En ces temps post-Orwelliens et post-Kafkaïens, Israël peut tout à fait menacer de bombarder l’Iran à seule fin de préserver son droit au nettoyage ethnique de la Palestine, et les États-Unis peuvent tout à fait « mettre toutes les options sur la table » face à la terrible menace iranienne, à seule fin de maintenir et renforcer leur propre hégémonie au Proche Orient (et de montrer qu’Obama n’est pas une mauviette), forts du ferme soutien de l’establishment occidental (et de l’Arabie Saoudite). Tout cela repose sur un niveau de partialité et d’hypocrisie à couper le souffle, mais la puissance du véritable « axe du mal » – États-Unis/Israël – la sempiternelle diabolisation du pays cible, la complicité de l’Union Européenne, la subordination et l’instrumentalisation des Nations Unies et de la Cour Pénale Internationale (CPI), et le degré d’asservissement des médias de masse (qui vaut bien celui de la Pravda) sont tels, que cela en devient effectivement possible.
Bombes, nettoyage ethnique et droits hégémoniques
Tout cela découle du déséquilibre des pouvoirs et des « dangers de la prédominance » qui, pour Gareth Poter, pavaient déjà « la route de la guerre du Vietnam » (titre et sous-titre de son excellent ouvrage). Celui qui dispose d'une puissance écrasante, pense pouvoir tout faire en toute impunité et pouvoir constamment outrepasser ses droits, en brandissant seulement la menace de la guerre, sûr de pouvoir imposer à quiconque de s'avouer vaincu d'avance, à la seule idée des défaites à venir. Si ce dernier refuse d'abdiquer, l'autre ne doutera pas de pouvoir l'emporter assez facilement, fort de son écrasante supériorité, pérennisant de fait son droit (ou celui de ses clients) à mener un nettoyage ethnique ou à déstabiliser toute la région, sans entacher sa crédibilité.
Du fait du déséquilibre même de cet enchevêtrement d'intérêts et de pressions, et de ce type de raisonnement politique, l'acquisition par l'Iran d'une capacité de défense nucléaire serait, en réalité, plutôt favorable à la paix que le contraire, car cela contribuerait à entraver tant soit peu la domination et le nettoyage ethnique exercés par l'axe du mal. C'est au contraire le plein soutien de l'Occident au développement de l'arsenal nucléaire d'Israël qui constituait une attitude déstabilisatrice et une menace pour la paix, facilitant un nettoyage ethnique de grande envergure. C'était, et c'est toujours, une violation patente de l'esprit et de la lettre de la Charte des Nations Unies et du Traité de Non-Prolifération Nucléaire. L'idée que l'Iran représente une menace du fait de son activité nucléaire est certainement exacte, mais seulement en ce sens que cette activité pourrait, à terme, porter très légèrement ombrage à l'hégémonie américaine, à la capacité de spoliation systématique d'Israël, et au droit d'agression dont disposent Israël et les États-Unis.
Tout cela est d'une partialité à couper le souffle. Israël menace aujourd'hui ouvertement d'attaquer l'Iran, ce que les média évoquent tranquillement, sans une once d'indignation. La majeure partie de la classe politique approuve d'ailleurs ouvertement l'idée d'une telle attaque et exhorte même les États-Unis à soutenir cette agression préméditée. Les seules réserves dont médias et politiciens de gauche soient encore capable de faire preuve, concernent uniquement le risque de dérapage d'une telle attaque vers une conflagration militaire totalement démesurée, entraînant une flambée des cours du pétrole et une aggravation de la récession. Mais qu'une telle agression viole ouvertement la Charte des Nations Unies, ça… ça ne leur pose absolument aucun problème. Même Ban Ki-Moon, dont la fonction est précisément de servir et défendre cette Charte (mais qui la trahit quotidiennement dans son rôle de caniche américain), n'y trouve strictement rien à redire. Et les « Better Angels » de Steven Pinker en sont une fois de plus pris à défaut [ndt : Dans son dernier ouvrage, Pinker explique que si les Occidentaux apparaissent de moins en moins bellicistes et violents c'est certainement parce que les meilleurs côtés de leur nature (leurs « better angels ») dominent de plus en plus leurs activités. Le monde à l'envers !].
