Bernie Sanders teste les limites du système politique américain

Le Grand Espoir Gris (NdT : “Great Gray Hope”, surnom donné par l’auteur à Bernie Sanders) s’est retiré de la course aux primaires présidentielles, laissant Joe Biden, chancelant, comme dernier démocrate en lice. Ce que Bernie Sanders a accompli sur le plan électoral est remarquable, révélant à la fois jusqu’où un progressiste peut s’aventurer et les limites qui interdisent toute nouvelle avancée vers la gauche au sein du Parti démocrate.

 

Sanders repousse les limites du système

Le fait que Sanders ait été autrefois le favori et ait pu emporter les primaires démocrates est un indicateur de la décadence de l’ordre néolibéral. La pandémie de coronavirus a été à la fois le coup de grâce de la campagne de Sanders et l’événement historique mondial qui a prouvé sans conteste que son programme de soins de santé universels et d’équité envers la classe ouvrière était le remède nécessaire pour une nation en difficulté.

Le “shelter-in-place” (NdT : fait référence à une alerte de sécurité indiquant de s’abriter sur place  plutôt que d’évacuer une zone dangereuse) est le point fort de Biden, tandis que la capacité contagieuse de Sanders à enthousiasmer les jeunes a été mise en confinement. Et non, l’option de Biden en matière de soins de santé publics n’est même pas un petit pas vers un système de santé universel. Il s’agit d’un pas dans la direction opposée, qui soutient le secteur de l’assurance privée en faisant en sorte que les contribuables prennent en charge les cas à haut risque.

Le mensonge selon lequel l’argent n’était pas disponible pour financer un système de santé universel est maintenant dévoilé par des tsunamis d’argent liquide mis en réserve en franchise d’impôt pour ressusciter les marchés financiers spéculatifs parasitaires. Avec le chômage qui sévit et la valeur nette de Jeff Bezos qui gonfle de plusieurs milliards par jour, Sanders a eu la témérité de dire “Si Trump peut mettre un billion et demi dans le système bancaire, nous pouvons protéger les salaires des travailleurs ordinaires.

Lorsque, dans les débats démocrates, le neuvième homme le plus riche du monde a affirmé qu’il avait gagné ses milliards grâce à son travail, seul Sanders était en mesure d’affirmer, comme il l’a fait, que les travailleurs de Bloomberg avaient dû l’aider. Lorsque Bloomberg a proposé de financer l’éventuel candidat du Parti démocrate, seule la campagne de Sanders s’y est opposée.

Bloomberg avait cependant raison lorsqu’il parlait de ses principaux rivaux : “Je fais exactement la même chose qu’eux, à la différence que j’utilise mon propre argent. Ils utilisent l’argent de quelqu’un d’autre, et ces autres personnes attendent quelque chose d’eux“. Le fait que Sanders ait récolté trois millions de dollars quelques heures après l’annonce de sa candidature et qu’il ait recueilli plus d’un million de petits donateurs montre à quel point il était redevable à sa circonscription.

Sanders n’était pas prêt à se contenter de marmonner des homélies hypocrites à propos de la “classe moyenne”. Il a explicitement défendu la “classe ouvrière” contre les ravages du néolibéralisme, soulevant des questions qui ne seraient pas abordées par le duopole bipartite.

Les “y’a qu’à, faut qu’on” ont critiqué avec méchanceté Sanders pour n’avoir pas pris Biden à la gorge. Mais malgré les critiques, Sanders a fait ce que certains électeurs de gauche ont demandé aux politiciens de faire. Il est resté fidèle à son message, s’en est tenu aux enjeux, et ne s’est pas perdu sur le terrain des arguments ad hominem.

Ce que Sanders n’a pas fait, c’est critiquer politiquement le bilan d’Obama/Biden, paralysé par sa détermination à ne pas nuire au Parti démocrate. La courtoisie n’a pas été rendue, c’est le moins qu’on puisse dire. Contrairement à Trump en 2016, qui a attaqué l’establishment républicain et a gagné, Sanders a retenu ses coups et a perdu.

Le système repousse les limites de Sanders

Paradoxalement, le fait de s’être présenté au nom du Parti démocrate a été à la fois la raison de son succès et la source de son échec. Si Sanders ne s’était pas présenté au nom de ce parti, il n’aurait pas eu de moyen d’intimidation pour faire avancer sa candidature et – en l’absence d’un mouvement de masse – il aurait été sommairement relégué à l’obscurité. Se présenter comme candidat d’un grand parti lui a donné accès à une ligne de vote, aux débats et à d’autres avantages de l’appareil du parti.

Sanders, au départ indépendant, a été à la fois le plus grand cadeau et le plus grand défi pour le Parti démocrate. Le parti avait des problèmes : le libéralisme[1] était mort et avec lui le programme du New Deal, qui était le ciment qui maintenait les fidèles ensemble. Avec la procédure de destitution appartenant désormais à l’histoire et le Russiagate qui n’a débouché sur rien, si Sanders n’était pas apparu, les Démocrates néolibéraux auraient dû inventer quelqu’un comme lui pour empêcher leur circonscription de s’effondrer.

Et Sanders est arrivé en disant : “nous devons reprendre les affaires inachevées du New Deal et les mener à bien”. Le hic, c’est que Sanders croyait sincèrement en ce programme, il a donc fallu l’utiliser, puis s’en débarrasser.

