L’accord de cessez-le-feu avec le Hezbollah a permis à Israël d’atteindre son objectif de découpler Gaza du Liban. Mais si l’avenir de l’Axe de la Résistance reste incertain, la stratégie d’Israël l’est tout autant.
L’accord de cessez-le-feu entre le Liban et Israël peut être abordé sous plusieurs angles. Le plus important est la série des coups portés par Israël à la résistance libanaise, en ciblant systématiquement ses dirigeants et ses capacités opérationnelles depuis le mois de septembre. Ces attaques ont mis à mal la stratégie de l’ « unité des fronts » chère au Hezbollah en démontrant que le maintien d’un dispositif militaire actif sur plusieurs fronts s’avère plus difficile à supporter que prévu. Des signes étaient déjà apparus, laissant entendre que le Hezbollah serait prêt à envisager un cessez-le-feu. À condition qu’il lui permette de préserver sa capacité opérationnelle, de sauvegarder l’intégrité du Sud-Liban et de maintenir son récit ontologique de la résistance.
L’appareil militaire israélien, ses services de renseignement et son réseau de sécurité considéreront probablement cette campagne comme un succès. Ils ont effectivement mis fin au règne de plusieurs cadres du Hezbollah issus de la première génération ; ils ont démontré leur capacité à infiltrer et à assassiner des dirigeants clés ; et ils ont infligé une punition collective à la « base sociale » d’où le Hezbollah tire sa force. À l’avenir, Israël surveillera de près qui assumera la direction du mouvement, espérant un glissement des figures du passé vers des personnalités qui pourraient prôner la retenue.
Cependant, la stratégie militaire israélienne a montré ses limites au cours des dernières semaines. Elle était typiquement structurée autour d’engagements courts, tranchants et décisifs. Or, le Hezbollah ne s’est pas effondré sous la pression de l’invasion terrestre. Au contraire, il a réussi à récupérer une grande partie de sa capacité opérationnelle, conservant sa position d’acteur militaire redoutable. Et il a pu empêcher tout accord visant à le désarmer ou à établir une zone tampon dans le sud du Liban.
Ainsi, l’accord de cessez-le-feu offre à Israël un résultat notable : le découplage de Gaza et du Liban. Cependant, sur tous les autres fronts, l’accord n’a pas apporté les résultats décisifs qu’Israël recherchait.
Cet accord a également des conséquences importantes pour les colonies israéliennes situées près de la frontière avec le Liban. La rhétorique de la victoire totale a été remplacée par une volonté pragmatique de retrait, rétablissant un statu quo ante semblable à la période d’avant-guerre. Malgré les succès tactiques, les habitants de ces colonies restent très conscients de la présence et des capacités du Hezbollah. Convaincre des milliers d’entre eux de revenir sera un défi qui nécessitera probablement des incitations financières et des investissements substantiels pour rétablir la confiance et la sécurité.
D’un autre côté, la guerre a mis en évidence les vulnérabilités du Hezbollah, qui influenceront sans aucun doute sa reconstruction interne et qui amèneront une réévaluation de ses capacités opérationnelles. Parmi ces vulnérabilités : l’exposition de l’organisation aux renseignements israéliens et occidentaux, l’incapacité ou le refus d’utiliser une plus grande partie de sa puissance de feu, et le coût du report de la confrontation avec Israël pendant plus de dix-sept ans.
Une question cruciale va certainement animer les débats en interne : le Hezbollah risque-t-il de se replier sur des idéologies isolationnistes liées uniquement à l’État libanais, en particulier après avoir perdu une grande partie de sa direction centrale ? Un tel changement pourrait compromettre ses ambitions régionales plus larges et affaiblir son efficacité stratégique dans les confrontations futures avec Israël ou le transformer en un parti sectaire de plus sur la scène politique libanaise. Elle pourrait également renforcer les voix internes qui prônent un statu quo de non-confrontation avec Israël, ce qui modifierait fondamentalement son rôle dans l’axe de la résistance.
