Éditorial / La fin de Pedro Castillo
Après des menaces répétées, Pedro Castillo a fini par tomber le mercredi 7 décembre. “L’arme” utilisée pour ce faire: l’impeachment, ou coup d’État parlementaire, « arme » de plus en plus utilisée en Amérique latine, notamment au Pérou.
Castillo avait tenté d’anticiper la troisième tentative de l’Assemblée nationale de mettre fin à sa présidence, avec une assemblée où opposition et majorité penchent à droite. Le défi était d’obtenir une majorité des deux tiers; la justification officielle (« corruption », « incapacité morale », etc.) pouvant être décidée ultérieurement.
Le président a décidé d’invoquer l’article 134 de la Constitution péruvienne, en dissolvant le Congrès afin de pouvoir gouverner sous l’état d’urgence par décret. Parallèlement, il a également convoqué une Assemblée Constituante.
Bien qu’il y ait eu des doutes sur l’interprétation de l’article et la légalité de la « carte» jouée par Castillo, force est de constater que cela n’a fait aucune différence. C’était la dernière d’une série d’erreurs stratégiques et elle devait s’avérer fatale. Différents ministres ont immédiatement démissionné et les forces armées ont refusé de le soutenir. Quelques heures plus tard, il était arrêté, renversé par le Congrès et remplacé par sa vice-présidente, Dina Boluarte.
Castillo, ancien enseignant rural et dirigeant syndical combatif, a remporté les élections avec une victoire surprise en juin 2021. La victoire de cette figure inconnue, originaire du “Pérou profond”, n’était que l’expression d’un profond rejet par le peuple péruvien de la classe politique, gangrenée par la corruption et sautant de crise en crise.
Elle exprimait également le désir d’un changement radical, symbolisé par les deux promesses phares de Castillo et du Pérou Libre (le parti qui a soutenu sa candidature) : renégocier les contrats avec les multinationales ( en nationalisant éventuellement les ressources naturelles) et tenir une Assemblée Constituante afin d’assurer la refonte du système politique. La Constitution actuelle a été approuvée sous la dictature d’Alberto Fujimori dans les années 1990.
Dès le début, le nouveau gouvernement s’est vu entouré d’ennemis. D’un côté, les élites de Lima et leurs médias étaient totalement horrifiés à l’idée de voir quelqu’un qui symbolisait le Pérou pauvre et indigène occuper le palais présidentiel. De l’autre, un Congrès à majorité de droite était décidé à imposer tous les obstacles imaginables.
Lorsque nous avons analysé la victoire de Castillo, nous avons établi des parallèles avec Hugo Chávez au Venezuela. Certaines caractéristiques se répétaient: tous deux étaient des « outsiders » qui avaient été élus au milieu de crises profondes des systèmes politiques respectifs. Tous deux représentaient une majorité historiquement oubliée et invisible.
Cependant, nous avons souligné que, dans cette comparaison,”l’épreuve du feu” résiderait dans leur manière de réagir aux attaques de leurs ennemis. Face à la guerre incessante de la bourgeoisie, Chávez a contre-attaqué en radicalisant le processus, en impliquant les masses et en fixant le socialisme comme horizon. Comment réagirait Castillo?
Malheureusement, dans le sens inverse. L’ex-syndicaliste a emprunté à plusieurs reprises la voie de la conciliation, en essayant, entre une concession et une autre, de calmer les attaques et les tentatives putschistes de la droite. Mais cela n’a pas marché et l’offensive n’a fait que s’amplifier. Au milieu de ses erreurs de calcul, le président s’est même tourné vers l’OEA ! Naturellement, l’OEA a soutenu le coup d’État parlementaire sans hésiter.
Castillo a changé cinq fois de gouvernement suite à des votes de “non-confiance” du Congrès. Il a perdu le soutien du Pérou Libre et a mis de côté les étendards qu’il avait brandis pendant la campagne. En conséquence, sa base sociale s’est peu à peu érodée et lorsqu’il a finalement décidé d’affronter l’ennemi, il n’avait plus d’alliés.