Sanders aurait sans doute pu battre Trump, mais pas le DNC (NdT: Democratic National Committee, organe national du Parti démocrate). Ou pour renverser la situation, si le DNC ne l’avait pas malmené en salissant sa réputation, Sanders aurait sûrement battu ses rivaux démocrates et aurait ensuite battu le président sortant… si ce qui passe pour l’establishment “libéral” (par exemple, les Pelosi et Schumer) ne l’avait pas simplement saboté.

Sanders a fait preuve d’un véritable courage, subissant la triple affliction d’une crise cardiaque, du Washington Post et de MSNBC. Mais le DNC aurait probablement fini par le faire dérailler dans tous les cas. Si le DNC avait pu si facilement, comme il l’a fait, changer les règles pour retirer Tulsi Gabbard des débats et mettre Michael Bloomberg dans le coup, ils auraient pu trouver un moyen de bloquer un progressiste en contradiction avec leurs loyautés de classe et leur base de donateurs.

Sanders en tant que socialiste

Sanders est victime d’un mépris de la gauche pour son départ prématuré de la course primaire et son soutien rapide à Biden, pour son incapacité à critiquer le bilan d’Obama/Biden et pour avoir voté pour le CARES (NdT: Coronavirus Aid, Relief and Economic Security, plan de 2,2 billions de dollars visant à lutter contre la coronavirus et éponger son coût économique, mais qui favorise surtout les grandes entreprises), entre autres transgressions. Il devrait être clair que ce que vous avez vu est ce que vous avez obtenu : un libéral sincère du New Deal marié au Parti démocrate, et non un super-héros de gauche. On ne devrait pas lui reprocher d’être quelqu’un qu’il n’est pas.

Sanders a contribué à réintégrer le mot “socialisme” dans le langage courant; une réalisation bienvenue. Lorsqu’on l’a interpellé, Sanders n’a pas reculé : “Nous devons reconnaître qu’au 21e siècle, dans le pays le plus riche de l’histoire du monde, les droits économiques sont des droits de l’homme. C’est ce que j’entends par socialisme démocratique“.

Pour être précis, Sanders est un “social-démocrate”, c’est-à-dire un partisan de la loi des détenteurs de capital avec les travailleurs envisagés comme partenaires juniors. Ce n’est pas un “socialiste”, qui remplacerait la loi des capitalistes par celle des travailleurs. Sanders a été clair : “Je ne crois pas que le gouvernement devrait posséder les moyens de production“. Ce qu’il veut, c’est un beau capitalisme qui partage ses miettes avec ceux qui créent la richesse.

Il n’est pas non plus anti-impérialiste, malgré sa déclaration selon laquelle “il pourrait être bon d’être honnête sur la politique étrangère américaine et cela inclut le fait que l’Amérique a renversé des gouvernements partout dans le monde“. Sanders soutient le consensus bipartite visant à renverser le “dictateur vicieux” (selon ses propres termes) au Venezuela, où les réformes sociales-démocrates sont similaires à celles que Sanders défend pour les États-Unis. Sanders aspire à un gentil impérialisme, qui évite en quelque sorte les excès désordonnés tout en ne remettant pas en cause l’hégémonie américaine.

Sortir du Grand Espoir Gris – ne pas se lamenter, organiser

Sanders a prouvé d’une part qu’un groupe potentiel important soutiendrait et financerait un programme progressiste. D’autre part, les démocrates – qui préfèrent risquer quatre années de plus de Trump plutôt que de soutenir quelqu’un qui a un léger programme de New Deal – sont le cimetière d’un tel mouvement. Le Parti démocrate est un instrument de lutte de classe et non une institution démocratique.

Malgré toutes ses réalisations remarquables, l’héritage de Sanders en 2020 sera probablement celui de 2016, qui devait être le chien de berger qui a fait entrer le troupeau des progressistes au Parti démocrate et n’a rien obtenu en retour.

Si votre obsession dans la vie est de vaincre Trump, alors pincez-vous le nez et votez pour un moindre mal. Mais si votre intérêt est plus large – attirer le spectre politique américain vers la gauche et repousser la marée néolibérale du pillage impérial et de l’austérité pour la classe ouvrière, au lieu d’encourager les démocrates à être plus réactionnaires que les républicains – alors votez pour un parti de gauche tel que le Peace and Freedom Party ou le Green Party (NdT : tous deux sont des partis éco-socialistes radicaux).

Et, en prenant exemple sur Bernie, aidez à construire le mouvement de masse. Il est significatif que Sanders ait compris les limites de la politique électorale et la nécessité analogue de construire un mouvement de masse : “Quand je parle d’une révolution politique, cela signifie être une administration sans précédent, certainement dans l’histoire moderne de ce pays… Elle mobilise le peuple américain… Je serai l’organisateur en chef.”

Le 8 avril, Sanders a déclaré : “Nous avons gagné la bataille idéologique“. Bien sûr, les idées n’avancent pas toutes seules. La bataille consiste à organiser une circonscription progressiste et non à s’auto-détruire en s’accrochant au Parti démocrate.

 

Roger Harris est membre du conseil d’administration de la Task Force on the Americas, une organisation de droits de l’homme anti-impérialiste vieille de 32 ans.

 

Source originale: Counterpunch

Traduit de l’anglais par M-L Lefebvre pour Investig’Action

 

Note:

[1] Contrairement à l’Europe, le libéralisme est associé au principal “parti de gauche” aux Etats-Unis, à savoir les Démocrates. Le principal parti de droite, les Républicains, dont le programme socio-économique est plus proche des libéraux européens, est qualifié de conservateur. [NDLR]

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.