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Le Nigéria dans le collimateur : démêler le vrai du faux face à la crise imminente

La menace d’une intervention militaire américaine au Nigeria n’a pas grand-chose à voir avec la protection des chrétiens, mais tout à voir avec la politique intérieure américaine et les jeux politiques internationaux. L’allégation de « génocide » occulte une réalité bien plus complexe, celle de la faillite de l’État et de l’effondrement économique.

Une fiction dangereuse est utilisée comme arme contre le Nigeria, menaçant de plonger un pays déjà en difficulté dans un abîme encore plus profond. Le récit d’un « génocide chrétien » systématique, utilisé pour justifier la menace d’une intervention militaire américaine « à coups de fusil » brandie par le président Donald Trump, n’est pas seulement une simplification excessive. Il s’agit d’une distorsion délibérée destinée à servir des intérêts géopolitiques extérieurs. Ce récit construit un monde binaire et manichéen, avec des auteurs musulmans et des victimes chrétiennes, une histoire conçue pour susciter l’indignation morale. Pourtant, la réponse des dirigeants nigérians, caractérisée par ce que l’on ne peut qualifier que d’accommodement servile, révèle une crise plus profonde de la souveraineté qui transcende la menace militaire immédiate.

L’affirmation centrale d’un « génocide chrétien » est une profonde fausseté qui s’effondre sous le poids des preuves. Comme l’a rapporté l’Armed Conflict Location & Event Data Project, « alors que les chrétiens représentent environ 50 % de la population, les violences dont ils ont été spécifiquement victimes en raison de leur identité religieuse ne représentent que 5 % des événements signalés visant des civils ». Même l’envoyé spécial de Trump pour les affaires arabes et africaines, Massad Boulos, a reconnu que Boko Haram avait tué plus de musulmans que de chrétiens. La majorité des victimes des insurrections islamistes et du banditisme criminel sont des musulmans, simplement parce que ces conflits se concentrent dans les régions du nord et du nord-ouest du Nigeria, où les musulmans constituent la majorité démographique.

La menace d’une action militaire américaine contre le Nigeria, justifiée par des allégations de « génocide chrétien », n’est pas apparue ex nihilo. Les remarques de Trump font suite à plusieurs semaines de lobbying de la part de législateurs américains et de groupes chrétiens conservateurs et reflètent une pression politique intérieure renouvelée pour se montrer intransigeant face à la marginalisation ou à la persécution des chrétiens à l’étranger, un thème qui trouve un écho particulier auprès d’une partie de sa base évangélique de droite. Le thème de la persécution des chrétiens est un thème très sensible sur le plan politique pour les évangéliques. Cette menace est avant tout un signal adressé à l’opinion publique américaine, destiné à galvaniser une partie essentielle de la base politique de Trump avec le spectacle d’une « croisade » vertueuse et armée jusqu’aux dents.

L’affirmation centrale d’un « génocide chrétien » est une profonde fausseté. Il n’existe aucune campagne sanctionnée par l’État et motivée par des raisons religieuses visant à exterminer les chrétiens au Nigeria. Cette étiquette, un terme qui a un poids juridique et moral spécifique, est grotesquement mal utilisée. Le discours qui l’accompagne, selon lequel la violence est uniquement motivée par l’extrémisme islamique visant le christianisme, ignore délibérément une réalité fondamentale et documentée : les principales victimes des groupes insurgés islamistes les plus importants, Boko Haram et ISWAP, sont les musulmans du nord-est qui rejettent leur idéologie extrémiste. Affirmer le contraire revient à ignorer l’expérience de millions de personnes et à réduire un paysage sécuritaire multiforme à une guerre religieuse unique et trompeuse. En outre, l’affirmation selon laquelle la menace d’une action militaire américaine au Nigeria est principalement motivée par des préoccupations humanitaires est un mensonge cynique. L’histoire nous enseigne clairement, du pétrole irakien à la position stratégique de la Libye, que la rhétorique humanitaire a toujours servi de couverture à l’accaparement des ressources et aux manœuvres géopolitiques.

Le récit du « génocide chrétien » remplit également une fonction de propagande cruciale dans le contexte mondial plus large : il fournit une couverture idéologique au sionisme. En promouvant bruyamment le faux spectre d’une persécution religieuse massive par les musulmans au Nigeria, des personnalités telles que Trump et le sénateur texan Ted Cruz font avancer un argument central du sionisme. Cet argument prétend que le monde, poussé par l’antisémitisme, cible injustement Israël tout en ignorant ce qu’ils qualifient de « véritable » persécution des minorités religieuses ailleurs, en l’occurrence les chrétiens par les musulmans. La crise fabriquée de toutes pièces au Nigeria est utilisée pour créer une fausse équivalence morale, suggérant que si les musulmans commettent un génocide en Afrique, alors le monde n’a pas le droit de critiquer le génocide avéré d’Israël à Gaza. Il s’agit d’une stratégie délibérée et cynique visant à présenter les musulmans comme des agresseurs perpétuels et Israël comme une victime d’un examen partial.

