Comment la dette permet d’expliquer l’économie politique des politiques migratoires européennes

L’année 2023 dessine à nouveau un bilan catastrophique en termes des victimes des politiques migratoires européennes. Le 22 juin 2023 le naufrage au large du Péloponnèse d’un chalutier vétuste parti de Libye a fait des centaines de morts. Le 13 juillet 2023 une autre embarcation de migrants partie de Sfax en Tunisie a chaviré au large de Lampedusa, faisant une quarantaine de morts. Quelques jours plus tard, une mère et sa fille provenant de Côte d’ivoire ont été retrouvées mortes dans le désert alors qu’elles essayaient d’atteindre la Tunisie. La nouvelle route adoptée par la majorité de migrant·es qui foule le sol européen passe désormais par la Méditerranée centrale entre l’Afrique du Nord et l’Italie. Cette route est aussi la plus dangereuse au monde avec plus de 20 000 morts depuis 2014 selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) [1]. Ces morts tragiques étaient malheureusement prévisibles. Elles sont les conséquences des politiques sécuritaires de l’UE et de ses États membres depuis la fin des années 1990 qui alimente le « laisser mourir »par son incapacité à traiter les phénomènes migratoires de manière structurelle et ciblée sur l’accueil et l’inclusiondes exilés.

Lorsque nous abordons la question des migrations il est essentiel de déstigmatiser un phénomène qui a été propre aux sociétés humaines depuis qu’elles existent en défendant fermement le droit de migrer. D’autre part, il est aussi crucial d’appréhender les enjeux économiques qui traverse ce phénomène. Bien que l’accent soit souvent mis sur « l’immigration illégale » ou « clandestine » massive arrivant sur le territoire européen, il est important de rappeler que celle-ci ne représentequ’un infime pourcentage des mouvements migratoires à l’échelle mondiale. En effet si le nombre total de migrant·e·s internationaux·ales augmente, passant d’environ 150 millions de personnes en 2000 à 280,6 millions de personnes en 2020, son taux par rapport à la population mondiale reste stable. Les migrant·e·s internationaux.ales représentaient 3,6% de la population mondiale en 2020, et, par comparaison, 2,8% en l’an 2000 et 2,3% en 1970. Ainsi, en 2020, 96,4% de la population mondiale vit dans son pays d’origine [2]. Alors qu’elles criminalisent et exagèrent le phénomène migratoire, la saturation médiatique et politique des images renvoyant à une invasion ou un conflit civilisationnel ne correspondent qu’aux fantasmes des idéologies racistes et réactionnaires. Ainsi, la majorité des migrations ne s’effectue pas des pays du Sud vers des pays du Nord (dont l’Europe) : une grande partie des mobilités s’effectue dans un pays de la même région que le pays d’origine. C’est cependant sur ces fantasmes que se construit la politique migratoire des pays riches, et tout particulièrement de l’Union Européenne. Ces politiques migratoires qui participent de tout un système de relations économiques et politiques internationales basées sur l’accumulation des richesses dans les pays du nord global.

La dette comme mécanisme qui crée les inégalités entre pays et qui condamne une partie de la population à migrer : Le résultat des politiques d’ajustement structurel depuis 40 ans.

Tout d’abord il est important de rappeler les liens entre les politiques migratoires meurtrières et l’ensemble du système de relations économiques internationales entre les pays riches (et tout particulièrement les pays européens) et les pays qui les entourent. Sous couvert de vouloir contribuer au développement des pays anciennement colonisés, les pays occidentaux et les institutions financières internationales ont établi durant la deuxième moitié du XXe siècle des cadres d’échanges économiques dans lesquels la dette jouerait un rôle majeur. Ces cadres perpétuent, voire aggravent les inégalités et la dépendance de ces pays vis à vis des pays riches.

En voulant copier le modèle de développement économique des pays développés sur les pays dépendants, l’idéologie de ces institutions omet que les conditions de l’inégalité des développements se constituent mutuellement et que les inégalités face au marché mondial de devises subordonnent les économies dépendantes aux économies développées. Ainsi, le manque de capital national dans les pays dépendants a poussé à l’emprunt massif aux pays du nord global [3]. De plus, ces emprunts sont généralement établis en dollars, ce qui fait dépendre le coût de la dette des variations dans la politique monétaire états-unienne. C’est justement la montée des taux d’intérêt lors de la crise de 1970 qui a fait exploser la dette des pays en développement, en les obligeant ainsi à devoir appliquer des programmes d’ajustement structurel qui ont même renforcé leur dépendance vis-à-vis des pays développés. Cette situation s’est à nouveau répétée en 2022 à la suite des politiques monétaires visant à contrer l’inflation, où le piège de la dette s’est à nouveau refermé sur un grand nombre de pays. En somme, les pays du Sud se retrouvent à enrichir les économies des pays du Nord à travers les mécanismes de la dette.

