Le nazisme comme grille de lecture incontournable des guerres en ex-Yougoslavie (1991-1999) a joué et joue encore un rôle central dans le discours médiatique. Interdisant toute réserve, mobilisant facilement l’opinion sous le drapeau de l’antifascisme, l’équation « Serbes = Nazis » a eu un effet de sidération qui explique largement son succès.
À côté de la plupart des autres médias, mais à sa place de « quotidien de référence », Le Monde a largement participé à cette campagne, multipliant dès 1992 les allusions à la nouvelle Shoah qui aurait eu lieu lors de la guerre en Bosnie (1992-1995). (Extraits du livre de Fabrice Garniron, Quand Le Monde… décryptage des conflits yougoslaves, Editions Elya, 2013)
(…) Au-delà de la guerre de Bosnie, c’est à travers ce prisme que Le Monde prétend lire la période de quelques années qui précède le déclenchement des guerres en 1991. L’objectif étant de faire du nationalisme serbe un nouveau national-socialisme. Tout se passe comme si Le Monde s’efforçait de plaquer sur cette période de la fin de la Fédération le schéma de la montée du nazisme et de la responsabilité allemande dans le déclenchement de la 2ème Guerre mondiale. Dans cette perspective, il faudrait attribuer au seul nationalisme serbe et à ses ambitions hégémoniques supposées la responsabilité de l’éclatement de la Fédération yougoslave. Cette histoire reconstituée devient, à partir de 1999, le storytelling à destination du grand public que nous appelons « La fable de Kosovo Polje », titre du premier chapitre. Nous y examinons non seulement les thèmes et les amalgames qui ont fait son succès mais aussi les responsabilités et les évènements qu’elle passe à la trappe pour donner sa version partisane de la fin de la Fédération.
Ce storytelling a toutefois un contrepoint insolite : la ligne du quotidien lui-même pendant les dernières années de la Fédération (1987-1991). À cette époque en effet, la ligne du Monde est à l’opposé de ce qu’elle est devenue ultérieurement. De 1968 à 1990, ce sont les nationalismes croate, albanais voire slovène qui, pour le quotidien, représentent les principales menaces pesant sur la Fédération.
(…) Alors que le quotidien rend compte jusqu’en 1989 d’une crise multiforme, avec des causes et des dynamiques nombreuses, en particulier économiques, il ne veut plus voir aujourd’hui qu’un seul responsable : le nationalisme serbe. Pour ce faire, il procède aujourd’hui à une véritable réécriture de l’histoire, allant jusqu’à faire disparaître purement et simplement de ses analyses, chronologies et allusions au passé, des pans entiers de ce qu’a été l’histoire de la Fédération. Les révoltes nationalistes albanaises et croates (…), en particulier celles de 1968 et de 1971 font partie de ces évènements occultés, comme le départ massif et forcé des Serbes du Kosovo entre 1968 et 1989. Un exode qui est aujourd’hui l’objet d’un déni complet au Monde, alors qu’il en a régulièrement informé ses lecteurs jusqu’en 1990.
Dans la dernière partie de ce premier chapitre, nous revenons sur une autre question devenue taboue au Monde : la responsabilité de l’Allemagne dans l’éclatement sanglant de la Yougoslavie. Autre occultation qui est dans la logique d’une fiction où, Europe oblige, les seuls responsables de la disparition de la Fédération doivent impérativement être serbes.
(…) Dans « Bosnie : ethnies ou peuples ? », nous tentons de montrer que la manière dont le quotidien a évoqué la question des « peuples » et des « ethnies » ne doit rien au hasard.
(…) C’est qu’avant d’être d’ordre sémantique, la problématique peuples/ethnies est éminemment politique : la notion de « peuple » débouche sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes tandis que celle d’« ethnie » ouvre généralement sur un principe différent, voire opposé, celui de « multiethnisme ». Pourquoi Le Monde, qui n’a cessé de vanter le « multiethnisme » dans le cas bosniaque ne l’a-t-il pas fait dans le cas yougoslave ? C’était pourtant le cadre yougoslave qui était le plus à même de garantir la vie commune et la paix entre les trois peuples bosniaques. Mais contre tout bon sens, Le Monde a discrédité en Bosnie ce qu’il a exalté dans le reste de la Yougoslavie. (…)Une contradiction que seule la politique des grandes puissances en ex-Yougoslavie permet d’élucider. Observer comment, selon les cas, Le Monde exalte ou discrédite l’un ou l’autre de ces principes est l’occasion de souligner l’adaptabilité de la rhétorique du quotidien et son suivisme à l’égard de ces mêmes puissances. (…)
L’aberration consistant à vouloir en Bosnie le contraire de ce qu’on préconise dans le reste de la Yougoslavie s’est accompagnée d’une illusion, voire d’une imposture. C’est le thème du troisième chapitre, Bosnie : du rêve multiethnique au despotisme. Le Monde a prétendu que les dirigeants de la communauté musulmane étaient les garants du « multiethnisme » en Bosnie. Tout ce qui pouvait gêner cette illusion a été occulté ou, dans le meilleur des cas, limité à quelques lignes.
(…) En 2012, à l’occasion du 20ème anniversaire du début du siège de Sarajevo, on constatera que le quotidien n’a toujours rien changé à sa ligne de guerre. Dix-sept ans après la signature des accords de paix de Dayton, le nationalisme musulman et le rôle de l’Allemagne sont toujours occultés. Quant aux victimes non musulmanes, elles semblent n’avoir jamais existé.