La menace d’une action militaire en soi est toutefois non seulement cynique sur le plan politique, mais aussi imprudente sur le plan militaire. Elle s’inscrit dans un contexte de présence américaine considérablement réduite dans la région, suite à l’expulsion de l’armée américaine du Niger en 2024. Cette expulsion a bouleversé la stratégie antiterroriste du Pentagone et privé les États-Unis de leur importante base de drones à Agadez, une installation de 110 millions de dollars qui était autrefois le plus grand projet de construction mené par l’armée de l’air américaine en Afrique. Contrairement à sa campagne de bombardements intensifs en cours en Somalie, qui est soutenue par le centre stratégique majeur de Camp Lemonnier à Djibouti, toute opération unilatérale des États-Unis au Nigeria serait une entreprise logistique colossale sans point d’ancrage régional sûr. Le Nigeria est un pays vaste, dont la superficie équivaut à peu près à celle de la Californie, du Nevada et de l’Utah réunis, avec un relief complexe et des frontières poreuses. Lancer une campagne militaire soutenue dans ces conditions reviendrait à s’engager dans un bourbier stratégique. Cette réalité logistique fondamentale révèle la nature réelle de la menace « à coups de fusil » brandie par Trump : il s’agit moins d’un plan militaire sérieux que d’un instrument brut de coercition politique, conçu pour la consommation intérieure et ne tenant guère compte des réalités complexes sur le terrain.

La vérité sur la crise nigériane est bien plus complexe que ne le laisse entendre cette coercition simpliste ; il s’agit d’une mosaïque de violences enracinées dans l’échec de la gouvernance, le désespoir économique et l’effondrement écologique. La nation ne mène pas une seule guerre, mais plusieurs conflits distincts, bien que parfois imbriqués. Dans le nord-est, l’insurrection de Boko Haram est fondamentalement une crise politique et économique, qui prospère dans une région historiquement abandonnée par l’État, où la pauvreté, le manque d’éducation et la marginalisation profonde sont les véritables moteurs du recrutement. Dans le nord-ouest, une épidémie de banditisme ne représente pas une guerre sainte, mais une pure violence économique. Des gangs criminels lourdement armés, nés d’un vide de présence de l’État et d’une économie rurale effondrée, se livrent à des enlèvements massifs et au vol de bétail à des fins lucratives, ciblant les communautés à majorité musulmane avec une brutalité impartiale.

Derrière cette violence se cache son principal moteur : l’effondrement de la base économique. Les récentes mesures brutales visant à mettre fin aux subventions sur les carburants et à laisser flotter le Naira, véritables thérapies de choc économiques dictées par les institutions financières internationales, n’étaient pas de simples erreurs. Elles ont provoqué un choc qualitatif au sein du système, déclenchant une explosion quantitative des coûts. Le prix du carburant, des denrées alimentaires et des transports a grimpé en flèche du jour au lendemain, plongeant des millions de personnes dans une famine sans précédent et transformant la pauvreté généralisée en une crise aiguë. Cette paupérisation économique est le détonateur de tous les autres conflits ; elle pousse des jeunes hommes désespérés à la criminalité et transforme la concurrence gérable pour des ressources en déclin comme la terre et l’eau en une lutte désespérée et sans issue pour la survie. L’incapacité de l’État nigérian à protéger ses citoyens contre cette violence économique n’est pas une cause profonde, mais le symptôme d’une dynamique plus profonde, dans laquelle la classe politique gère l’économie pour son propre bénéfice et celui des capitaux étrangers, plutôt que pour le développement national et le bien-être de sa population.

La lutte au Nigeria n’oppose pas l’église et la mosquée. Il s’agit d’une lutte entre la grande majorité des Nigérians, les pauvres, la classe ouvrière, les paysans de toutes confessions, et les forces, tant internes qu’externes, qui tirent profit de leur division. La menace d’une intervention étrangère, aussi peu réaliste soit-elle sur le plan logistique, vise à briser la solidarité nécessaire pour remporter cette lutte.

La résistance la plus puissante sera un front uni qui voit ce mensonge pour ce qu’il est, un outil de division et de distraction, et qui se bat pour un avenir où le destin du Nigeria sera déterminé par son propre peuple.


Tunde Osazua est le coordinateur national de la Black Alliance for Peace (Alliance noire pour la paix) et membre du comité directeur de la campagne internationale pour la libération de Kamau Sadiki.


Source : Black Agenda Report

Article traduit de l’anglais au français.

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