L’impact des politiques d’ajustement sur certains pays d’origine des migrant·es vers le sol Européen

Pakistan. Le Pakistan se trouve, depuis 2022, asphyxié financièrement. Ce pays doit 45 milliards de dollars aux institutions multilatérales (soit environ l’équivalent de 14% de son PIB), alors qu’il doit par ailleurs 27 milliards à la Chine, et 8,5 milliards aux pays membres du Club de Paris, dont notamment à l’Allemagne et à la France [4] [5]. Le service de cette dette est en train de plonger ce pays dans une profonde crise. Ainsi, la hausse des taux d’intérêt suite au tournant restrictif dans la politique monétaire de la FED (Federal Reserve, USA) ont provoqué que le coût du remboursement de cette dette se soit multiplié, représentant la première partie budgétaire en taille pour l’État pakistanais.

Sri Lanka. Le Sri Lanka se trouve plongé dans une crise économique depuis des années, qui s’est aggravée en 2022 avec la pénurie de certains biens indispensables comme l’accès à l’électricité. Cette crise économique s’est soldée par l’effondrement du gouvernement en 2022 [6]. Les problèmes de solvabilité de ce pays ont poussé le nouveau gouvernement à chercher un accord avec le FMI (Fond Monétaire International) afin de recevoir une aide financière d’urgence qui lui permette de sortir de la faillite de 51 milliards de dollars [7] [8]. Alors que la Chine a profité de la dépendance du Sri Lanka à son égard afin de répandre son emprise sur la zone, en acquérant des infrastructures clés tels que l’aéroport et le port de Colombo, le soutien du FMI à hauteur de 3 milliards de dollars permettrait de faire face aux paiements les plus urgents vis-à-vis de ses plus grands créanciers.

Ghana. De son côté, le Ghana, pays qui se trouve parmi les plus grands producteurs d’or et de cacao, se trouve dans une situation de crise sans précédent suite aux chocs liés à la pandémie et à la guerre en Ukraine. Le pays fait face à restructuration de la dette, à travers le Club de Paris à la fin de 2022 [9] [10], dont les membres possédaient 18% de la dette totale de ce pays. Ces dettes bilatérales sont généralement fournies par d’autres gouvernements ou garanties par ceux-ci. La situation de profonde crise économique dans laquelle se trouve le Ghana a poussé le pays à demander un soutien supplémentaire au FMI, qui devrait lui permettre d’accéder à 3 milliards de dollars supplémentaires. En échange, le gouvernement s’engage à baisser les dépenses publiques, afin de mieux pouvoir rembourses ses dettes [11].

La reproduction des inégalités Nord-Sud à travers les politiques migratoires européennes.

Les profondes inégalités entre pays pauvres et pays riches et les rapports de dépendance des premiers vis-à- vis des seconds se situent donc dans la continuité de la domination des anciennes régions colonisées par les anciens et nouveaux impérialismes. La différence entre ces anciens et nouveaux rapports de domination est que ceux- ci sont structurés autour de l’apparente égalité entre les pays dans les marchés internationaux. Cette égalité formelle pour la circulation de capitaux contraste avec la criminalisation de la mobilité des êtres humains.

