Au Guatemala, l’année 2018 a débuté avec la criminalisation, l’expulsion et la détention des représentants des communautés q’eqchi’ qui vivent à proximité de la rivière Cahabón. Pour quelle raison ? La construction d’une centrale hydroélectrique sans consultation préalable des habitants de la région, qui dépendent de ses ressources. Face aux tentatives de division et de répression des communautés résistantes, celles-ci ont organisé le 21 mars dernier une Marche pour la dignité du Peuple q’eqchi’. Entretien.
Quelle est l’origine du conflit qui oppose les communautés q’eqchi’ et la construction d’une centrale hydroélectrique dans votre pays ?
La centrale hydroélectrique qui est en cours de construction dans la région nord du Guatemala, sur la rivière Cahabón à Alta Verapaz. Le cours de la rivière est en train d’être dévié sur une portion longue de 4 kilomètres, laissant plusieurs communautés sans eau et sans sa source d’alimentation puisqu’il y a des poissons dans cette rivière.
Mais désormais la rivière ne passe plus dans la communauté. La déviation du cours a transformé les plantations ainsi que le paysage. En réponse, les communautés affectées par la construction de cette centrale hydroélectrique ont organisé une manifestation pacifique et une marche partant des communautés jusqu’au centre de la ville.
Que réclament-elles ?
Elles dénoncent le fait que ce projet affecte nos vies et nos enfants. Désormais, nous n’avons plus d’endroit où pêcher, où recueillir un aliment qui était à notre portée, car ces 4 kilomètres, représentent un espace significatif. C’est une rivière dont le débit est important et qui permettait de générer un petit revenu pour les communautés, complété également par le développement du tourisme écologique.
L’avis des communautés a-t-il été pris en compte ?
Non, et ce malgré le fait que la constitution du Guatemala prévoie que si un projet est susceptible d’affecter la dignité et la vie de communautés, celles-ci doivent être consultées. Mais cette fois-ci, elles n’ont pas été consultées comme elles auraient dû l’être.
Une consultation a eu lieu, mais elle a été réalisée au niveau individuel, avec les autorités locales. Ce sont elles qui ont octroyé le permis et approuvé la collusion avec l’État du Guatemala. À aucun moment les communautés n’ont été informées et on ne leur a pas non plus expliqué que ce permis avait été délivré pour la construction d’une centrale hydroélectrique.
Les permis ne peuvent être délivrés sans que ceux-ci n’aient fait l’objet de consultations avec la société civile. Même les commissions que va toucher l’État guatémaltèque dans le cadre de ces grands investissements sont une misère en comparaison avec les bénéfices qui vont être réalisés.
Qui a financé la construction de cette centrale hydroélectrique ?
C’est une centrale hydroélectrique dont les capitaux sont espagnols et viennent du président du club de football du Real Madrid, Florentino Pérez. Nous savons que les capitaux transnationaux ont un impact sur les vies humaines, et pas uniquement au Guatemala. Le Guatemala est considéré comme étant l’un des pays qui fournissent de l’oxygène au monde. Nous sommes inquiets par la destruction actuelle de notre nature.
Alors à quoi sert-elle, cette centrale ?
Il serait bien qu’il en résulte une baisse du coût de l’énergie électrique au Guatemala… Ce serait une avancée importante. Le problème est que le Guatemala n’est utilisé que pour générer de l’énergie pour d’autres pays. On construit des lignes de transport pour exporter l’énergie électrique.
Est-ce en raison de l’incapacité du Guatemala à investir ?
Nous avons des entreprises, mais elles plus d’avantages dans les autres pays. Il existe le problème des grandes industries. Si le Guatemala se mettait à travailler à la mise en place d’une politique de développement social, alors évidemment qu’il en serait capable. Mais non, aujourd’hui au Guatemala, nous payons l’énergie électrique deux fois plus cher que dans les autres pays, dans lesquels le Guatemala exporte de l’énergie !