Lorsque Ahmadinejad a déclaré qu’Israël serait un jour effacé de la carte, les Occidentaux ont bondi bruyamment au créneau, dénonçant à cor et à cri les sinistres desseins du gouvernement iranien et la menace qu'il faisait peser sur Israël et l'Occident. A aucun moment Ahmadinejad n'a jamais parlé clairement d'une attaque d’Israël par l'Iran, et nombre de preuves attestent au contraire que sa déclaration la plus fréquemment citée – et de façon extrêmement réductrice – fut toujours mal traduite et mal interprétée. En réalité, il ne faisait que reprendre une déclaration antérieure de Khomeini, arguant qu’Israël, un jour transformé, finirait par passer d'une forme d’État exclusivement ethnique à une autre, plus tolérante, tout comme l'Union Soviétique s'était elle aussi transformée, non par la force, mais par un ensemble de processus politiques. Mais tandis qu'en Occident, pontes et dirigeants s'offusquent outrageusement de cette simple phrase (qui en substance et dans sa formulation originelle n'avait rien d'une menace d'agression iranienne), les menaces d'agression parfaitement explicites d’Israël à l'encontre de l'Iran ne soulèvent pas la moindre indignation, ni aucune demande de mesures de rétorsion de la part du monde libre. Ici encore, l'hypocrisie et la partialité atteignent des proportions abyssales.
De même, justifier cette attaque en arguant que l'Iran serait sur le point de disposer d'une capacité nucléaire, n'est qu'une sinistre comédie. Que l'Iran en ait besoin, qu'il ait besoin des armes elles-mêmes pour se défendre, les menaces ouvertes d’Israël et l'incapacité de l'Occident à tenir Israël en bride suffisent à le démontrer. En fait, les États-Unis et d'autres grandes puissances occidentales ont convenu de concert de faire d'Israël une puissance nucléaire sur laquelle l'Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) n'ait aucune capacité de contrôle. Et dans le même temps, ils tournaient leur vertueuse indignation et leurs menaces contre l'Iran, dont la coopération avec l'AIEA n'est jamais assez parfaite – remarquable illustration en fait de double standard (deux poids deux mesures) et d'hypocrisie.
Non moins risible est le soin que prennent les médias et la classe politique à jouer les idiots, concernant l'arsenal nucléaire israélien, comme s'il s'agissait d'un droit naturel évident, n'ayant strictement rien à voir avec l'égalité devant la loi, les règles d'application du droit international ou la question de savoir en vertu de quel principe seul Israël aurait légitimement le droit de se défendre. Dans « le plus grand journal du monde » (le New York Times, selon Paul Krugman), David Sanger et David Broad ont pondu quantité d'articles sur les rapports de l'AIEA et les allégations concernant le programme nucléaire iranien et le prétendu manque de coopération de l'Iran. Aussi rarement que possible, ils y effleuraient en passant le problème de l'arsenal nucléaire israélien. (C'est bien le même journal qui pouvait aussi publier entre le 11 septembre 2001 et le 21 mars 2003, 70 éditoriaux sur l'imminence de l'agression américaine contre l'Irak sans mentionner une seule fois la Charte des Nations Unies). Propagande de guerre éblouissante s'il en fut !
On retrouve le même double standard, la même propagande et la même expression pathétiquement consternante du journalisme, dans les articles et commentaires concernant le « terrorisme » israélien ou iranien. On assassine en Iran une kyrielle de scientifiques, des bombes anéantissent des installations militaires et leur personnel, des cyber-attaques extrêmement sophistiquées sont menées contre le programme nucléaire iranien pour le mettre en échec, on reconnaît le plus ouvertement du monde que le Mossad israélien a travaillé de concert avec l'organisation terroriste iranienne MKO (Mujahedin Khalq Organization) pour mener cette série d'attaques, d'attentats et d'assassinats et, bien que plusieurs responsables américains aient officiellement reconnu tout cela sur NBC News (Brian Williams, “Israel turns to terror gang to kill Iranian scientists, U.S. officials tell NBC News” 9 février 2012), les médias en parlent comme d'une suite d'incidents sans grande importance ; pas d'indignation, pas de demande de sanctions contre les activités terroristes de cet État… Serait-ce parce que, en tant que principal soutien financier et militaire d’Israël les USA en deviennent de facto le complice ? Fort de ce soutien, Israël jouit en effet du privilège de pouvoir à sa guise envahir le Liban, y larguer et laisser avant de se retirer (en 2006) près d'un million de bombies, (ndt : sous-munitions de bombes à fragmentation, équivalent à autant de mines anti-personnel), poursuivre son perpétuel nettoyage ethnique des Bédouins et des Palestiniens, terroriser et menacer l'Iran de bombardement nucléaire, voire le bombarder effectivement, etc.
