Depuis le 7 août dernier, Juan Manuel Santos est le nouveau président de la Colombie. Issu de la grande oligarchie traditionnelle, il appartient à une famille qui a construit sa puissance autour du journal El Tiempo, « jusqu’à faire ce qu’elle voulait des médias, toujours au service du pouvoir », selon Alirio Uribe, avocat défenseur des droits humains.
Après avoir obtenu le diplôme de sous-officier à l’académie navale, et celui d’économiste dans des universités des Etats-Unis et d’Angleterre, il arrive à la tête des ministères du Commerce extérieur et des Finances. En 2004, il quitte le parti libéral pour aller soutenir le gouvernement d’extrême droite d’Alvaro Uribe Velez, qui avait déjà divisé ce même parti. L’année suivante, il est nommé chef de la campagne pour la réélection du président, mais aussi pour celle du vice-président, Francisco Santos, son propre cousin. En 2006, il devient ministre de la Défense, un poste qu’il occupe jusqu’en mai 2009, lorsqu’il se décide à poser sa candidature à la présidence du pays.
Santos devait, coûte que coûte, être un jour président. C’était devenu une obsession depuis que la Cour Constitutionnelle s’était opposée à un troisième mandat d’Uribe Velez. Santos était porté par son appétit de pouvoir, mais aussi par le besoin de se protéger contre les actions en justice qui se profilaient pour crimes de Lèse Humanité commis contre la population civile par les forces armées et de police sous ses ordres. Pour arriver à ses fins, selon Alirio Uribe, il n’a eu aucun scrupule à continuer d’utiliser l’influence des « troupes uribistes », essentiellement des paramilitaires, des chefs narcotrafiquants et des 130 parlementaires poursuivis pour différents délits.
L’avocat brosse ce tableau : « L’ancien président représente le monde agraire et propriétaire terrien, enrichi par la spoliation, rude et violente, mêlé aux classes émergeant du narcotrafic ainsi qu’à l’expansion et aux crimes du paramilitarisme. Santos est l’homme poli, cultivé et cosmopolite par excellence. Mais avec sa famille, il a profité de l’Etat pour favoriser ses affaires et s’enrichir personnellement. En tant que représentants de l’oligarchie, ils n’ont pas hésité à user de méthodes violentes pour conserver leurs privilèges. »
En novembre 2005, le ministère de la Défense approuve une directive secrète. Celle-ci, qui mettait à prix la tête des guérilleros, incitait les militaires à assassiner des civils, les faisant passer pour des rebelles tombés au combat. Ces exécutions sont vite surnommées les « faux positifs ». Le Procureur Général a enquêté sur trois mille affaires, dont les victimes sont des adolescents, des malades mentaux, des indigents et des toxicomanes. Santos prend les rênes de ce ministère en juillet 2006. Cette année-là, 274 cas de « faux-positifs » sont enregistrés. L’année suivante, le record est battu : 505 assassinats. Devant le scandale médiatique et les rapports du Haut délégué de l’ONU, cette pratique cesse : en 2009, seulement sept cas sont connus. Après les résultats des enquêtes, 27 officiers, dont trois généraux, ont été mis à la retraite, mais… sans que ces assassinats leur aient été attribués. Le rapporteur de l’ONU déclare en juillet 2009 que « l’impunité en rapport avec des exécutions extrajudiciaires atteint les 98,5% ».
