Bahreïn: Mise au pas de l’opposition légaliste, surenchère de la minorité radicale

Il ya un an, le CETRI publiait dans Etat des résistances dans le monde arabe un article de Claire Beaugrand qui permet aujourd’hui de mettre en perspective les récents événements dans ce royaume.
Dix ans après l’avènement du roi Hamad, les espoirs de libéralisation politique se sont envolés et les inégalités sociales restent perçues comme le produit de politiques discriminatoires à l’égard de la majorité chiite. Depuis fin 2007, une nouvelle spirale de manifestations-répression s’est engagée entre les autorités et la minorité d’opposants refusant tout compromis avec le pouvoir en place.

Précoce en termes de conscience politique et de revendications socio-économiques émises dès les années 1920, la société bahreïnienne est caractérisée par la fragilité de sa paix sociale. L’équilibre entre la majorité chiite et la minorité sunnite – incluant la classe dirigeante -, toutes deux divisées ethniquement entre Arabes et Persans [1], est précaire. Les tensions au Bahreïn se manifestent moins par un affrontement direct entre les deux communautés confessionnelles que par un ressentiment prononcé envers la famille royale originaire du Nadjd pour l’accaparement – illégitime aux yeux des bah?rna – des ressources du pays et ses politiques de redistribution inégalitaires et discriminatoires.

Les rapports entre le pouvoir et les mouvements démocratiques au Bahreïn se caractérisent par une suspicion mutuelle profonde. Encore regardés parfois après deux cents ans de présence sur l’île comme des « conquérants étrangers », les Al Khalifa ont vu les bases de leur légitimité à gouverner secouées par les idéologies révolutionnaires de l’opposition, que ce soit la gauche marxiste (1960-70) ou l’islamisme inspiré du modèle iranien après 1979. Dans ce jeu du « qui perd-gagne », l’opposition a fait l’objet d’une répression sévère, allant de l’exil forcé de ses leaders, à l’arrestation – voire la déportation – de militants et sympathisants. Cette logique de confrontation violente a culminé entre 1994 et 1998, années de soulèvement massif des bah?rna. En dépit des efforts du roi Hamad pour rouvrir l’espace politique bouclé depuis 1975 lors de la dissolution du Parlement élu et le passage de la loi sur la sécurité d’État [2] , la libéralisation politique par le haut a atteint les limites imposées par la crainte de la famille royale de voir in fine la légitimité de son pouvoir contestée.

Limites de la libéralisation politique et retour de l’opposition dans le cadre institutionnel

Les premières années du règne de Hamad bin Isa Al Khalifa ont suscité autant d’espoirs que de désillusions auprès d’une population marquée par des années d’affrontements : la levée de la loi sur la sécurité d’État, le rétablissement proclamé du parlementarisme constitutionnel, l’élargissement des détenus politiques et le retour des exilés amnistiés ont constitué autant de mesures essentielles au rétablissement du débat public. Ce retour du combat politique sur un terrain pacifique a été salué par l’ensemble de la population bahreïnienne par l’acceptation massive par référendum [3] de la Charte d’action nationale, déclaration de principes et lignes de gouvernement proposée par l’émir en 2001 [4].

Pourtant le contenu de la Constitution promulguée un an plus tard et notamment l’adjonction d’un Conseil consultatif nommé directement par le roi faisant contrepoids à la Chambre des députés élue, a non seulement été perçu comme une régression par rapport à l’expérience démocratique de 1973-75, mais a aussi mis en porte-à-faux l’ensemble des leaders de l’opposition [5], qui avaient construit leur légitimité politique sur l’appel unifié et non négociable à un retour à la Constitution de 1973. Cette double brèche ouverte dans la crédibilité des revendications de l’opposition et plus encore dans la crédibilité de la volonté réformatrice du roi a ainsi conduit à l’impasse et au boycott des élections législatives de 2002 par les trois principaux mouvements d’opposition, les cadres du Wifaq craignant d’être dépassés par la base plus radicale (Louër, 2008).