La droite et l’oligarchie péruvienne se réjouissent mais la fête ne durera pas longtemps. Il y a de grandes manifestations dans les rues de plusieurs villes ainsi que des appels à la grève. Certaines manifestations exigent la libération de Castillo, mais la grande majorité se déplace pour rejetter le Congrès, une institution corrompue jusqu’à la moelle et sans aucune légitimité. Les appels à une Assemblée Constituante se font de plus en plus entendre. Reste à savoir qui parviendra à canaliser le mécontentement afin de générer de grandes transformations dans le pays, chose que Castillo n’a finalement pas pu faire.
Des leçons fondamentales sont à tirer de la présidence éphémère et troublée de Pedro Castillo. La plus importante est que, même si dans certains contextes il faut envisager de « gagner du temps » et de faire des alliances tactiques, tout projet de transformation devra se confronter à la bourgeoisie, aux élites et aux ennemis du peuple.
Il est vrai que Castillo a toujours dû manœuvrer dans des conditions très hostiles. Mais il a été élu avec un mandat populaire et poussé par un rejet de l’oligarchie péruvienne qui est à nouveau dans la rue. Il est possible qu’une offensive contre la droite ne soit pas couronnée de succès. Mais céder et,céder encore, ne pouvait conduire qu’à une défaite certaine. Et pour citer encore Chávez, « avec cette bourgeoisie perfide et apatride, il n’y a pas d’accord possible ».
Brèves
Venezuela / Le dialogue avec l’opposition reprend
Le gouvernement vénézuélien a repris le processus de dialogue avec l’opposition soutenue par les États-Unis.
Les deux parties ont signé un “accord spécial” qui permettra de libérer 3 milliards de dollars de fonds vénézuéliens gelés par Washington. Ces ressources financières transiteront par l’intermédiaire d’agences des Nations Unies et seront utilisées pour réparer des écoles, permettre la réouverture de centres médicaux et réparer des infrastructures électriques, entre autres choses.
Dans le même temps, le département du Trésor a accordé à Chevron une autorisation de reprise de l’extraction et de l’exportation de pétrole brut sur ses zones exploitées au Venezuela. La licence a soulevé une polémique en raison d’une clause qui dispense la multinationale de payer des impôts et des redevances.
Chili / Démarrage de l’accord transpacifique
Le gouvernement chilien a confirmé qu’au début de 2023, il commencera à opérer dans le cadre du Traité Intégral et Progressiste d’Association Transpacifique (TPP11), un accord d’intégration économique plurilatéral dans la région Asie-Pacifique.
Le traité concerne 11 pays : l’Australie, le Brunei Darussalam, le Canada, le Chili, la Malaisie, le Mexique, le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. Ses objectifs comprennent la promotion de l’intégration économique et l’établissement de cadres juridiques pour faciliter le commerce.
À cet égard, les secteurs politiques, sociaux et syndicaux de gauche, ainsi que la Central Unitaria de Trabajadores (CUT), rejettent cet accord, considérant qu’il “viole la souveraineté nationale”.
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Mexique / Des sénateurs de l’opposition poursuivent AMLO en justice
Le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador a minimisé l’importance de la plainte déposée par 16 sénateurs de l’opposition auprès de l’Institut National Electoral, l’accusant d’avoir “utilisé des ressources publiques ” pour la méga manifestation du 27 novembre.
Il a déclaré : “Allez-y avec toutes les plaintes et laissez le bureau du Procureur général apporter les réponses qu’il jugera appropriées. L’opposition n’a pas pu décoller, car elle ne défend pas des causes justes”.
En ce qui concerne la grande manifestation, M. López Obrador a précisé que cet événement avait pour but de mettre l’accent sur la manipulation de l’information dans laquelle vit le pays et de lutter contre celle-ci, en particulier à Mexico, où il considère que tous les médias sont contre son gouvernement.
