Gaza : plus qu’une prison, un laboratoire pour un monde-forteresse.
Gaza aux mains du Hamas, avec des militants masqués assis dans le
fauteuil présidentiel ; la Cisjordanie instable, des camps militaires
israéliens formés en hâte sur les hauteurs du Golan ; un satellite
espion sur l’Iran et la Syrie ; la guerre avec le Hezbollah qui s’en faut
d’un cheveu ; une classe politique percluse de scandales, ayant
perdu toute confiance publique.
The Nation, 14 juin 2007
http://www.protection-palestine.org/spip.php?article5177
Source : The Nation http://www.thenation.com/doc/20070702/klein
A première vue, ça ne va pas fort pour Israël. Mais il y a un mystère :
pourquoi, au milieu d’un tel chaos et carnage, est-ce que l’économie
israélienne progresse comme en 1999, avec une bourse qui grimpe
et des taux de croissance à la chinoise ?
Thomas Friedman a récemment présenté sa théorie dans le New
York Times. Israël " cultive et récompense l’imagination individuelle, "
et ses habitants font sans cesse éclore des start-up high-tech
ingénieuses peu importent les dégâts causés par les politiciens.
Après avoir examiné les projets de fin d’étude des étudiants en
ingénierie et informatique à l’Université Ben Gourion, Friedman fit
une de ses fameuses annonces déjantées : Israël " a découvert du
pétrole ". Ce pétrole, apparemment, se situe dans les esprits des
" jeunes innovateurs et entrepreneurs capitalistes, " israéliens, trop
occupés à faire des méga-contrats avec Google pour s’arrêter à la
politique.
Voici une autre théorie : L’économie israélienne ne surchauffe pas
malgré le chaos politique qui fait les gros titres, mais grâce à lui.
Cette phase de développement remonte au milieu des années 90,
quand Israël – l’économie la plus dépendante de la technique dans
le monde – était à l’avant-garde de la révolution de l’information.
Après l’explosion de la bulle internet en 2000, l’économie d’Israël fut
dévastée, connaissant sa pire année depuis 1953. Puis arriva le 11
septembre, et soudainement de nouvelles perspectives de profit
apparurent pour toutes les compagnies prétendant qu’elles
pouvaient localiser des terroristes dans les foules, rendre des
frontières imperméables aux attaques, et extraire des aveux des
prisonniers muets.
En trois ans, de vastes secteurs de l’économie technologique d’Israël
ont été réorientés radicalement. En termes Friedmaniens : Israël est
passé de l’invention d’outils pour le " monde plat " à la vente de
barrières à une planète d’apartheid. Les entrepreneurs qui
réussissent le mieux dans le pays sont nombreux à utiliser le statut
d’Etat-forteresse d’Israël, entouré d’ennemis furieux, comme d’une
sorte de hall d’exposition ouvert jour et nuit, un exemple vivant du
savoir faire pour une sécurité relative au milieu d’une guerre
perpétuelle. Et la raison de la super-croissance d’Israël, c’est que
ces compagnies s’activent à exporter ce modèle dans le monde.
Habituellement, les discussions sur le commerce militaire d’Israël
portent sur le flot d’armes vers le pays, les Caterpillars étasuniens
qui servent à détruire les maisons en Cisjordanie et les compagnies
britanniques qui fournissent des pièces de F16. On néglige l’énorme
business d’exportation en pleine expansion. Israël envoie
maintenant 1,2 milliards de dollars de produits de " défense " aux
USA, comparés à seulement 270 millions en 1999. En 2006, Israël a
exporté 3,4 milliards de dollars de produits de " défense ", plus d’un
milliard au dessus de ce qu’il a reçu en aide militaire US. Ceci fait
d’Israël le 4eme marchand d’armes du monde, dépassant la Grande
Bretagne.
Une grande part de cette croissance a été dans le secteur dit de
“sécurité intérieure”. Avant le 11 septembre, la sécurité intérieure
existait à peine en tant qu’industrie. A la fin de cette année, les
exportations israéliennes du secteur atteindront 1,2 milliards de
dollars, en augmentation de 20%. Les produits et service phares
sont les barrières high-tech, les drones, les cartes d’identité
biométriques et les systèmes d’interrogatoire des prisonniers –
précisément des moyens et technologies qu’Israël a utilisés pour
verrouiller les territoires occupés.