Ainsi, quand le gouvernement dit que la production d’énergie renouvelable est une alternative pour le Guatemala, il s’agit d’une affirmation assez contradictoire… Ceci est faux. En effet, en 2017 on a supprimé de manière automatique des aides à hauteur de presque 300 millions de quetzals, une somme qui aidait l’économie des petits consommateurs.
Il n’est pas possible qu’une habitation possédant deux ampoules paie plus cher en éclairage qu’une entreprise. Par exemple, une maison particulière avec deux ampoules doit payer presque 4 dollars en éclairage public alors qu’une entreprise qui a autour d’elle deux ou trois éclairages publics paie seulement cinq centimes de dollar. C’est injuste, et c’est pour cela qu’une plainte émanant de la société civile, de toute la population ainsi que des communautés en résistance face à ces projets a été déposée.
Ce sont des projets qui n’ont rien de bénéfique pour le Guatemala. Bien au contraire, c’est le Guatemala qui fournit toutes les ressources. La ressource naturelle qu’est l’eau est fournie par les communautés. Si celles-ci n’avaient pas eu la capacité de défendre leurs montagnes, afin que les arbres ne soient pas coupés, nous n’aurions plus d’eau aujourd’hui.
Le nom de Guatemala signifie « pays de forêts » si on le traduit en langue autochtone. La nature et l’oxygène de ce pays apportent beaucoup au monde. Mais si l’on continue à mettre en place ce genre de projets, nous irons de mal en pis.
Le modèle de développement au Guatemala se concentre sur l’exportation des ressources et des matières premières…
Oui, mais identifier cette exportation comme une activité du pays est un mensonge, car il s’agit d’une activité propre à deux ou trois individus qui sont au final les propriétaires du pays. Alors nous ne pouvons pas la qualifier de proposition de développement national.
Il s’agit d’un thème important : si nous résistons face aux projets transnationaux, c’est précisément en raison de l’inexistence de bénéfices. Par exemple, lorsqu’une exploitation minière à ciel ouvert est construite, le paysage concret des montagnes est immédiatement endommagé. C’est une destruction de la montagne en soi qui est effectuée, tout ça pour reverser 1% des bénéfices et se garder les 99% restants.
De plus, nous avons la preuve que l’ensemble de l’exploitation minière ne diminue pas car la surintendance de l’administration fiscale n’a pas le contrôle sur la production que ces entreprises réalisent. C’est le ministère de l’Énergie et des Mines qui doit s’en charger. Mais avec toute la collusion qui existe pour l’octroi des licences dans le domaine énergétique ou minier, cela ne les intéresse pas de le faire.
Il existe une forte présence des ONG au Guatemala. Quel type de développement défendent-elles ?
Leur proposition est assez simple : il s’agit du paternalisme. C’est-à-dire, accepter des projets méprisables afin d’en obtenir des bénéfices importants. Car ces ONG reçoivent des fonds de la part de ces entreprises transnationales ou des gouvernements.
En conséquence, elles font automatiquement en sorte que les gens dépendent de quelque chose d’extérieur et ne s’ouvrent pas les possibilités d’être acteurs de leur propre développement. Il faut apprendre aux gens à pêcher et non pas leur donner du poisson.
Diriez-vous que le racisme est important au Guatemala ?
Oui, le racisme existe, car les gouvernements en sont même au point d’ignorer qu’il y a de la pauvreté au Guatemala. Mais qui sont les pauvres ? Les pauvres sont la population indigène. Les statistiques officielles établissent que 40% de la population est indigène, ce qui est faux. Ce qu’on veut faire, c’est les rendre invisibles à travers les statistiques : « Regardez, il n’y a pas d’indigènes ici ».
La réalité c’est que les gens s’auto-identifient de plus en plus comme Mayas, Xincas, Garifunas, qui sont des peuples indigènes du Guatemala. Alors à partir de cette identification, certaines études considèrent que la population indigène représente 85% de la population nationale. Lorsqu’on dit à une population qu’elle est pauvre, et qu’elle n’est en aucune manière incluse dans la définition des politiques publiques, il s’agit automatiquement d’une discrimination.