Depuis la mise en place des accords de Schengen qui ont accompagné la constitution de l’Union Européenne, la politique de liberté de circulation des individus au sein de l’UE a été combinée avec le verrouillage de ses frontières externes. La migration extra-européenne est ainsi devenue un enjeu politique de premier ordre sous la logique de la protection de la souveraineté territoriale des pays membres. Craignant le retour d’une nouvelle « crise migratoire », suite à l’accumulation de crises (économique, géopolitique, écologique, sanitaire…), l’Italie, l’Espagne, Malte, Chypre et la Grèce (le groupe Med5) ont plaidé début 2022 pour la mise en place d’un « mécanisme adéquat de répartition des migrants » entre les États membres [12]. Prenant acte de l’échec des mécanismes de répartition préalable, mis en place après la crise d’accueil de 2015, la principale demande du groupe Med5 était la redistribution obligatoire par l’UE des exilés arrivés dans ces pays. Le résultat a été l’approbation d’un mécanisme de solidarité volontaire par la Commission Européenne en juin 2022. Ce mécanisme était supposé réduire la pression des pays sur qui repose (en raison notamment du système Dublin) en majorité la responsabilité de la réception, la prise en charge et l’accueil des demandeurs d’asile dans l’Union Européenne. Cependant, ce mécanisme n’a pas fonctionné et les objectifs visant à augmenter le nombre de transferts de demandeurs d’asile dans les États plus au nord n’ont pas été atteint. Selon Statewatch, seulement 207 ont été transférés en dehors des pays membres en première ligne d’accueil début 2023 [13].

La mise en place de ce mécanisme de répartition a, par ailleurs, lieu dans le contexte de la négociation du nouveau pacte sur la migration proposée par la Commission Européenne. Ce pacte, discuté en ce moment par le conseil de l’UE et le Parlement Européen prévoit de reprendre cette demande de plus de solidarité entre les Etats membres en la rendant « obligatoire » [14]. En juin dernier, le conseil de l’UE a proposé un accord sur deux piliers essentiels de la réforme de l’asile et de la migration : le règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration (RGAM), qui couvre notamment les efforts de solidarité des États membres à l’égard des pays de première entrée et les règles dites de Dublin, et le règlement relatif aux procédures d’asile (RPA), qui organise la responsabilité et crée une procédure d’asile à la frontière [15]. Ce mécanisme de solidarité obligatoire sera flexible dans ses modalités. Ainsi, les États membres devraient choisir, selon une clé de répartition définie :

  • Soit de participer à l’effort de relocalisation des personnes identifiées comme éligibles à la protection internationale depuis les frontières extérieures pour prendre en charge l’examen de leur demande d’asile ;
  • Soit de participer au nouveau concept de « parrainage des retours » qui permet aux États qui ne souhaitent pas accueillir de personnes migrantes d’être « solidaires autrement », en s’engageant activement dans la mise en œuvre des expulsions de celles et ceux que l’UE et ses États membres souhaitent éloigner, avec la possibilité de concentrer leurs efforts sur les nationalités pour lesquelles leurs perspectives de faire aboutir l’expulsion est la plus élevée ;
  • Soit de contribuer matériellement, logistiquement, financièrement ou politiquement à la dimension externe de la politique migratoire européenne (déploiement de personnel, mesures axées sur le renforcement des capacités en matière de gestion des frontières, etc.).
    Selon le Conseil, « les États membres devraient avoir toute la latitude pour choisir le type de solidarité auquel ils souhaitent contribuer et aucun État membre ne devrait jamais être contraint de procéder à des relocalisations » [16]. Nous pouvons constater que ce système de solidarité obligatoire ne semble pas répondre aux problématiques soulevées par les États du Med5. Si le pacte est adopté dans ces termes, il s’agira d’une solidarité de façade, ou les États pourront choisir de remplacer l’accueil des exilés sur leur territoire au financement des retours d’exilés dans leur pays d’origine ou par l’investissement dans la militarisation des frontières.

Bien d’autres propositions de ce pacte interrogent et inquiètent des ONG spécialisées sur les questions migratoires. Tel qu’il est actuellement envisagé, son contenu promet de réutiliser de vieilles recettes meurtrières, inefficaces et coûteuses. De plus, il pourrait entraîner l’exacerbation des inégalités entre les pays de l’UE en matière de protection des réfugié·es en introduisant des procédures obligatoires aux frontières, en renforçant la notion de « premier pays d’entrée » comme critère de responsabilité et en introduisant des procédures extrêmement complexes. La généralisation des « accord sur mesure » avec des pays tiers afin de retenir les personnes migrantes éloignées des frontières de Schengen ou encore la multiplication des systèmes d’enfermement, de tri et de fichage aux frontières Schengen et au-delà pourrait aussi devenir la norme.