Mais officiellement, pour les USA et leurs alliés, c'est l'Iran qui soutient le terrorisme ! De sorte que l'attention, l'indignation et la fausse candeur sont subitement d'un tout autre ordre dès qu'on l'accuse de terrorisme. Rappelons par exemple qu'au plus fort de la guerre d'Irak, l'Iran fut régulièrement accusé de fourbir illégalement des armes à l'un des belligérants, alors que le seul fournisseur d'armement tenu pour légitime dans ce conflit (auteur aussi des principaux carnages), était l'occupant lui-même, venu de l'autre bout du monde au prétexte de se défendre contre les armes de destruction massive irakiennes. C'est donc bien sûr l'intervention de l'Iran qui était ici criminelle.
Plus récemment, on a accusé l'Iran d'avoir prémédité une prétendue tentative d'assassinat contre l'ambassadeur d'Arabie Saoudite aux États-Unis, à Washington DC. Des responsables iraniens étaient supposés avoir pris contact avec un expatrié iranien installé aux États-Unis, afin qu'il trouve parmi les trafiquants de drogue de la pègre mexicaine, un tueur prêt à se charger de la besogne. Curieusement, l'intermédiaire était à la fois déséquilibré et incompétent, et le Mexicain qu'il avait contacté était justement un agent de la DEA (Drug Enforcement Administration : ministère américain chargé de la lutte contre les stupéfiants). Remarquable coïncidence ! Cette tentative iranienne, qui violait tous les principes les plus élémentaires des opérations d'espionnage, ne pouvait que ruiner tous les récents efforts diplomatiques de l'Iran pour améliorer ses relations avec ses voisins arabes (Saoudiens notamment). Ce complot, immédiatement découvert bien évidemment, aurait eu par ailleurs les pires conséquences pour les intérêts nationaux iraniens si l'assassinat avait effectivement eu lieu. Il servait en revanche merveilleusement les intérêts des partis les plus bellicistes, aux USA comme en Israël. Il ne fait désormais quasiment aucun doute que ce complot n'était en réalité qu'une opération de plus menée sous fausse bannière, afin de justifier un durcissement accru des positions anti-iraniennes. « Un flop ridicule », comme le décrit Juan Cole.
Les actions terroristes qui ont suivi en Inde, en Géorgie et en Thaïlande ont le même parfum d'opérations false flag (menées « sous fausse bannière », c'est à dire attribuées à l'adversaire). L'attentat à la bombe contre une voiture israélienne à Delhi n'a fait aucune victime, ni mort ni blessé grave et, comme l'a démontré Gareth Poter, semble avoir été planifié pour n'en faire aucun. (Porter, “Who was behind the Delhi bombing ?” Aljazeera, 2 mars 2012.) D'ailleurs l'Iran a en réalité tout intérêt à conserver d'excellentes relations avec l'Inde, l'un des principaux débouchés pour le pétrole et le gaz iraniens, à l'heure où les Occidentaux font leur possible pour obtenir de Dehli qu'elle en suspende l'importation. Enfin, contrairement à ce qu'ont prétendu les autorités israéliennes, ce n'est pas le même type d'explosif qui a été utilisé dans les attentats de Tbilissi et Bangkok. Là encore, Poter démontre que ces attentats étaient en réalité totalement contraire aux intérêts iraniens, mais suggèrent fortement une opération israélienne sous fausse bannière. Il est d'ailleurs intéressant de constater que, contrairement aux attentats menés en Iran par le Mossad et le MKO, ces attentats aussi n'ont fait aucune victime. Mais, bien sûr, aux yeux de la « presse libre », ils n'en confirment pas moins le penchant de l'Iran pour ce type d'actions, tandis que les attentats israéliens en Iran, si nombreuses que soient les victimes, passent littéralement comme une lettre à la poste.
Traduit de l’anglais par Dominique Arias
Source: Z Magazine, avril 2012