Ou quelques réflexions impolies sur The Young Karl Marx (Le jeune Karl Marx), par le réalisateur de ce film et de I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre).
Toute éducation est fondamentalement compromise si elle ne conduit pas à la capacité de penser par soi-même.
James Baldwin et Karl Marx – les sujets de mes deux films les plus récents – ont été mes deux principaux maîtres ; chacun à sa manière m’a appris à penser, comment être, comment m’engager. Ils m’ont donné les moyens – naguère et aujourd’hui, ici et ailleurs – de toujours trouver la nécessaire distance critique pour analyser les problèmes qui semblent compliqués auxquels on est confronté au quotidien. Qu’ils soient politiques, sociaux, philosophiques ou même personnels. Baldwin et Marx m’ont permis de comprendre la société dans laquelle nous vivons ; ce que signifie le pouvoir ; ce que l’avidite induit, ce que la politique implique et/ou pourquoi la poursuite insatiable de l’argent ne peut être le but ultime de la vie.
Sur un plan plus « universel », ils m’ont permis de comprendre et d’affronter la réalité actuelle de notre société et de questionner quelques-uns de ses maux principaux, les plus évidents étant :
– la course prétendument inéluctable vers le précipice de la catastrophe économique
– le cataclysme écologique
– le durcissement et la banalisation croissante des profondes inégalités
– des guerres sans fin contre les terroristes et les immigrants (vicieusement présentés comme interchangeables).
Tout le monde occidental, Etats-Unis compris, semble s’adapter avec crédulité à cette situation.
Revenir à Marx et à ses concepts, c’est considérer l’hystérie nationale et actuelle avec une certaine distance analytique. Et revenir aux idées fondamentales de toute philosophie est toujours éclairant.
Donc comment entamer une conversation sur les classes sociales, le profit, la race et le capitalisme dans un pays où l’ancien président Obama est considéré comme un socialiste agressif ?
En 2000, j’ai réalisé un film documentaire sur le capitalisme intitulé Profit & Nothing But! Or Impolite Thoughts on the Class Struggle. À l’époque, c’était presque considéré comme un tabou, une hérésie de parler de « profit » et de « lutte de classe » dans une assemblée publique, même dans l’Europe libérale. Après la crise de 2008, le film est devenu moins contestataire. Même The Economist, le magazine chantre du marché libre, a fait nombre de ses gros titres avec Karl Marx.
Pour mon dernier film, Le Jeune Karl Marx, mon défi était : comment exposer, par le médium d’un film commercial destiné à un large public, les intuitions du penseur le plus important de ces 200 dernières années, un homme qui a été fondamental (avec Friedrich Engels) pour son siècle et ceux qui ont suivi ?
Comment expliquer, de manière très simple et concise :
– le cours de l’histoire (une histoire sanglante, écrite par les vainqueurs du moment)
– les éléments fondamentaux de la société (marqués par de profondes inégalités)
– les caractéristiques de sa conception (l’exploitation)
et
– qu’est-ce qui la dirige (le profit) ?
Ou, dit autrement, comment expliquer :
– pourquoi une multinationale décide, sans aucun argument défendable, de fermer une entreprise qui permet de vivre à 5000 personnes alors que ses bénéfices se chiffrent en milliards de dollars ?
– le bavardage répétitif des économistes (décrits par le regretté Bernard Maris, tué lors du massacre à Charlie Hebdo, comme « tous des charlatans ! ») à propos d’un « marché » censé réguler l’économie alors que c’est en fait l’Etat qui lui sauve la mise, crise après crise (ils ont appelé ça le sauvetage des banques la dernière fois) ?
– pourquoi beaucoup d’ouvriers font confiance à Donald Trump comme leur sauveur alors qu’il est en fait la caricature parfaite d’un spéculateur capitaliste bon à rien ?
– pourquoi est-ce si difficile pour un gouvernement démocratiquement élu de résister à la pression à coup de milliards de dollars des intérêts particuliers et des lobbystes qui font obstacle au moindre changement dans le sens d’une régulation plus efficace ?
En somme, comment échapper aux énormes lacunes et à l’ignorance ?
Vous trouverez des réponses à toutes ces questions dans les théories de Marx. C’était un génie à propos duquel le célèbre penseur Raymond Aron (qui n’était pas marxiste !) a écrit : « Une qualité de l’œuvre de Marx, c’est qu’elle peut être expliquée en cinq minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle. Elle se prête, en effet, au genre de résumé d’une demi-heure qui pourrait peut-être permettre à quelqu’un qui ne sait rien de l’histoire du marxisme de prêter une oreille ironique à quelqu’un qui a consacré sa vie à l’étudier. »
Marx est la personne qui a expliqué comment les idées dominantes d’une société sont les idées de la classe exploitante privilégiée et que les idées de cette classe privilégiée déterminent la pensée de toute la société. C’est évident lorsqu’on regarde un débat télévisé aujourd’hui.