Le modèle d’accueil « à la carte » pour les pays membres contraste avec le dogmatisme qui a caractérisé l’application des règles fiscales sur lesquelles a été fondé le marché unique. Les inégalités dans le poids de la gestion des politiques migratoires font échos aux rapports inégaux entre pays membres, qui ont été rendues évidentes suite à la crise de 2008. Ainsi, les peuples des pays tels que la Grèce, l’Italie et l’Espagne ont dû faire face à des politiques d’ajustement imposées par la Troïka (FMI, Banque Centrale Européenne et Commission Européenne). En même temps,ces pays se trouvent en première ligne de « défense » de « l’Europe Forteresse ». Dans le cas de la Grèce, l’accès à des investissements de la part de l’UE a été conditionné à l’accueil de personnes migrantes.

L’exemple du« Partenariat Global » avec la Tunisie

A la marge des négociations du pacte, la Commission européenne est également en discussion avec la Tunisie pour mettre en œuvre un « partenariat global  » composé de 5 piliers dont la migration et la mobilité en font partie [17]. Selon Giorgia Meloni, première ministre italienne, qui a suivi les négociations au côté notamment de la Présidente de la Commission européenne et de Mark Rutte, premier ministre des Pays Bas, ce partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) ’peut être considéré comme un modèle pour l’établissement de nouvelles relations avec l’Afrique du Nord’. Il s’agit d’un accord dans la même veine que l’accord UE-Turquie signé en 2016 [18]. La Tunisie, qui s’est substituée à la Libye en tant que premier pays de départ du continent Africain, inquiète particulièrement Bruxelles et les États membres en raison de la proximité de ses côtes avec l’Italie. Les entrées par la péninsule italienne sont actuellement en forte augmentation (+ 158%) depuis le début de l’année 2023, selon Frontex et l’OIM [19]. Une hausse qui s’explique notamment par la dégradation des conditions de vie en Tunisie et en Libye.

Les sommes promises à la Tunisie par l’Union européenne en matière de migration comprennent un paquet de 105 millions d’euros pour la gestion de la migration pour 2023 [20].Cette aide européenne est en partie liée à l’octroi par le FMI d’un crédit de 2 milliards de dollars (1,83 milliard d’euros) en cours de négociation, assorti de conditions [21]. L’UE prévoit de livrer d’ici l’été des bateaux, des radars mobiles, des caméras et des véhicules à la Tunisie pour l’aider à renforcer le contrôle de ses frontières maritimes et terrestres. En outre, une coopération policière et judiciaire accrue est prévue pour lutter contre les réseaux de passeurs. Les aides prévoient également d’importants moyens pour le retour en Tunisie des ressortissants tunisiens en situation irrégulière dans l’UE. L’UE finance en outre les retours « volontaires » de migrants d’Afrique subsaharienne depuis la Tunisie vers leurs pays d’origine : 407 retours ont été ainsi financés depuis le début de l’année, selon la Commission [22]. Aussi, la Tunisie pourrait être considéré un pays « sûr » pour le renvoi des exilés tunisiens en situation irrégulière sur le sol de l’UE. La crise socio-économique sans précédent, suite à la mise en place de programmes d’ajustement à répétition, la dérive autocratique, ainsi que la xénophobie d’état spécifiquement dirigée vers les exilés subsahariens promu par le chef de l’état Tunisien laisse difficilement entrevoir sur quelles bases la Commission européenne semble vouloir l’identifier comme « pays sûr » [23]. De nombreux cas de violences et d’atteintes aux droits humains ont aussi été rapportés dernièrement par lesONGet la presse [24].

Une extension de la logique des accords « sur mesure » au service de l’externalisationdes frontières