Durant les années de boycott, les revendications de la société civile ont trouvé à s’exprimer au sein des associations qui ont refleuri dès 2002. Un thème a cependant entretenu l’amertume et la frustration, particulièrement aux yeux des victimes de la répression qui ont eu tôt fait de s’organiser en comités pour relayer leurs demandes de dédommagements symboliques et/ou financiers (comité des rapatriés, des martyres et victimes de tortures) : c’est le refus d’entamer un véritable processus bilatéral de réconciliation (Beaugrand, 2008) et la chape de plomb coulée sur le passé, clairement signifiée par le décret d’amnistie des officiers ayant commis des violations de droits de l’homme avant 2001.

En effet, si le roi a changé, la majeure partie de la vieille garde de dirigeants, dont son oncle, Sheikh Khalifa, premier ministre depuis 1970, est toujours au pouvoir et impose de sérieuses limites à l’activisme. La fermeture retentissante en 2004 du Centre bahreïnien des droits de l’homme, dirigé par Abdulhadi al Khawaja, suite à un symposium dénonçant l’inégale répartition des richesses sur l’île, en a fourni une éclatante illustration. Force est donc de constater qu’à l’heure actuelle, les droits d’association, de rassemblement et d’expression restent encore largement sous contrôle des autorités : l’association de la jeunesse bahreïnienne pour les droits de l’homme opère toujours sans licence et le gouvernement n’hésite pas à procéder à des fermetures de journaux, même brèves, sans préavis, pour des raisons politiques, comme ce fut le cas le 22 juin 2009 du journal Akhb?r al khal?j suite à la parution d’un pamphlet anti-iranien.

Au fur et à mesure de la consolidation du pouvoir du roi Hamad, la perspective d’une véritable démocratie avec un réel partage du pouvoir s’est définitivement éloignée ; d’autant que les difficultés de l’expérience démocratique en Irak ont fait perdre le soutien américain à la cause démocratique. Convaincu de la stérilité du boycott et des résultats plus concluants du travail au sein des municipalités, le Wifaq – suivi de l’Action démocratique – a opté, en 2006, pour une stratégie pragmatique de participation, un travail de l’intérieur, visant à l’obtention de résultats circonscrits mais tangibles. Sans majorité suite à un scrutin contesté7, avec un droit d’initiative des lois et d’interrogation des ministres difficilement mis en pratique, l’opposition se retrouve, comme redouté, avec une marge de manœuvre fort limitée.

L’interpellation tant attendue du ministre aux affaires du Cabinet, Sheikh Ahmad Attiyatallah Al-Khalifa, impliqué dans la politique de naturalisation politique de sunnites se solde ainsi par un échec, faute de coopération avec les islamistes sunnites. L’affaire tourne, en effet, en un prêté pour un rendu entre les deux factions confessionnelles de la Chambre des députés, les islamistes sunnites ayant demandé l’interpellation pour corruption du ministre chiite des municipalités et de l’agriculture, Mansour bin Rajab. Il en résulte deux non-lieux ; mais plus encore une déception aux yeux des électeurs quant à la capacité de leurs représentants à demander des comptes aux ministres et une certaine résignation face à l’incapacité du système institutionnel à apporter du changement.

Persistance des affrontements violents avec la minorité radicale

Le non-respect des promesses de réforme a conduit les opposants à refuser toute compromission avec le pouvoir en place, ligne suivie par le mouvement du Haq, né en 2006 du désaccord avec la politique participative du Wifaq. Depuis sa création hors du cadre de la loi sur les associations politiques, le Haq a adopté une double stratégie de recherche de soutiens internationaux et d’agitation populaire sur le terrain. En août 2006, les fondateurs du Haq ont effectué une tournée au Royaume-Uni et aux États-Unis visant tout d’abord à présenter au secrétariat général des Nations unies une pétition réclamant l’élaboration d’une nouvelle constitution par un corps élu, mais aussi à promouvoir la cause des droits de l’homme au Bahreïn en tissant un large réseau de relations à l’Ouest (Croix rouge internationale, Fédération internationale des droits de l’homme, etc.).