Gaza reste isolée, mais Israël est fatigué et se divise
Israël a réussi à dissocier le front libanais de Gaza, mettant ainsi fin aux attaques d’usure le long de sa frontière nord. Cette manœuvre a laissé Gaza et sa résistance isolées, face au poids de la pression militaire et politique israélienne. Certes, un soutien pourrait encore émerger d’autres fronts, en particulier du Yémen. Mais la question de Gaza a été réduite dans les pourparlers, affaiblissant son pouvoir de négociation.
Ce découplage pourrait également permettre à Israël d’avancer ses plans de guerre à Gaza. Mais il y a plusieurs réserves. Le premier défi réside dans l’intention stratégique plus large d’Israël : réaffirmer son contrôle sur Gaza dans un avenir prévisible. Le retour militaire d’Israël dans la bande de Gaza soulève des questions quant à la durabilité d’une telle démarche, aux coûts de gouvernance et aux implications à long terme pour sa position nationale et internationale. Les complexités logistiques, politiques et sociales du maintien du contrôle sur un territoire aussi disputé constituent des obstacles redoutables, d’autant plus qu’Israël n’a pas réussi à vaincre le Hamas ni à mettre fin à son influence dans la bande de Gaza.
Deuxièmement, les projets israéliens d’expansion des colonies à Gaza, d’annexion de terres, de redécoupage de la frontière et de maintien de la présence dans le corridor de Philadelphie et dans d’autres zones stratégiques reflètent une ambition coloniale plus profonde. Si ces plans visent à consolider la domination territoriale, ils comportent aussi des risques importants. Il faudra composer avec une résistance palestinienne soutenue. Ainsi qu’avec des questions logistiques et morales complexes pour imposer des structures coloniales. Si bien que les objectifs apparaissent précaires. De plus, le transfert de colons à Gaza exigerait de la population locale un degré de stabilité et d’assentiment qui semble improbable dans les conditions actuelles. Enfin, ces plans compliquent la position d’Israël concernant le retour des otages, révélant une contradiction critique dans ses calculs stratégiques.
Ces contradictions sont désormais sur le point de dominer le paysage politique israélien. Après plus d’un an de guerre, la fatigue et la lassitude s’installent. Le discours sur la victoire totale est remis en question, laissant apparaître des signes de pragmatisme. On le voit notamment aux segments de plus en plus importants de la société israélienne qui, surtout ces derniers mois, manifestent le désir de mettre fin aux guerres à Gaza et au Liban. Ce sentiment souligne la tension entre les ambitions militaires expansives de l’État et le désir de stabilité et de résolution croissant au sein de citoyens souhaitant un retour à la vie sans guerre.
Soulignons que cette dynamique s’inscrit dans le contexte d’un gouvernement de droite attaché à l’épuration ethnique et à l’expansion des colonies. La question des otages est devenue quant à elle la préoccupation centrale des factions israéliennes de gauche. Cette contradiction devrait exacerber les luttes internes sur la corruption de Netanyahou et les réformes juridiques controversées défendues par le bloc sioniste religieux. De manière générale, le projet de redéfinir l’identité de l’État pourrait aggraver les fractures sociétales, polariser l’arène politique et intensifier la bataille en cours sur la trajectoire future d’Israël.
L’unité des fronts
La stratégie de « l’unité des fronts », telle que pratiquée par l’axe de résistance, repose sur un équilibre délicat entre ambiguïté et flexibilité. Elle lie ses forces constitutives à un récit stratégique commun et à un objectif global tout en permettant à chaque contexte géographique de définir la portée et la nature de son engagement. Cette double approche – unifiée dans la vision, mais localisée dans l’exécution – a permis à la résistance de s’adapter à des terrains divers et de tirer parti de dynamiques spécifiques sans compromettre la cohérence de son cadre plus large.
La guerre actuelle a mis en lumière les forces et les vulnérabilités de cette stratégie. Parmi ses succès figure la synchronisation de plusieurs fronts, qui a créé de multiples dilemmes pour Israël sur différents théâtres opérationnels. Ce conflit prolongé a non seulement épuisé les ressources d’Israël, mais a également approfondi sa dépendance envers les puissances occidentales, exposant la fragilité de ses ambitions hégémoniques. La capacité de la résistance à maintenir la pression sur Israël depuis diverses directions a démontré l’efficacité d’un modèle de lutte décentralisé, mais interconnecté.