La Commission Européenne entend développer cette logique à d’autres pays d’Afrique du Nord et propose actuellement de nouveaux plans d’action au service de l’externalisation des frontières. L’externalisation a pris une dimension courante avec la construction de l’espace Schengen ou la libre circulation a pour corollaire le contrôle strict des frontières extérieures. Depuis les années 1990, cette politique a consisté à reporter ce contrôle sur les pays voisins, singulièrement ceux du Maghreb et plus récemment sur la Turquie. En contrepartie, elle finance des installations de surveillance, des centres de rétention et de garde-côtes, facilite les visas, exige la signature d’accords les obligeant à réadmettre les “illégaux” et durcit leur législation sur l’immigration. En novembre 2022, le Conseil a adopté le plan d’action de l’UE pour la Méditerranée centrale [25] dont 13 des 20 mesures se concentrent sur le renforcement de la coopération avec les pays d’Afrique du Nord (en particulier la Libye, la Tunisie, l’Égypte et le Niger) et le Bangladesh. Ce plan d’action prévoit la formation et assistance des garde-frontières des pays ciblés ; la signature d’accords de réadmission pour faciliter les expulsions vers ces pays ; la mise en place d’opérations d’expulsion avec le soutien de Frontex ; coopération en matière de secours et de sauvetage et débarquement des personnes secourues en mer dans les ports des pays du Sud de la Méditerranée ; etc. Trois autres plans d’action de l’UE devraient être adoptés en 2023 pour « la route de l’Atlantique, de la Méditerranée orientale et de la Méditerranée occidentale » [26]. Les États européens conditionnent progressivement le financement du développement de ses partenaires non européens à la « sécurisation » des mouvements migratoires dans ces pays.

L’UE a, par exemple, promis au Maroc 152 millions d’euros pour la maîtrise des migrations ou d’aide au retour [27]. En Libye, l’UE et ses états membres continue de faire perdurer des accords visant à encourager et maintenir les efforts de ce pays d’Afrique du Nord à intercepter les migrants en mer et à les renvoyer dans ses centres de détention alors même que les exactions contre les migrants dans ce pays sont connues et documentées [28]. Le schéma est similaire à l’intérieur de l’UE : l’enquête d’Apostolis Fotiadis publiée jeudi 15 juin 2023 par le site Solomon révèle que la Commission européenne a fait plus que doubler les montants alloués à la Grèce pour la période 2021-2027 pour le renforcement des équipements, des systèmes de surveillance et des ressources humaines destinés au contrôle des frontières par rapport à la période précédente. Ainsi, le budget pour la surveillance des frontières s’élève à 800 millions d’euros alors que seulement 600 mille euros sont prévus pour les opérations de recherche et de sauvetage [29].

En somme, la conditionnalité dans les rapports Nord-Sud est de plus en plus utilisée pour gérer les migrations. Pour limiter le nombre d’entrées d’exilés dans l’espace Schengen, l’UE et les États membres sécurisent et criminalisent les phénomènes migratoires qui ont toujours existé et reporte la responsabilité de la réception et de l’accueil en dehors de leurs frontières. Ainsi, la conditionnalité est employée de manière plus ou moins subtile dans le cadre de la coopération au développement, les accords économiques et commerciaux et aux investissements, les politiques de réadmission et de visas, ou encore aux partenariats et relations politico-diplomatiques. Cette logique existait déjà, notamment en ce qui concerne le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFUE), destiné au contrôle migratoire, elle s’étend et se développe aujourd’hui avec de nouveaux instruments de financement, tels que l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale-Europe dans le monde [30]. Il est inquiétant de constater que les fonds de coopération au développement sont actuellement concentrés sur le contrôle des frontières et l’externalisation, des questions très éloignées de leurs objectifs premiers d’éradication de la pauvreté et l’amélioration des conditions de vie des populations. Plus inquiétant encore, cette logique est en train de s’étendre et de se poser en modèle de référence pour la gestion de la mobilité humaine vers l’Union européenne.

Telle une toile d’araignée, les frontières de l’UE commencent en Mauritanie, au Niger ou au Tchad. Elles se prolongent en Turquie, en Libye ou au Maroc. Envisagée comme des espaces militarisés et ultra sécurisés, elles séparent des espaces que seul filtre la mort. On se demande contre qui se battent les pays de l’UE en déboursant des millions pour installer du matériel de guerre à leurs portes ? Quelle guerre mènent-ils, et pour se protéger de quoi ? En focalisant ses politiques à criminaliser les exilés plus qu’à assurer des voies sûres pour le passage, l’UE alimente une parole publique et des politiques de plus en plus extrêmes. La construction de murs aux frontières,des discours anti-migrants de plus en plus décomplexée sont les conséquences directes d’une approche “dans l’urgence” et profondément raciste des mouvements de population.