Sur le terrain, le Haq a engagé un bras de fer avec les autorités : il a fait de la lutte contre les naturalisations politiques et les violations de droits individuels en matière judiciaire et pénale (conditions de détention, de jugement et allégations de torture) ses chevaux de bataille. En juillet 2006, il fait campagne, sans succès, contre le passage de la loi sur « la protection de la société contre les actes terroristes », qui définit « actes et organisations terroristes » d’une façon jugée bien trop lâche et même suffisamment lâche pour inclure le Haq lui-même puisque, comme stipulé par la loi contre le terrorisme, il s’oppose « à la Constitution du Bahreïn de 2002 ».

Dans ces conditions, le soutien aux sit-in, les appels à rassemblement, les marches ou manifestations, accueillies de façon musclée par les forces spéciales de sécurité pour n’avoir pas obtenu d’autorisation préalable, ont enclenché une nouvelle spirale de violence. La séquence trop connue qui aux affrontements avec les forces de l’ordre fait succéder des vagues d’arrestations massives puis des protestations de soutien a conduit à la mort d’un manifestant en décembre 2007. L’impasse à laquelle mènent ces flambées de violence et ces arrestations transparaît dans la façon dont elles sont résolues, c’est-à-dire par décrets royaux d’amnistie de détenus, comme en août 2008 et avril 2009.

A l’étranger, la ligne non participative est soutenue par le Mouvement des Bahreïnis libres, dernier bastion des exilés à Londres. Bénéficiant du soutien de certains membres de la Chambre des Lords pour son combat en faveur des droits de l’homme, ce mouvement islamiste chiite sans grande audience sur le terrain, n’hésite pas à user d’une rhétorique visant à la délégitimation radicale du pouvoir de la famille royale, qualifiée d’« occupants ».

Inégalités sociales, discrimination des chiites : le pari économique du prince héritier

Au Bahreïn, la violence est le fait principalement d’une jeunesse marginalisée qui n’a pas connu les années d’affrontement de la décennie 1990 ; elle s’alimente des difficultés économiques et sociales qui touchent les communautés chiites des villages ruraux de l’ouest de Manama et il n’est pas rare de voir le comité contre le chômage ou contre la hausse des prix s’associer aux ralliements du Haq. C’est dans ces villages, loin des grands projets urbains et financiers de Manama, que le chômage [6] et la pauvreté frappent le plus fort.

De fait, Bahreïn est le parent pauvre des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) : doté des réserves en pétrole et en gaz les plus limitées du CCG, sa production pétrolière aurait dû s’épuiser d’ici 15 ans, n’eût été le champ pétrolifère offshore partagé par l’Arabie saoudite. L’économie est certes plus diversifiée, grâce à ses activités financières, que chez ses voisins du Golfe, mais il n’en demeure pas moins que le système d’État providence y est beaucoup moins développé : la compétition pour les emplois administratifs, les diverses aides d’État (soins de santé, logement, aide chômage depuis 2007) est rude. Traditionnellement, les chiites se sont trouvés en situation de désavantage dans cette compétition, particulièrement pour ce qui est des positions dans les secteurs sensibles de l’administration étatique, les ministères de l’intérieur et de la défense. Pour faire face à ce mécontentement latent et ce sentiment diffus de discrimination chez les chiites, le pari du Prince héritier, Sheikh Salman bin Hamad Al Khalifa a été d’adopter une stratégie technicienne de croissance économique devant bénéficier à tous, assurer la paix sociale et partant, garantir la légitimité de la famille royale. L’EDB (Economic Development Board) est l’organe qui, échappant au contrôle de la Chambre des députés, doit orchestrer ce développement économique.