Cependant, la constitution du Guatemala établit une reconnaissance de la réalité indigène…
Oui, la reconnaissance légale existe, mais la reconnaissance des peuples n’existe pas. La preuve en est que dans la définition des privilèges, les peuples doivent être consultés à tout moment, mais cela n’est jamais fait. Comme le stipule la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT), ils doivent être consultés, en accord avec les principes et les procédures des peuples eux-mêmes et non à la convenance de quelque gouvernement.
Pour revenir au racisme, il existe une discrimination importante au Guatemala : même la tenue que je porte est un motif d’offense pour certains secteurs de la société. Nous ne pouvons pas être indifférents à cette discrimination. Cependant, l’important est que nous savons quelle est la réalité et l’identité même de notre être. Cela nous a fait prendre conscience que nous devons aussi être le plus égalitaire possible entre les hommes et les femmes.
De notre vision du monde maya, la dualité est très importante, y compris entre l’être humain et la nature. Il existe un respect pour cette identité que nous possédons. Ceci implique que, parfois, il ne nous importe pas d’être qualifiés d’indigènes pauvres ou d’autre chose, car l’identité que nous possédons est claire pour nous.
Cela ne date pas d’aujourd’hui : c’est une lutte datant de plus de 500 ans. Après les désastres qui se sont produits au cours de toute cette période, ce que nous souhaitons faire c’est nous revendiquer, revendiquer nos droits. Au niveau national, c’est prévu par la législation, mais ce n’est pas appliqué.
Quelle reconnaissance ont reçu vos plaintes au niveau international ?
Grâce aux conventions, nous nous sentons davantage soutenus par la communauté internationale que par notre gouvernement. Au niveau international, nous savons que nous possédons un soutien. Pourquoi a-t-il fallu que nous sollicitions la Cour interaméricaine des droits de l’homme et que nous déposions plainte ? Parce que notre pays n’agit pas. Toute plainte que nous déposons est placée au fond d’un tiroir. Mais lorsque nous faisons de même auprès de la Cour interaméricaine ou des Nations Unies, celles-ci sont prises en compte.
C’est donc un processus pour lequel il faut lutter. La discrimination existe, mais de notre côté, nous nous devons de nous respecter nous-mêmes. Porter notre tenue doit être une fierté, il faut que nous décolonisions notre manière de penser.
Les résistances nous permettent de continuer à développer des actions, pas uniquement pour protester, mais également afin de proposer. On souhaite construire une centrale hydroélectrique dans notre communauté ? Très bien, mais quel bénéfice la communauté peut-elle en tirer ? Cela fait plus de 50 ans que nous avons l’une des centrales hydroélectriques les plus grandes du Guatemala. Mais les communautés qui se trouvent à proximité de celle-ci n’ont pas accès à l’énergie électrique !
Après le conflit armé qui a sévi dans votre pays pendant des décennies, comment est abordée la mémoire historique aujourd’hui ?
Dans nos plaintes au niveau international, nous avons réclamé un dédommagement de la part de l’État. Pas uniquement en raison des discriminations appliquées, mais également car il y a eu un génocide. Un massacre a eu lieu dans ces zones. Afin que l’entreprise puisse construire cette centrale hydroélectrique, des communautés entières ont disparu. L’État a été sanctionné, mais il n’a pas honoré ses obligations jusqu’à présent. Alors que pouvons espérer de l’État dans ce cas-là ?
Sa politique financière ne s’occupe pas des soins de santé, ni de l’éducation. Si quelqu’un se présente à l’hôpital, il faut qu’il achète ses médicaments, mais il n’y en a pas… Tout cela a un impact sur le processus, puisqu’il justifie cet état de fait en affirmant qu’il n’a pas le budget et qu’il ne peut s’acquitter de ce dédommagement, bien qu’il soit légalement obligé de le faire. Il n’est pas juste que nous ayons à payer l’énergie plus cher que les pays auxquels nous la vendons alors que nous en sommes les producteurs.
Traduit de l’espagnol par Rémi Gromelle
Source : Journal de Notre Amérique, avril 2018.