Et voila pourquoi le chaos, à Gaza et dans le reste de la région, ne
menace pas le solde final à Tel Aviv, il peut même le relever. Israël a
appris à faire d’une guerre sans fin un avantage de marque, et fait la
promo du déracinement, de l’occupation et de l’enfermement des
Palestiniens, comme d’une expérience d’un demi-siècle dans la
" guerre globale contre le terrorisme. "
Ce n’est pas par hasard que les projets d’étudiants de l’Université
Ben Gourion qui ont tant impressionné Friedman avaient des titres
tels que " Matrice de covariance innovante pour la détection de
cibles ponctuelles dans les images hyperspectrales " et " Algorithmes
pour la détection et l’éviction d’obstacles. " Trente compagnies de
sécurité intérieure ont été lancées en Israël rien que ces six derniers
mois, grâce en grande partie à de généreuses subventions du
gouvernement, qui ont transformé l’armée israélienne et les
universités du pays en incubateurs pour les start-up de sécurité et
d’armement (à garder en tête dans les débats sur le boycott
universitaire).
La semaine prochaine, les mieux établies de ces compagnies
viendront en Europe pour le Salon du Bourget, l’équivalent de la
Semaine de la Mode pour l’industrie des armes. Une des compagnies
israéliennes sera Suspect Detection Systems (SDS), qui présentera
Cogito1002, un kiosque de sécurité blanc d’air futuriste qui demande
aux voyageurs aériens de répondre à une série de questions
générées par ordinateur, ajustées selon le pays d’origine, tandis
qu’ils mettent leur main sur un senseur " biofeedback ". L’appareil lit
les réactions corporelles aux questions et certaines réactions
indiquent que le passager est " suspect ".
Comme des centaines d’autres start-up israéliennes, SDS se vante
d’avoir été fondé par des anciens de la police secrète israélienne, et
que ses produits ont été testés sur le terrain sur les Palestiniens.
Non seulement la compagnie a testé ses terminaux biofeedback à un
checkpoint de Cisjordanie, mais elle proclame que " le concept est
soutenu et renforcé par la connaissance acquise et assimilée à partir
de l’analyse de milliers de cas en relation avec les kamikazes en
Israël. "
Une autre star du salon du Bourget sera Elbit, un géant de la
défense israélienne, qui prévoit d’exhiber ses avions sans pilote
Hermes 450 et 900. Pas plus tard qu’en mai, d’après les dépêches,
Israël utilisait les drones dans des missions de bombardement à
Gaza. Une fois testés dans les territoires occupés, ils sont exportés :
l’Hermes a déjà été utilisé à la frontière Arizona-Mexique
(où il chasse le “Latino”),
les terminaux Cogito1002 sont expertisés dans un aéroport étasunien ;
et Elbit, une des compagnies derrière la " barrière de sécurité "
israélienne, est en partenariat avec Boeing pour construire la
barrière frontalière " virtuelle " de 2,5 milliards de dollars du
Department of Homeland Security, autour des Etats-Unis.
Depuis qu’Israël a commencé sa politique de fermeture des
territoires occupés avec des checkpoints et des murs, les militants
des droits de l’homme ont souvent comparé Gaza et la Cisjordanie à
des prisons en plein air. Mais en étudiant l’explosion du secteur
israélien de la sécurité intérieure, un sujet que j’explore plus en
détail dans un livre à paraître (The Shock Doctrine : The Rise of
Disaster Capitalism), il me frappe qu’ils sont aussi autre chose : des
laboratoires où les techniques terrifiantes de nos Etats sécuritaires
sont testées sur le terrain. Les Palestiniens – qu’ils vivent en
Cisjordanie ou dans ce que les politiciens israéliens appellent déjà le
" Hamasistan " – ne sont plus seulement des cibles. Ce sont des
cobayes.
Aussi, dans un sens, Friedman a raison : Israël a atteint le pétrole.
Mais le pétrole n’est pas dans l’imagination de ses jeunes pousses.
Le pétrole est dans la guerre contre le terrorisme, dans l’état de
peur constante qui créée une demande globale sans limite
d’appareils pour observer, écouter, contenir et viser des " suspects ".
Et, ainsi qu’il s’avère, la peur est la dernière matière première
renouvelable.
Traduction : JPB