Les paramilitaires ont été chargés de la stratégie de « la terre brûlée », qui cherche à vider les campagnes des populations peu favorables au gouvernement. Il y a aujourd’hui plus de quatre millions de personnes déplacées au sein du pays, c’est à dire plus du dixième de la population. Quelque dix millions d’hectares de grand intérêt économique ont ainsi été volés aux victimes et offerts à des multinationales, à de nouveaux chefs paramilitaires, à des caciques politiques et à des cadres militaires. [1] C’est pourquoi le président Santos a présenté la « Loi des Terres » comme la panacée : il s’agit de redonner les terres aux déplacés. Au bout de cent jours de mandat, il a déclaré : « Nous avons élaboré un plan de choc pour attribuer, jusqu’en avril, 378 mille hectares, et nous avons déjà atteint les trois quarts de l’objectif. » Mais c’est de dix millions d’hectares qu’il s’agit…
Même si on en parle peu, on estime qu’en Colombie 250.000 personnes ont disparu du fait des forces de sécurité et de leurs paramilitaires. Rien que pour les quatre dernières années, cela concerne 40.000 personnes environ. [2] Certaines d’entre elles ont été enterrées dans la plus importante fosse commune d’Amérique Latine, découverte derrière une caserne de l’armée dans la Macarena, à 200 kilomètres au sud de Bogota, avec plus de 2000 cadavres. [3]
Les paramilitaires sont désormais appelés Bandes Criminelles, Bacrim. Des chiffres officiels indiquent qu’elles opèrent dans 21 des 32 départements colombiens, c’est-à-dire sur 75% du territoire, et qu’elles sont la plupart du temps dirigées par des assassins amnistiés de leurs crimes lors de la période Uribe Velez. « Au cours des premières semaines du gouvernement Santos, les agissements des bandes criminelles se sont intensifiés (…) elles progressent dans le contrôle territorial et politique, dans le plus pur style des vieilles structures paramilitaires. » [4] Le nouveau gouvernement insiste sur le fait que leurs crimes sont liés au trafic de drogues, mais « la réalité prouve qu’elles ont pris pour cible les dirigeants sociaux. » [5] Le 9 novembre 2010, soit 90 jours après l’arrivée de Santos au pouvoir, le parti d’opposition Polo Democrático Alternativo a dénoncé les assassinats de quelque cinquante dirigeants politiques et sociaux…
Face à cette violence d’Etat, en 2009, quatre Rapporteurs Spéciaux de l’ONU ont examiné la situation des droits humains en Colombie. Un triste record. Dans leurs rapports, on retrouve toujours en première ligne la responsabilité du ministère de la Défense.
Il faut également souligner l’étroite relation de Santos avec les autorités d’Israël et ses services de sécurité. L’ancien général Israel Ziv a été invité en Colombie par Santos – qui s’est rendu à plusieurs reprises dans ce pays du Proche Orient – afin de conseiller les services de renseignements, contre une rétribution de dix millions de dollars. « Israel Ziv, ancien commandant du régiment de Gaza, est le plus haut gradé parmi les officiers israéliens qui mènent des tâches liées à l’entraînement de personnel dans le gouvernement colombien. Les liens militaires entre Israël et la Colombie datent du début des années 1980, lorsqu’un contingent de soldats du Bataillon Colombie ‘l’un des pires violeurs de droits humains dans l’hémisphère occidental, a reçu un entraînement dans le désert du Sinaï par certains des pires violeurs de droits humains du Moyen Orient’, selon le chercheur étasunien Jeremy Bigwood ». [6]
En octobre 1997, Manuel Santos avait déjà prouvé son manque de scrupules. Ce mois-là, il se réunit avec les trois principaux chefs paramilitaires pour leur proposer de participer à un coup d’Etat contre le président libéral Ernesto Samper, proposition qu’il fait aussi aux guérillas des FARC et de l’ELN. Salvatore Mancuso, l’un de ces chefs paramilitaires aujourd’hui en prison aux Etats-Unis, a confirmé cette information dans une déclaration faite devant des juges étasuniens et colombiens. [7] De même que quatorze autres chefs, il avait été extradé vers ce pays en mai 2008, pour trafic de drogues – une activité qui finançait les paramilitaires [8]. Ils ont été envoyés là-bas, même s’il s’agissait de crimes contre l’Humanité qui doivent être placés au-dessus de tout autre délit. Cela a permis d’éviter que les Colombiens ne soient directement informés de la responsabilité de l’Etat dans les crimes paramilitaires.
En septembre 2008, le journaliste vénézuélien, José Rangel, a dit de Santos : « C’est l’homme de Washington dans la politique colombienne. Il a puisé ses forces à l’ombre d’Uribe, et aujourd’hui, on peut dire qu’il dépasse Uribe lui-même. » [9]
Le ministre Santos était un adepte de la ligne de l’ancien président Bush dans le domaine de la « guerre préventive » contre d’autres pays, sous le prétexte de la légitime défense. Cela l’a conduit à mener une incursion militaire contre l’Equateur, dans laquelle un citoyen équatorien a trouvé la mort. Un juge de ce pays prononça alors un ordre de capture international contre Santos, afin de le faire extrader. Une décision révoquée le 30 août 2010.
