l’Afrique et du Congo (confère Le Journal de l’Afrique, N°39, janvier 2018), j’explique qu’il faut déconstruire le mythe des dirigeants africains qui seraient les nouveaux colonisateurs de l’Afrique et du Congo.
Dans le meilleur des cas, cette conscience anticoloniale existe pour le passé. J’ai des amis qui peuvent s’enflammer contre les injustices commises par l’Etat belge sous la colonisation. Mais, malgré le fait que cet Etat refuse jusqu’aujourd’hui de reconnaître les crimes qu’il a commis dans le passé, ces amis ont une confiance presqu’aveugle dans ce même Etat belge à qui ils demandent de prendre des sanctions contre les dirigeants congolais au nom des droits de l’homme.Or ces sanctions, s’ils sont pris, le sont seulement en fonction de l’intérêt du grand capital belge et européen.
Alors, il y a les vrais puissants et leurs propagandistes qui ne savent qu’une chose : défendre leur domination mondiale sinon ils périront. D’une façon de plus en plus arbitraire, ils distribuent les bons et les mauvais points selon l’obéissance des dirigeants locaux. L’Arabie Saoudite, Israël, le Rwanda sont les bons élèves. A contrario, les dirigeants qui refusent de jouer le jeu sont diabolisés. Là il faut l’alternance. Et comme des vendeurs d’illusions, ils trouvent des grands schémas où ils promettent de « tout changer pour en fait ne rien changer du tout ». Et ils vendent cela comme des révolutions, comme en Tunisie, en Libye ou au Burkina Faso. Or quelques années plus tard, on se rend compte que les peuples vivent dans des conditions pires qu’avant.
Au Congo, l’impérialisme et ses relais s’appuient sur une bourgeoisie compradore qui a grandi sous la dictature mobutiste et rêve du retour à la relation privilégiée avec les Etats-Unis et l’Union Européenne de cette époque. La tactique est assez simple : tout ce qui vient de Kabila cache des mauvaises intentions et est donc inacceptable. Alors les parrains à Washington, Bruxelles et Paris n’ont qu’à exiger de Kabila « une solution de consensus et de réconciliation ». Ainsi, cette bourgeoisie compradore se sent en permanence appuyée par l’extérieur et on ne laisse à Kabila que la capitulation totale. C’est à ce jeu que l’on joue depuis 2008.
La combinaison de tous ces aspects mène à une atmosphère populiste où aucune discussion politique sereine n’est possible. Tout est réduit à des attaques personnelles, des procès d’intentions. Et dans cette atmosphère, tout peut être dit, même par des gens sérieux. Des casques bleus sont tués en Ituri ? C’est Kabila qui y aurait tout intérêt pour que les élections traînent. La fortune de Kabila? 18 milliards $ !, comme commentaire sur le rapport de Bloomberg qui parle pourtant des sociétés qui ont rapporté à la famille de Kabila, je cite : « probablement quelques centaines de millions de $ »
Alors, on voit la colère des jeunes à l’horizon avec comme issue non pas un programme politique qui peut répondre aux problèmes de la jeunesse, mais …une grande explosion qui fera partir Kabila. Et l’alternative reste une alliance de l’opposition. Si cela ne marche pas, on espère que la CENCO fera le boulot. Si cela ne va pas toujours, ce sera l’Angola. Ensuite, on dit que ce sont les Congolais qui vont se réapproprier leur pays. Et enfin, comme on l’a d’ailleurs vu le 31 décembre dernier, on compte sur un Comité de laïcs pour organiser la grande marche qui fera enfin partir Kabila.
Le danger est que dans une telle atmosphère populiste, la droite vienne au pouvoir sans élections tandis que beaucoup de gens à la base de ce mouvement veulent se battre pour plus de démocratie et de bien-être pour la population ; ce qui n’a été réalisé nulle part au monde par la droite.
Comment se porte la gauche congolaise ?
Il faut déjà chercher à savoir ce que signifie la « gauche » dans la politique congolaise. Apparemment, il y a une certaine sensibilité pour des idées de gauche à la base de l’opposition radicale. On peut par exemple entendre un discours du docteur Mukwege, connu pour son travail avec les femmes victimes de violences sexuelles, sur le mur Facebook du mouvement citoyen Deboutcongolaisabcde. Il y dit qu’ « il faut en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme ». Il reprend ainsi le slogan des communistes. Et il dénonce une classe de Congolais qui vivent dans l’extravagance, avec des jets privés, des villas à la Côte d’Azur, etc.
Les deux partis grands politiques : l’UDPS et le PPRD, sont membres de l’Internationale socialiste. Mova Sakanyi, le secrétaire général du parti présidentiel, le PPRD, vient d’écrire un livre dans lequel il explique l’idéologie du PPRD : « Ubuntu ».« Ubuntu c’est l’expression africaine de la social-démocratie » dit-il. Ailleurs en Afrique, des mouvements comme le MPLA angolais ou l’ANC sud-africain sont aussi membres de l’Internationale Socialiste.