Cette stratégie comporte néanmoins de sérieux défis. Elle révèle les tensions inhérentes aux différences géographiques, idéologiques et sociales des forces constituantes de la résistance. Ces contradictions mettent à rude épreuve la cohésion de l’approche de « l’unité des fronts », soulignant la difficulté de maintenir un front uni lorsque les réalités locales divergent du récit collectif. L’équilibre entre objectifs communs et contraintes locales reste un test permanent pour la viabilité à long terme de cette stratégie.
Si le front libanais avait été isolé de la guerre qui dure depuis un an à Gaza, les résultats pour le Hezbollah auraient pu être sensiblement différents. À bien des égards, le Hezbollah a payé les frais de la stratégie de « l’unité des fronts », subissant des pertes importantes parmi ses cadres, son leadership et sa capacité opérationnelle. Mais en même temps, le Hezbollah a aussi bénéficié de ce cadre interconnecté. Il y a eu les frappes israéliennes visant à décapiter le mouvement, les assassinats ciblés ou encore les opérations menées à partir de renseignements comme les attaques de bippers et les communications interceptées. Or, toutes ces opérations sont intervenues dans un contexte où les forces israéliennes étaient fatiguées par leur offensive prolongée à Gaza. Si bien que l’impact des attaques contre le Hezbollah a pu être dilué.
Sans les efforts de la résistance continue de Gaza, ces opérations auraient pu infliger des dommages bien plus importants au Hezbollah. L’alignement avec Gaza a donc non seulement atténué la concentration militaire d’Israël, mais il a également fourni au Hezbollah un espace de respiration crucial pour réajuster ses stratégies. Le conflit prolongé à Gaza a mis à rude épreuve les ressources d’Israël, ses capacités militaires et le moral de ses forces de réserve. Ces conditions, combinées à la cohérence stratégique fournie par « l’unité des fronts » ont permis au Hezbollah de maintenir sa résilience et de manœuvrer politiquement et militairement.
Pour l’avenir, la trajectoire de la stratégie de « l’unité des fronts » reste incertaine. Les forces constituantes se replieront-elles dans une posture isolationniste, attachées à des préoccupations locales ? Ou maintiendront-elles leur position anti-hégémonique plus large dans la région ? Les réponses à ces questions façonneront l’avenir de l’axe de résistance et sa capacité à naviguer dans l’interaction complexe des dynamiques de pouvoir régionales et mondiales.
Victoire totale ou succès suffisant ?
L’accord de cessez-le-feu avec le Liban brise la volonté israélienne de remporter une victoire totale. Il signale également le début de sa propre implosion sous le poids de la réalité.
Israël est désormais confronté à une multitude de défis : des mandats d’arrêt en attente devant la CPI ; des fractures dans son récit historique ; et le paradoxe stratégique de chercher une résolution décisive à la question palestinienne sans pouvoir la résoudre réellement, ce qui pourrait déboucher uniquement sur un changement des termes et des conditions de la lutte.
C’est en soi l’un des succès de « l’unité des fronts ». Elle a contraint Israël à une guerre prolongée – une guerre qu’Israël a initialement embrassée et recherchée – mais qui a finalement le potentiel de remodeler sa propre compréhension de ce que la puissance militaire peut et ne peut pas accomplir. Le conflit qui perdure a éprouvé les limites de la stratégie israélienne. Il a aussi exposé les contradictions inhérentes à son recours à la force comme outil pour maintenir la suprématie juive en Palestine.
Le récit israélien subira inévitablement une mutation subtile. On passera par exemple des proclamations de victoire totale aux concessions plus modestes d’une victoire suffisante. Cependant, même cette suffisance, ce repos précaire, cèderont la place aux antagonismes persistants et inflexibles qui sous-tendent son tissu social contemporain. Ces contradictions définiront non seulement sa relation avec les Palestiniens – avec les rappels gênants d’une histoire non résolue – mais aussi sa gestion intérieure, les fractures et les lignes de faille en son sein et auxquelles elle ne peut échapper.
Source originale : Mondoweiss
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action