Pourtant, deux ombres persistent au tableau qui font douter que la croissance sera vraiment partagée. Tout d’abord, la question taboue des naturalisations politiques continue à gangrener la vie politique bahreïnienne. Les accusations portées par la majorité chiite contre les autorités, soupçonnées de procéder à la naturalisation massive de sunnites d’origine yéménite, jordanienne, syrienne ou pakistanaise pour remplir les rangs des services de police et de l’armée, influencer les résultats électoraux et inverser le déséquilibre confessionnel, constituent une sérieuse mise en cause politique. De nombreux sunnites ont d’ailleurs associé leur voix à cette protestation contre « le bradage de la nationalité ».

Mais la façon dont la famille royale a géré l’épisode de ce qu’il convient d’appeler le « Bandargate  » a encore creusé le fossé de défiance entre la population et ses dirigeants : lorsque Salah Bandar, citoyen soudano-britannique et proche conseiller du gouvernement fournit en octobre 2006 la preuve documentée d’un dessein politique visant à changer la démographie bahreïnienne en faveur des sunnites, la famille royale a choisi de ne pas dénier formellement, refusant de faire la lumière sur ces allégations et se contentant de bannir toute discussion publique sur le sujet.

En outre, malgré les rivalités bien connues entre le Premier ministre et le prince héritier, les doutes persistent sur la capacité et la volonté de ce dernier de s’aliéner une partie du clan Al Khalifa pour promouvoir une réelle justice sociale, à l’heure où les spéculations foncières font rage parmi certains membres de la famille royale qui revendent à prix d’or des terrains gagnés sur la mer. A un an d’un nouveau scrutin législatif et quelques mois de l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir du roi Hamad, il semble que les tensions entre le pouvoir et les mouvements contestataires soient vouées à perdurer sur l’île du Bahreïn. A moins qu’une amélioration de la situation économique ne rétablisse la confiance.

Bibliographie

Beaugrand C. (2008), « The Return of the Bahraini Exiles : The Impact of the Ostracization Experience on the Opposition’s Restructuring », exposé présenté le 5 juillet 2008 à la BRISMES annual conference, University of Leeds.

Louër L. (2008), Transnational Shia politics : Religious and Political Networks in the Gulf, London, Hurst.

Notes

[1] On estime généralement que les chiites représentent 70% de la population. Les arabes sunnites, dont fait partie la famille royale, descendent des tribus de la péninsule arabique et se distinguent en cela de la majorité chiite autochtone de l’île, les bah?rna. Les Bahreïniens d’origine persane se divisent quant à eux entre hawla sunnites et ‘ajam chiites.

[2] Loi permettant l’arrestation et l’emprisonnement sans jugement pendant une période pouvant aller jusqu’à trois ans de toute personne soupçonnée de crime relatif à la sécurité de l’État.

[3] Plus de 98% des votes avec un taux de participation de 90%, incluant pour la première fois dans l’histoire du pays le suffrage féminin.

[4] L’émir devint roi lors de la proclamation de la nouvelle Constitution le 14 février 2002.

[5] La composition de l’opposition actuelle au Bahreïn est héritière des mouvements d’opposition historiques antérieurement réprimés : deux mouvements laïcs démocratiques – le Forum démocratique pour le progrès, modeste en termes de voix et d’adhérents, et l’Action nationale démocratique -, qui ont pris la relève réformiste des mouvements marxistes des années 1960, ainsi que deux mouvements islamistes chiites – le Wifaq, le plus important en termes d’adhérents, originellement la branche bahreïnienne de al da’wa, partisane de l’action progressive par les moyens légaux et les Shirazi de l’Action islamique, aux tendances plus radicales.

[6] Estimé officieusement à 15% en 2005. Il est probable que dans ces villages, le taux de chômage réel s’approche plus de cette estimation que de la moyenne nationale de 3,8% calculée par le ministère du travail en 2009. www.gulf-daily-news.com « Unemployment rate stable at 3.8 per cent », 13 juillet 2009.

 

 

Source: Cetri

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