En avril 2010, alors candidat aux présidentielles, Santos déclare qu’il est « fier » du bombardement, laissant planer l’éventualité d’une même action contre le Venezuela ou un autre pays. Correa réplique : « [Santos] n’a pas compris qu’en Amérique Latine, il n’y a pas de place pour des prétendants au titre de petit empereur. » Chavez avertit : Toute agression contre l’Equateur, la Bolivie, Cuba ou le Nicaragua « sera une attaque contre le Venezuela. » Pour sa part, le président bolivien, Evo Morales, traite la Colombie de « serviteur soumis au gouvernement des Etats-Unis. »
L’accord passé avec les Etats-Unis, et signé en octobre 2009, grâce auquel la Colombie leur permettait d’utiliser sept de ses bases militaires, place la région entière sous tension. Mais dix jours après le début du mandat de Santos, la Cour Constitutionnelle le déclare inexécutable. C’est un rude coup pour le président. Consuelo Ahumada, professeure d’université à Bogota, a écrit, en se basant sur des documents divulgués par Wikileaks : « Juan Manuel Santos, alors ministre de la Défense, joua un rôle très engagé, puisqu’il maintint toujours la position la plus dure, en soutien au président, face à celle du ministre des Affaires étrangères, plus conciliatrice et diplomate. Santos et Uribe, appuyés par les USA, étaient prêts à faire de nouvelles incursions en pays voisins pour agir contre les FARC (…) Les craintes des dirigeants d’Amérique du Sud concernant la portée régionale de l’accord avec les Etats unis n’étaient pas infondées. » [10]
Mais bizarrement, depuis qu’il est chef d’Etat, Santos le faucon s’est métamorphosé en colombe. Le plus inattendu de ses actes a été de qualifier le président Chavez de « mon meilleur ami » et de rétablir les relations avec le Venezuela et l’Equateur en un temps record.
Selon Sergio Rodriguez, professeur vénézuélien : « La rupture avec l’Equateur et le Venezuela a signifié pour la Colombie la perte d’environ sept millions de dollars en 2009. Et [Santos] fait partie de cette oligarchie réactionnaire mais pragmatique, qui défend de puissants intérêts corporatistes. »
Parallèlement, Santos renforce les liens avec Washington. Le 30 janvier dernier, le ministre de la Défense, Rodrigo Rivera, s’est rendu à Washington dans le but d’« approfondir les liens avec les Etats-Unis en matière de défense et de sécurité. » Il a été reçu, entre autres, par son homologue, Robert Gates, par le chef du Commando Sur, le sous-secrétaire aux Affaires de Sécurité des Amériques et le directeur adjoint de la CIA. Des forces colombiennes de contre-insurrection participeront à la guerre en Afghanistan. Les frais seront pris en charge par les Etats-Unis et l’Espagne. Les commandos seront intégrés aux bataillons espagnols et, alors que la Colombie n’est pas membre de cette alliance, ils seront placés sous le drapeau de l’OTAN.
Le jour même où le ministre Rivera arrivait aux Etats-Unis, la Colombie devenait membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU pour une durée de deux ans. La candidature de la Colombie avait été proposée par Washington et Paris. La visite de Santos en France, le 24 janvier, sur invitation du président Sarkozy n’était donc pas le simple fruit du hasard. Santos en a profité pour se consacrer à la vente des ressources naturelles de son pays, mais aussi de celles de l’Amérique Latine, car « elle possède en ce moment tout ce dont le monde a besoin ». Du pétrole, par exemple. A cette occasion, son journal El Tiempo, a titré : « Cette semaine, Santos a franchi un nouveau pas pour devenir le leader latinoaméricain qu’il a envie d’être. »
Traduction de : Hélène Anger
El Correo. Paris, le 28 mars 2011.
Notes
[1] Desplazamiento un problema que se oculta
[2] Colombia registra más de 38 mil personas desaparecidas en tres años
[3] Aparece fosa comun con cadaveres
[4] Radio Nederland, Amsterdam, 26 août 2010
[5] El País. Madrid, 30 de enero del 2011.
[6] José Steinsleger, « Israel en Colombia », La Jornada, Mexico, 12 de marzo del 2008.
[7] El Espectador, Bogotá, 21 de abril del 2010.
[8] Hernando Calvo Ospina, Colombie, derrière le rideau de fumée : Histoire du terrorisme d’Etat. Le Temps des Cerises, Paris, 2008.
[9] VTV, Caracas, 17 de octubre del 2008.
[10] El Tiempo, Bogotá, 12 de enero del 2011.