En pratique, et au-delà même de l’Union européenne, ces politiques changent profondément les paysages socio-économiques de régions lointaines et façonnent la géopolitique des pays émetteurs et de transit. À chaque sas, les effets secondaires de cette politique sont criants : aux frontières externes de l’UE, mais aussi bien avant, la présence de milliers de sans-papiers et de personnes privées de leurs droits, rejetées dans une sorte de néant social, ghettoïsées et marginalisées caractérisent cette toile tissée depuis les pays du Nord par la psychose collective d’un “afflux massif et incontrôlable de migrants”. En même temps, cette toile d’araignée est à la fois le produit des rapports de domination et de dépendance financière que les pays européens et les institutions financières internationales établissent sur les pays tiers (avec la complicité de leurs gouvernements).

L’externalisation des frontières Européennes déstabilise les relations économiques sociales des régions qui les subissent

Depuis le recul progressif des frontières de l’espace Schengen, des chefs d’états exerçant un pouvoir autocratique aux portes de l’UE utilisent ces politiques de « chantage » ou de « conditionnalité ». En effet, ce rôle de gendarme que l’UE et ses États membres les incite à prendre donne aussi à ces pays des moyens de pression pour peser dans les négociations. En 2020, le président turc manipule les migrants en prétendant que la frontière de l’UE était ouverte afin d’obtenir la négociation de l’accord de 2016 au terme duquel Ankara s’engageait à barrer la route de l’UE aux réfugiés syriens moyennant 6 milliards d’euros [31]. Le Maroc, en ouvrant soudainement sa frontière avec l’enclave espagnole de Ceuta, en mai 2023, laissant partir vers l’Union européenne (UE) quelque 8 000 de ses ressortissants, pour faire pression sur Madrid à propos du Sahara occidental [32]. L’immigration est ainsi utilisée comme l’arme ultime par certains gouvernements de ces pays du Sud.

Enfin, du point de vue des pays émetteurs et de transit, ces politiques sont en train de perturber des mouvements de population très anciens qui ont participé à construire des relations économiques, sociales et géopolitiques entre des pays d’une même région.Tel est le cas, par exemple, du Niger et de l’Algérie dans la région entre le sahel et le Sahara. La vision eurocentrée et la manière de lire la mobilité humaine de certaines personnes comme une menace, voire un danger pour les sociétés et les cultures des pays, ont servi à justifier ces politiques de plus en plus strictes dans la région. Déjà en2014, l’Algérie a passé un accord de rapatriement avec le Niger qui devait concerner seulement les personnes qui s’adonnent à la mendicité. En 2016, cet accord s’appliquait désormais à l’ensemble des migrants subsahariens présents en Algérie avec une indistinction des cas particuliers alors même qu’une loi existe déjà en Algérie sur ces questions [33]. Ainsi, ces exilés sont d’abord déportés à Tamanrasset dans le sud de l’Algérie puis ils sont renvoyés dans le premier poste frontière du Niger, Assamaka où l’OIM y a ouvert un centre de transit dont les infrastructures ne permettent pas d’accueillir dignement les exilés déboutés de l’asile.

Ces changements de législations en Algérie et au Niger sont le fruit de la coopération avec l’UE. Au Niger, une loi préparée avec l’aide d’experts européens a été votée en 2015 et condamne pénalement tous ceux qui viennent en aide aux migrants sur le territoire [34]. Du point de vue européen, les migrants qui traversent le Sahara vont forcément se diriger vers l’Europe. En pratique, ils ne prennent pas en compte les migrations intra-africaines qui représentent pourtant la majorité des mouvements migratoires du continent. Effectivement, ces migrants vont rester sur le continent pour travailler en Algérie, en Tunisie ou au Maroc comme ils le font depuis des décennies.

D’après de nombreux chercheurs travaillant sur le sujet, il est difficile de savoir si ces lois répressives ont entraîné une diminution des tentatives de passage. En revanche, il est certain c’est que cette approche sécuritaire directement appliquée aux pays émetteurs et de transit condamne un grand nombre de personnes à la clandestinité. Alors qu’avant la mise en place de ces politiques d’externalisation, les circulations se faisaient de manière officielle, par le biais de taxes de passage (avec donc la possibilité d’estimer le nombre de passage) ce parcours est aujourd’hui beaucoup plus compliqué étant donné que les exilés prennent maintenant des routes différentes, plus longues, plus risquées, plus onéreuses. Ainsi, les conséquences pour le tissu social et économique local du passage à la clandestinité de ces convois de migrants sont importantes. Dans la région d’Agadez au Niger, il y a toute une économie du transit migratoire développée depuis les années 1960 et basés notamment sur les migrations de travail saisonnières qui avait fait naître des activités liées à l’hébergement, les transports, la restauration, la téléphonie mobile, ou le transfert d’argent qui est désormais condamnée à disparaître.