En Europe, la social-démocratie est selon Lénine, l’idéologie de l’aristocratie ouvrière, des dirigeants du mouvement ouvrier, qui, achetée avec les richesses pillées aux colonies, s’est intégrée dans les élites des pays capitalistes. Il est en effet important de noter que les grands idéologues de la social-démocratie européenne tels que l’allemand Bernstein et le belge Vandervelde défendaient la colonisation au début des années 1900. Vandervelde a même menacé de démissionner pour que son parti puisse accepter sa position sur la nécessité des colonies.
En Afrique, la social-démocratie est parfois l’idéologie de la bourgeoisie nationale et de la petite-bourgeoise qui combattent justement le colonialisme et le néocolonialisme ; mais qui, sous influence de la chute de l’Union soviétique ont tourné le dos au marxisme. « L’expression africaine de la social-démocratie », dont parle Mova Sakanyi est donc fondamentalement différente de la social-démocratie européenne. Pour le PPRD, Ubuntu trouve ses racines dans le mouvement anticolonial et pour la défense de la souveraineté des anciennes colonies. Jean-Pierre Kambila, personnalité importante dans le PPRD, l’a défini comme, je cite « la philosophie du refus de soumettre l’autre au travail pour ses propres intérêts égoïstes et, d’autre part, la reconnaissance que le pouvoir en lui-même n’existe et ne tire sa légitimité qu’à travers ceux qui sont dirigés».
Dans des mouvements qui se disent sociaux-démocrates comme le MPLA et l’ANC, on n’a pas de problèmes à collaborer intensivement avec des marxistes. Du côté sud-africain, le parti Communiste est même l’un des trois piliers de l’ANC. Ce n’est pas étonnant puisque les marxistes ont toujours combattu et dénoncé la colonisation comme un crime contre l’humanité. Et ce sont les communistes qui ont réussi à conquérir une indépendance durable et consolidée, comme en Chine, au Vietnam et à Cuba, pays hautement estimés et respectés dans les mouvements comme l’ANC, le MPLA et le PPRD.
Ensuite, il y a le PALU, qui défend un nationalisme lumumbiste de gauche. Lugi Gizenga, l’actuel secrétaire permanent de cette formation politique se fait remarquer par ses tweets et ses remarques sur Facebook qui sont assez à gauche. Je viens d’en voir encore un toute à l’heure : « Nous n’avons plus rien à gagner avec le capitalisme dégradant au Congo, les autres avancent avec le socialisme en Afrique ; le Congo avec le capitalisme recule ».
Il y a le CCU, parti du ministre de l’information, Lambert Mende. Le CCU est un parti Lumumbiste qui se fait remarquer avec des déclarations anti-impérialistes. Il y a aussi le, Parti du travail (PT) de Steve Mbikayi, actuel ministre de l’Enseignement supérieur. Au mois de novembre dernier, M. Mbikayi a été nommé membre d’honneur de l’association d’Amitié entre la RDC et le Venezuela (ARVEZ) pour ses prises de position anti-impérialistes. Enfin, il y a le Parti communiste congolais, le PCCO, dont le secrétaire général Sylvère BoswaIsekombe, est en même temps le porte-parole de la dynamique des 27 partis extra-parlementaires.
Cet inventaire n’est certainement pas exhaustif et il y a probablement un tas de groupes, partis, associations et individus qui se disent lumumbistes et nationalistes de gauche. Donc « la gauche congolaise » est assez large et éparpillée. La confusion est grande. Certains groupes et sympathisants de gauche se trouvent dans la mouvance de l’opposition, d’autres du côté du gouvernement. L’atmosphère populiste, où toute discussion politique est devenue hors propos et où la discussion se limité à la personne de Kabila, maintient et augmente la confusion.
C’est le premier grand défi, je crois, qui se pose pour la gauche. C’est d’orienter le débat vers les questions politiques fondamentales. Quel alternatif pour la domination impérialiste où le rôle du pays est limité à celui de livreur de matières premières bon marché ? Comment se battre contre l’impérialisme, pour une vraie indépendance et un progrès de la situation et des conditions de vie du peuple ? Comment ne pas seulement consolider les acquis importants dans la lutte pour l’unité du pays et consolider les résultats modestes mais réels dans la construction d’un Etat et d’une économie obtenue depuis la chute de Mobutu, mais surtout faire un pas qualitatif sérieux en avant ?
Le deuxième défi réside dans l’absence de larges organisations de masses qui savent mobiliser la population et en faire des acteurs. La droite a le grand capital mondial derrière elle et compte sur les anciens maîtres pour l’aider à reconquérir le pouvoir. Elle emploie le populisme pour tromper les masses populaires. Les nationalistes de gauche ne sauront rien changer fondamentalement s’ils ne peuvent pas compter sur la force du nombre en dehors du parlement. Le grand défi pour la gauche congolaise sera justement de faire du peuple un acteur conscient de son futur, de créer une vraie démocratie populaire, pas tellement pour les élections, mais pour lutter quotidiennement pour l’indépendance et la démocratie. Créer de telles organisations ne peut pas être le résultat d’un décret. C’est un travail qui demande d’immenses efforts et beaucoup de temps par des hommes et des femmes très conscients ainsi que par la création d’une base économique qui donne du travail au gens.
*Tony Busselen est l’auteur du livre intitulé Une histoire populaire du Congo.
Source : Le Journal de l’Afrique N°38, janvier 2018