Bolivie / Conflits internes au sein du MAS
Le Mouvement vers le Socialisme (MAS) de Bolivie a traversé des conflits internes et fait l’objet d’accusations ces dernières semaines.
L’ancien président et leader historique Evo Morales a reproché à l’actuel président Luis Arce une “erreur historique” et un prétendu “pacte de gouvernabilité” en accédant à la demande de l’extrême droite de Santa Cruz, responsable du coup d’État de 2019, d’anticiper un nouveau recensement de la population.
En réponse, M. Arce a assuré que la loi approuvée “n’est pas de droite”, tout en appelant les membres du MAS à ne pas dresser de listes de “traîtres”, une pratique de droite, selon lui.
Argentine / rejette sa condamnation à 6 ans de prison
L’ancienne présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner a rejeté la décision du tribunal qui l’a déclarée coupable de corruption et l’a condamnée à une peine de six ans d’emprisonnement, en plus de l’interdiction d’exercer une fonction publique.
CFK fera appel de la sentence, dans une procédure qui pourrait durer des années, mais elle a annoncé qu’elle ne serait pas candidate aux élections présidentielles de 2023.
L’affaire a été classée comme un autre exemple de guerre juridique contre les dirigeants de la gauche latino-américaine, sur la base d’une alliance entre la droite et le système judiciaire pour obtenir un avantage politique. CFK a reçu des messages de soutien de la part de personnalités et de mouvements de gauche de plusieurs pays.
Interview
Changement climatique / Liliana Buitrago : « La COP27 a été un sommet des affaires »
Alors que se multiplient les catastrophes naturelles attribuées au changement climatique, les solutions semblent de plus en plus lointaines et de plus en plus contaminées par des intérêts économiques. Liliana Buitrago, enseignante, chercheuse et membre de l’Observatoire d’Ecologie Politique du Venezuela, fait le bilan de la récente conférence COP27 et pointe les défis à venir.
La conférence COP27 sur le changement climatique vient de se tenir. À votre avis, des projets concrets y ont-ils vu le jour ou s’est-il agi d’un sommet de plus aux promesses creuses ?
Cette COP27 sur le changement climatique a été une fois encore un sommet des affaires.
Les pays du Sud Global ont essayé de braquer les projecteurs sur la création de mécanismes pour faire reconnaître des dommages et des réparations, compte tenu évidemment des responsabilités historiques mais différenciées qui existent sur cette question. Néanmoins, ce moment doit absolument contraindre tous les pays à prendre des décisions et à entreprendre des actions immédiates. Mais ce que nous avons vu c’est le report des responsabilités, de la prise de décisions, de l’augmentation des fonds substantiels, surtout pour les pays les plus vulnérables. C’est pourquoi ce sommet n’a été qu’un sommet d’affaires.
Les pays du Sud Global, moins développés et plus vulnérables face aux catastrophes naturelles, ont insisté sur le concept de « dette climatique». Existe-t-il quelque espoir que les pays riches assument leurs responsabilités dans un avenir proche ?
La dette climatique est une notion qui s’inscrit dans la dette écologique que les pays du nord, les grands pollueurs, ont contractée envers les peuples du sud. Cette pollution est la conséquence de l’extraction de combustibles fossiles et de matières premières dans le Sud Global et elle génère donc une dette envers les peuples des divers Sud et une dette qui est également sociale.
Nous parlons de dette écologique précisément pour rendre visible le fait que, au sein du métabolisme économique et social, l’extraction des matières premières est fondamentale et génère des dettes et des passifs envers nous; et il s’agit là d’une dette qui court depuis l’époque coloniale. Dans le cadre de la dette écologique se trouve la dette climatique, qui s’entend comme une conséquence de l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et des effets qui provoquent le réchauffement climatique et génèrent des impacts non seulement écologiques mais aussi sociaux. Ces dernières années, le développement du mode de production capitaliste basé sur l’utilisation de combustibles fossiles a eu de graves conséquences environnementales et a causé le changement climatique.