Les idées de Marx ont fait l’objet du plus grand rapt idéologique de l’histoire moderne ! De l’Union soviétique à la Chine, au Cambodge, au mur de Berlin. « Protégez-moi des marxistes », a averti Marx lui-même. C’est pourquoi mon co-auteur Pascal Bonitzer et moi avons choisi d’éviter les éminents « théologiens » et interprètes marxiens et sommes allés directement à la source. Notre scénario est basé principalement et presque exclusivement sur la correspondance entre Karl, son épouse Jenny et Friedrich Engels. Les vrais êtres humains derrière le mythe, avec leurs propres mots, leur esprit, leur vivacité, leur humour, leur humanité et leur révolte.
Le Jeune Karl Marx, comme la plupart des mes films, s’attache à recréer un récit plus solide. Un récit progressiste, si possible. Il ne s’agit pas de fiction. Il s’agit de réalité. Et en tant que tel, son intention est d’avoir une influence sur la réalité actuelle (et si possible sur la société dans son ensemble).
Je suis surpris que Je ne suis pas votre nègre n’ait pas suscité plus de colère et de tollé après le succès de sa sortie en salle aux Etats-Unis. Parce que, dans ce film, Baldwin ne mâche pas ses mots :
« J’ai toujours été frappé, en Amérique, par une pauvreté émotionnelle sans fond, et une peur de la vie humaine, du contact humain, si profonds, que pratiquement aucun Américain ne semble capable d’établir un lien solide, organique entre sa position publique et sa vie privée. Cet échec de la vie privée a toujours eu l’effet le plus dévastateur sur la conduite publique des Américains et sur les relations entre les Noirs et les Blancs. Si les Américains n’étaient pas si terrifiés par leur Moi privé, ils ne seraient jamais devenus si dépendants de ce qu’il appellent “le problème noir”. »
Le problème de l’« aliénation », en résumé, un sujet sur lequel Marx a aussi beaucoup travaillé.
Baldwin a écrit ailleurs qu’« il n’y a guère d’espoir pour le rêve américain, parce que les gens à qui on refuse qu’ils y participent le briseront, par leur présence même. » Une autre façon d’expliquer la « lutte des classes » et ses conséquences. « L’industrie est obligée, étant donné la manière dont elle est construite, de présenter au peuple américain une fiction auto-entretenue de la vie américaine. Leur conception du divertissement est difficile à distinguer de l’usage des narcotiques et quand on regarde la télévision pendant un certain temps, on apprend un certain nombre de choses vraiment effrayantes sur le sens américain des réalités. »
Baldwin met en mots très saisissants les idées que Marx a développées d’abord (voir aussi Gramsci, McLuhan et Chomsky, pour commencer !) sur le rôle de la métastructure idéologique dans le capitalisme et ce qu’elle fait à la pensée dominante et pour permettre la reproduction permanente du capitalisme lui-même dans des vêtements toujours nouveaux : « Jeter un regard sur les Etats-Unis aujourd’hui suffit à faire pleurer les prophètes et les anges. Ce n’est pas le pays des hommes libres ; et ce n’est qu’involontairement et sporadiquement la maison des braves. »
Marx a travaillé sur la manière dont notre perception de la réalité est liée à notre rôle dans la structure de production capitaliste et comment cette perception peut produire l’exact contraire de sa réalité. « Je le confirme : le monde n’est pas blanc ; il n’a jamais été blanc », a écrit Baldwin. « Blanc est une métaphore du pouvoir et c’est simplement une façon de décrire la Chase Manhattan Bank. »
C’est la description la plus efficace et la plus simple du capitalisme que j’ai jamais lue. Une analyse marxienne à son meilleur. Baldwin, Marx – même combat.
John Erskine a écrit en 1915 que les gens « avaient l’obligation morale d’être intelligents ». C’est ma modeste tentative d’intelligence. Je ne suis pas intéressé ni ne crois à l’endoctrinement prosaïque. Seulement une incitation à lire quelques livres, à remettre en question nos préjugés et, surtout, à connaître notre histoire.
L’Amérique, la classe ouvrière américaine en particulier, a eu une tradition révolutionnaire extrêmement dynamique, riche, progressiste, à partir de la Guerre d’indépendance, à travers la Guerre de sécession, la montée en puissance des syndicats organisés, le mouvement contre la guerre du Vietnam dans les années 1960, le mouvement des droits civiques jusqu’à l’actuel Black Live Matters et le nouveau mouvement féministe. De grands penseurs respectés de ce pays, y compris certaines parties de l’Eglise chrétienne, ont fait avancer le pays dans sa quête de l’égalité, de la justice et d’une vie meilleure pour tous.
La bonne nouvelle, finalement, est que les jeunes sont de nouveau intéressés à connaître leur histoire, à reconquérir leur récit et à affronter leur ignorance.
Le Jeune Karl Marx est ma contribution à cette discussion.
« L’émancipation de chacun est la condition de l’émancipation de tous. » (Karl Marx)
L’œuvre complexe de Raoul Peck comprend ses longs métrages de fiction comme The Man by the Shore, Lumumba, Sometimes in April, Moloch Tropical et Murder in Pacot, et des documentaires Lumumba, Death of a Prophet, Desounen, Fatal Assistance et I Am Not Your Negro.
Il est actuellement président du conseil d’administration de l’école nationale française de cinéma La Fémis, et a fait l’objet de nombreuses rétrospectives dans le monde entier.
Traduit par Diane Gillard pour Investig’Action
Source : Talkhouse