Cette contradiction entre rhétorique axée sur l’exceptionnalité perturbatrice et structures politiques et économiques se cristallise aussi autour de la figure des passeurs. Dans le discours public de nombreux gouvernement semble vouloir imposer l’idée que la lutte contre l’immigration clandestine implique le combat contre les passeurs. On tient là le responsable et le coupable de tous les exils. Or, il faudrait clarifier que la clandestinité est un concept fluctuant en politique, ainsi le migrant clandestin d’aujourd’hui ne l’était peut-être pas hier et ne le sera peut-être pas demain. De même que la figure du passeur présentée aujourd’hui par l’UE et la presse comme un trafiquant d’êtres humains ou un exploiteur, était un commerçant qui s’inséraient fluidement dans le tissu socio-économique d’une époque passée [35].

L’externalisation des frontières et l’endettement privé

Enfin, le parcours migratoire est aussi indissociable de l’endettement des personnes voulant atteindre le sol de l’UE. Ainsi, la criminalisation de l’immigration rend le voyage non seulement dangereux, voire mortel, mais aussi extrêmement coûteux. En 2015, il a été estimé qu’une place dans un bateau de fortune allant des côtes turques jusqu’en Grèce coûtait 1000 dollars, face aux 20 dollars que coûtait le prix d’un billet de ferry pour le même trajet [36]. Le coût du trajet depuis le Nigeria jusqu’en Europe en passant par la Libye était estimé en 2017 en moyenne entre 4000 et 6000 dollars [37]. Enfin, le coût pour traverser la Manche depuis Calais pour attendre le Royaume Uni était estimé à 5000 dollars.

Afin de réunir ces sommes colossales, des familles et communautés se voient obligées, non seulement de faire d’importants sacrifices, mais aussi de s’endetter, en espérant que les personnes ayant migrées puissent arriver sur le sol européen et travailler afin de les soutenir. Livré·es à un destin arbitraire et dans l’absence totale de droits, les personnes migrantes peuvent aussi devoir s’endetter pendant ce voyage, restant donc coincé·es dans les pays de transit, voire soumis·es à l’esclavage comme cela a été reporté pour le cas de la Libye. En ce sens,les politiques migratoires mises en place par les pays occidentaux et tout particulièrement par l’Union Européenne font le jeu d’une économie de la migration très lucrative et qui résulte dans l’endettement et la misère non seulement des personnes migrantes mais aussi de leur entourage dans les pays d’origine.

Conclusion

Alors que certains gouvernements tel que l’exécutif de Pedro Sánchez en Espagne se vantent de la baisse des arrivées illégales de migrant·es en Espagne, le véritable bilan des politiques européennes est actuellement mesuré dans la quantité de décès qu’elles produisent et de souffrance qu’elles génèrent. Dans cet article nous avons voulu rappeler l’économie politique qui constitue ces politiques migratoires meurtrières et leur relation avec les rouages de la dette.

Les politiques migratoires mettent généralement l’accent sur son caractère perturbant pour les frontières et l’ordre social en Europe. Ces perturbations appellent à la mise en place de mesures et politiques d’exception et d’urgence pour une grande partie de la classe politique. Cette apparence d’urgence et d’exception dénote pourtant un caractère systémique : la mise à distance des exilés et le report de la responsabilité de réception, d’accueil et/ou de renvoi a des pays tiers, plus pauvres. Par ailleurs, les cadres de coopération informels à travers lesquels l’UE et ses États organisent ce maintien à distance des personnes considérées indésirables et les modalités pour expulser celles qui sont parvenues en Europe échappent à tout contrôle parlementaire, démocratique et judiciaire. L’accès restreint à l’information et l’absence de contrôle démocratique qui les caractérise soulèvent la question des responsabilités relatives aux violations des droits perpétrées hors des frontières de l’UE, sur le territoire des pays« coopérant », en Libye, en Turquie, au Niger, en Albanie.

Dans un système capitaliste en crise, ces politiques sont devenues un des mécanismes à travers lesquels les États, et dans ce cas-ci l’UE, entendent détourner le regard des contradictions majeures auxquelles ces économies font face. Nous avons rappelé dans cet article comment les politiques migratoires et diverses formes d’endettement vont généralement de pair. Le régime d’exception qu’on applique pour “gérer les migrant·es” contraste avec le système d’exploitation et extraction de richesses accrues par la dette.