Malheureusement, cette dette n’est pas reconnue, tant par les principaux pays pollueurs que par les grandes entreprises du Nord Global. Nous sommes assez loin de voir cette dette soldée. Cependant, nous continuons à exiger sa reconnaissance et la mise en œuvre d’actions énergiques pour la défense de nos droits.
Si nous parlons maintenant de l’Amérique Latine et des Caraïbes, des discours comme celui de Gustavo Petro ont appelé à un changement de paradigme et de modèle. Cependant, dans un contexte économique fragile, une réduction des activités pétrolières, minières, etc., dans l’hémisphère, est-elle possible ?
En réalité, la réduction des activités pétrolières ou de l’extraction des combustibles fossiles est inéluctable non seulement parce qu’il doit en être ainsi puisqu’elles sont à l’origine de ce qui a généré la dette climatique, le changement climatique, la perte de la biodiversité, et la pollution en général, mais aussi parce qu’elles sont de moins en moins viables en tant que sources d’énergie. Ceci en termes de coûts d’extraction par rapport aux avantages, y compris dans la logique même du capitalisme.
Cette réduction de facto est déjà en cours. Par exemple, le Venezuela n’est pas revenu aux niveaux d’extraction de pétrole des années 1970, et la dynamique même du secteur indique qu’il n’y reviendra pas. Or, dans un contexte de crise socio-écologique mondiale où il est également évident qu’il n’y a pas de distinction entre pauvres et riches, même si ce sont les pauvres qui souffrent le plus des conséquences, car ils n’ont pas les conditions pour se protéger et préserver la vie, il n’y a pas d’autre option sur la table que la décroissance.
Nous parlons de décroissance en termes de répartition équitable des ressources dont nous disposons, de moratoire sur les projets extractivistes de façon progressive et dans un délai qui permette une transition juste pour les peuples, non imposé par le Nord Global, et de mise en œuvre de sources d’énergies alternatives incluant une conception nouvelle de l’énergie elle-même qui permette également un ralentissement de la vie elle-même. Ce changement civilisationnel est nécessaire pour perpétuer la vie sur notre planète. Ainsi, plus qu’une estimation de ce moment économique délicat, c’est une question de vie ou de mort. La science a parlé, les États ne donnent pas de réponses et c’est aux peuples à se mobiliser. En outre, nous assistons à un lobbying en faveur de l’entrée des énergies vertes comme fausses solutions à la crise climatique. Mais, en fait, cela perpétue l’extractivisme avec les autres minerais qui sont nécessaires à cette transition et cela continuerait à impliquer une dépendance et une soumission coloniales. Il existe une transition verte coloniale que nous devons éviter à tout prix pour ne pas continuer à perpétuer le problème.
Veines ouvertes / Massacre des bananeraies
En décembre 1928, les forces de sécurité colombiennes ont perpétré un massacre pour réprimer une grève de travailleurs de la multinationale américaine United Fruit Company à Ciénaga.
On estime que 3 800 hommes, en lutte pour de meilleures conditions de travail, ont été assassinés de sang-froid. Cet épisode a été surnommé le “massacre des bananeraies”.
La United Fruit Company, rebaptisée plus tard Chiquita, était l’exemple parfait de la promiscuité existant entre les intérêts des entreprises et la politique étrangère américaine dans l’hémisphère Sud-américain. Ce sombre épisode a été suivi de nombreux autres, dont le coup d’État au Guatemala de 1954.
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Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne correspondent pas forcément à celle des membres de l’équipe de rédaction d’Investig’Action.
Traduit par Ines Mahjoubi, Manuel Colinas Balbona et Sylvie Carrasco. Relecture par Sylvie Carrasco.
Source: Investig’Action