(…) Notre dernier chapitre s’intitule Le Monde et Srebrenica. Les massacres de Srebrenica sont incontestablement le moment où, de toutes les guerres en ex-Yougoslavie, a culminé la folie meurtrière, en l’occurrence celle des Serbes. En l’espace de quatre jours, ces derniers tuèrent tous les Musulmans qui s’étaient rendus. Avant d’examiner la question du nombre de ces victimes et des preuves de leur exécution, nous revenons sur les évènements qui ont eu lieu entre mai 1992, lorsque les forces musulmanes s’emparent de la ville, et le 11 juillet 1995, date de l’assaut des Serbes. Une série de faits, presque toujours occultés par Le Monde, explique au moins partiellement les massacres. Nous pensons en particulier à la stratégie des forces musulmanes qui consistait à vider l’enclave de ses habitants serbes d’une manière qui n’était pas moins radicale que celle des forces serbes envers les villages musulmans. Citons également la militarisation de la zone, en violation des accords signés en 1993 sous l’égide de l’ONU, qui n’a pas peu contribué aux désirs de vengeance serbes. C’est dans ce contexte que la ville deviendra la place forte de la 28ème division musulmane et que l’ensemble de sa population masculine sera mobilisé. Zone officiellement démilitarisée, Srebrenica ne le sera jamais dans les faits, bien au contraire. Pour l’approvisionner en armes, on verra même l’OTAN violer l’embargo dont elle avait la charge.
(…) Invariablement pourtant, (…) Le Monde suggérera que Srebrenica n’était habitée que par des réfugiés pacifiques et mettra l’attaque de la ville par les Serbes sur le compte d’un programme raciste qui n’a jamais existé. A cette fin, le quotidien (…) expurgera de ses comptes-rendus le travail de la défense et passera même sous silence les dépositions des experts de l’accusation lorsqu’elles montraient la dimension militaire des évènements. Sans doute avaient-elles le tort de donner des massacres l’image d’un crime de guerre et non d’un génocide.
(…) Énormité des comparaisons, négation systématique des souffrances serbes, occultation des enjeux militaires, chiffres gonflés et comptes-rendus orientés en faveur des Musulmans, Le Monde est sans doute allé trop loin pour envisager tout retour à une information digne de ce nom. Raison pour laquelle il fait en sorte de verrouiller le débat, cherchant à tuer dans l’œuf tout ce qui pourrait s’éloigner de la version officielle. Y compris par le recours à l’intimidation, voire à l’insulte. Pour le « quotidien de référence », toute contestation de cette version officielle ne peut être que le fait d’un « négationniste », voire d’individus tels que Breivik, le tueur d’Oslo. Sauf que ceux qui s’attaquent à cette version ne sont ni des « négationnistes », ni des épigones de Breivik, mais des avocats internationaux, ceux-là mêmes qui, à La Haye, défendent les Serbes accusés par le TPIY.
(…) Au-delà de leur travail d’avocat, ils sont souvent sévères à l’égard de la « justice internationale ».
(…) Citons par exemple Me Meek, avocat britannique, qui, en 2008, s’adressait en ces termes au tribunal lors du procès Srebrenica 2 : « Il est temps que le tribunal annonce qu’il cherche la vérité. Pas une vérité achetée, négociée, mais une vérité sans faille ».
Nous revenons dans ce dernier chapitre sur ce qui, au TPIY, fait obstacle à l’émergence de la vérité. La pratique évoquée par Me Meek n’est un aspect parmi d’autres du pouvoir exorbitant d’une accusation qui, profitant de l’absence de toute instance chargée de reconstituer objectivement les faits, accumule les éléments à charge et élimine ceux à décharge pour valider sa version. Une accusation qui dispose d’un puissant allié : les États-Unis, puissance pourtant impliquée dans les conflits yougoslaves, dont le rôle opaque dans la procédure est protégé par le règlement du tribunal. À La Haye, les États-Unis bénéficient d’un traitement de faveur unique : (…) quand ils veulent empêcher que soient posées des questions relatives aux éléments qu’ils ont fournis au tribunal, ils obtiennent qu’elles soient interdites grâce à l’article 70.
Récemment, deux verdicts confirment à nouveau la dépendance de la « justice internationale » à l’égard de certains États.
En novembre 2012, un jugement du TPIY se concluait par l’acquittement de deux généraux croates impliqués dans l’opération Tempête, dont on sait que l’objectif et le résultat ont été l’expulsion de 200000 Serbes de Krajina en août 1995.
En décembre 2012, le TPIY prononçait un nouveau verdict d’acquittement. Cette fois-ci en faveur de Ramiz Haradinaj, récent premier ministre albanais accusé d’exactions contre les Serbes du Kosovo entre 1998 et 1999. On se rappelle que ces derniers en furent expulsés massivement en juin 1999.
Deux cas où le TPIY semble dans l’étrange incapacité de trouver des coupables. Deux cas où les victimes sont serbes et les acquittés appartiennent à des forces alliées de l’OTAN.
(…)
Le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie n’est pas une étape vers une justice internationale, ni, a fortiori, vers ce que Le Monde appelle pompeusement la « justice universelle ». Il n’est qu’un dispositif participant d’un ordre euro-atlantique dans les Balkans.
C’est donc de manière illusoire que le TPIY satisfait l’aspiration immémoriale de l’opinion à une justice au-dessus des États. Au moment même où l’unanimisme des médias et du Monde entretient l’illusion de ses prétendues « avancées », cette justice est plus que jamais prisonnière de puissances qui l’instrumentalisent pour mieux assoir leur domination.
Extraits du livre de Fabrice Garniron, Quand Le Monde… décryptage des conflits yougoslaves, Editions Elya, 2013, ISBN-13: 979-1091336024, publié sur Investig'Action.