En remplaçant les rapports coloniaux, l’ensemble des relations entre pays du nord et du sud est aujourd’hui traversé par les mécanismes de la dette et des politiques migratoires. En ce sens, le conditionnement de l’octroi de fonds aux pays tiers à des engagements en termes de gestion des migrations est l’expression la plus concrète de cette politique d’externalisation des frontières et du maintien de la dépendance des pays du sud vis-à-vis des pays du nord. Ainsi, si les naufrages en méditerranée et les politiques de l’UE et des États membres en matière de migrations sont souvent présentes dans la presse comme indépendantes, en réalité, elles sont le revers d’une même médaille. De même, elles sont aussi encastrées dans un ensemble de rapports économiques basés sur l’endettement. L’aspect systémique de ce rapport correspond aussi à une économie politique des politiques migratoires qui répond à la nécessité de maintenir des relations de dépendance via l’endettement, comme aussi l’ouverture de nouveaux espaces d’enrichissement et d’accumulation.

La polarisation politique et sociale autour de la question migratoire est le produit de la désactivation autour du partage de la valeur au sein des sociétés européennes. Dans un système économique en crise, le focus sur les migrations agit comme une soupape de sécurité et de bouc émissaire. Afin de rompre avec cette polarisation, il est nécessaire de rappeler le transfert net de richesses des pays du Sud vers les pays riches. Il faut aussi rappeler que les logiques d’ajustement structurel sont liées entre le nord et le sud. Tout est à repenser dans les pays de l’UE pour enfin mettre en place des politiques dignes et à la hauteur de l’importance du phénomène migratoires pour nos sociétés. Il faut désintoxiquer le discours public qui infuse une vision fausse des personnes en exil. Tantôt présentés comme des menaces pour la civilisation occidentale, tantôt comme des victimes de trafic en tout genre, aucune de ces deux visions ne permettra de penser les migrations telles qu’elles sont :des mouvements de populations très anciens qu’il faut anticiper et accompagner.

Les dynamiques de l’ajustement structurel et de l’austérité sont autant celles qui plongent les pays dépendants dans la misère comme celles qui motivent les conditions criminelles et le partage inégal de l’accueil au sein de l’UE. Non seulement il faut mettre en place de voies sûres pour que les personnes puissent se déplacer sans craindre pour leur vie, mais aussi s’assurer que les ressources de l’aide publique au développement répondent à certains critères afin d’effectivement,« favoriser le développement économique et l’amélioration du niveau de vie des pays en développement » [38]. Alors que l’UE détourne l’objectif de l’aide publique au développement au profit de la coopération extérieure sur le contrôle des migrations, notamment en conditionnant cette aide à la collaboration de l’État tiers à l’expulsion des personnes en situation irrégulière, la coopération internationale ne devrait jamais être conditionnée à la participation à une politique d’externalisation des frontières. Enfin, il est indispensable de casser les mécanismes économiques qui soutiennent l’ensemble de l’approche migratoire raciste. Ainsi il faut engager un processus d’annulation des dettes illégitimes des pays dépendants, qui permette aux peuples de sortir des logiques perverses de l’ajustement structurel.

Après le coup d’état militaire au Niger le 26 juillet et la crainte d’une situation qui se dégrade dans la région notamment entre la CEDEAO et les pays déjà dirigés par des militaires, le phénomène migratoire que nous avons décrit entre le Niger et l’Algérie pourraient s’accentuer pouvant conduire à une crise humanitaire sans précédent si ces politiques de distanciation des exilés sont maintenues en l’état.

 

 

Notes

[3Pour plus d’informationnous conseillons de lire le livre Banque mondiale : une histoire critique(2021), par Éric Toussaint.

[14Au sein de la direction politique de la Commission, ce dossier est géré par Margaritis Schinas (vice-président et commissaire en charge de la « promotion de notre mode de vie européen ») et Ylva Johansson (commissaire européenne aux affaires intérieures).

[30IVCDCI, ou NDICI-Global Europe en anglais

 

 

Source : https://www.cadtm.org/Comment-la-dette-permet-d-expliquer-l-economie-politique-des-politiques

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